
Si vous vous élevez au deffus de cette nature, &
que vos êtres foiens poétiques, agrandis; que tout
(oit réduit au module que vous aurez choifi, &
que tout foit agrandi en même proportion : il feroit
ridicule de mettre une gerbe de petits épis, tels
qu’ils croinent dans nos champs , Cous le bras d’une
Cerès a qui l ’on auroit donné fept ou huit pieds de
jiaut.
J’ai entendu dire a des gens d’un goût foible &
mefquin, & qui, ramenant tout à l’imitation rigou-
reufe de la nature, regardoient d’un oeil de mépris
les miracles de la fiêtion ; jamais femme s’eft - elle
ecnée comme Didon ?
uff pater omnipotens adigat me fulmine ad umbras,
JPallentes umbras Erebi noefemque profundam ,
■ Ante j Pudor J quam te viola aut tua jura refolvo :
« Que le père des dieux me frape de (a foudre,
» qu’i l me précipite chez les ombres , chez les
» pâles ombres de i ’Érèbe & dans la nuit profonde,
® avant, ô Pudeur, que je renonce à to i, & que je
» viole tes lois facrées».
Ils n’entendoient rien à ce ton emphatique, faute
de connoître la vraie proportion des figures de
l ’Enéide : ils rejetoient de ce morceau tout ce qui
caracférife le génie, le premier & le fécond vers ;
& ils ne s’accommodoient que de la fimplicité du
dernier. Ce Poème étoit fans Intérêt pour eux.
( iH. Diderot. )
^ In t é r ê t . Belles-Lettres, Poéfie. Affection de
l ’ame qui lui eft chère & qui l’attache à fon objet.
Dans un récit , dans une peinture, dans une (cène,
dans un ouvrage d’ efprit en général, c’eft l’attrait
de l’émotion qu’i l nous caufe, ou le plaifîr que
nous éprouvons à en être émus de curiofité, d’inquiétude,
de crainte, de pitié , d’admiration, &c.
J’ai déjà diftingué ailleurs l ’Interet de l ’art &
celui de la chofe.
L ’art nous attache , ou par le plaifir de nous
trouver nous^mêmes affez éclairés, affez fenfibles
pour en faifir les fineffes , pour en admirer les
beautés; ou par le plaifir de voir dans .nos fem-
blables ces talents, cette ame , ce génie , ce don
de plaire, d’émouvoir, d’inftruire, de perfoader ,
&c. Ce plaifir augmenre â mefiire que l ’art préfente
plus de difficultés & fuppofe plus de talents.
Mais il s’affoibliroit bientôt, s’i l n’étoit pas foutenu
par Y Intérêt de la chofe ; & tout fe u l, il eil trop
léger pour valoir la peine qu’il donne. Le poète
aura donc foin de choifir des fujets qui, pâr leur
agrément ou leur utilité, foient dignes d’exercer
fon génie ; fans quoi, l ’abus du talent changeroit
en un froid dédain ce premier mouvement de fur-
prife & d’admiration que la difficulté vaincue auroit
eaufé.
L*Intérêt de la chofe n’eft pas moins relatif à
l ’amour de nous-mêmes, que Y Intérêt de l ’art •
foit que la Poéfie , par exemple, prenne pour
objets des êtres comme nous, doués d’intelligence
& de fentiment, ou des êtres fans vie & fans ame,
c eft toujours par une relation qui nous eft perfon-
nelle que ce fentiment nous faific. Il eft feulement
plus ou moins v i f , félon que le raport qu’il fuppofe
de l’objet à nous eft plus ou moins direâ: & fen-
fible.
Le raport des objets avec nous - mêmes eft de
reffemblance ou d’influence : de reffemblance , par
les qualités qui les raprochent de notre condition ‘y
d influence , par l’idée du bien ou du mal qui
péut nous en arriver, & d’ou naît le défit ou la
crainte.
J’ai fait voir, en parlant des mouvements dît
f iy le 8c des moyens de l ’animer , comme la Poéfie
nous met partout en fociété avec nos femblables,
en attribuant à tout ce qui peut avoir quelque
apparence de fenfibilité, une ame pareille à la
nôtre. Il n’eft donc pas difficile de concevoir par
quelle reffemblance deux jeunes arbriffeaux qui
étendent leurs branches pour les entrelacer, deux
ruiffeaux q u i, par mille détours, cherchent la pente
qui les raproche, participent à Y Intérêt que nous
infpirent deux amants. Qu’on fe demande à foi-
même d’où naît le plaifir délicat & vif que nous'
fait le tableau de la belle faifon, lorfque la terre
eft en am our, comme difent fi bien les laboureurs
; que l ’on fe demande d’où naît l ’impreffion
de mélancolie que fait fur nous l ’image de l’automne
, lorfque les forêts & les champs fe dépouillent
, 8c que la nature femble dépérir de
vieilleffe ; on trouvera que le printemps nous invite
à des noces univerfelles, & l ’automne à des funérailles,
8c que nous y ailiftons à peu près comme à celles de
nos pareils.
Lorfque la peinture d’unpayfage riant &paifible
vous caufe une. douce émotion, une rêverie agréable,
confultez-vous, & vous trouverez que, dans
ce moment , vous vous foppofoz affis au pied de
ce hêtre, au bord de c e r u i f l e a u , fur cette herbe
tendre & fleurie, au milieu de ces troupeaux , qui,
de retour le foir au village , vous donneront un
lait délicieux. Si ce n’eft pas vous , c’eft un de vos
femblables que vous croyez voir dans cet état fortuné
; mais Ion bonheur eft fi près de vous, qu’il
dépend de vous d’en jouir : & cette penfée eft p o u r
vous ce qu’eft pour l’avare la vue de fo n or ,
l’équivalent de la jouiffance. Mais â ce tableau
que vous préfente la nature, le p o è t e fait qu’il
manque quelque chofe. Il place une bergère au
bord du r u i f f e a u ; il la fait jeune & jolie , ni t r o p
négligée, de peur de bleffer votre délicateffe, ni
trop parée, de peur de détruire votre iliufion. Il
lui donne un air fimple & naïf, car il fait que
vous demandez un coeur facile à féduire ; il lui donne
une voix touchante, organe d’une ame fenfible ;
& il la peint fe mirant dans l’eau & mêlant des
fleu rs à fe s cheveux, comme pour vous annoncer
qu’elle a ce défir de plaire , qui fuppofe le' befoin
d’aimer. S’i l veut rendre Je tableau plus piquant a
i l placera loin, d’elle un bocage fonibrs , où vous
croirez qu’i l eft facile de l ’attirer. I l feindra même
qu’un berger l ’y ap p e lle ; vous le verrez entre-les
arbres , le feu du défir Hans les ieux ; 8c un mouvement
confus de jaloufie fe mêlera, fi elle fourit, au
fentiment q u e lle vous, infpire. v ; .
'Je fuppofe au contraire que le poète veuille
vous caufer une fombre mélancolie, c’eft un defert
qu’i l vous peindra. L e bruit d’un torrent qui le
précipite fur des rochers , qui vâ dormir dans des
gouffres , trouble feul dans ce lieu fauvage^ le
filence de la nature. Vous y voyez des chenes
brifés par la foudre, mais que la hache a ref-
p e fté s ; des montagnes couronnées de frimats terminent
l ’horizon ; de tous les oifeaux , 1 a^gle
feul ofe y dépofer les fruits de fes amours. I l v o le ,
tenant dans fes griffes un tendre agneau f enlevé à
fa mère , 8c dont le bêlement timide fe fait entendre
dans les airs : cependant l ’aigle aux ailes
étendues arrive joyeux de fa proie ; i l la dépouille,
la déchire & la partage à fes petits. Plus bas la
louve allaite les fiens ; & dans les ieux de cette
bête féroce l ’amour maternel fe peint avec douceur.
Ces deux actions, toutes (impies , concourent avec
l ’image du lieu à exciter dans l ’ame cette crainte
que les enfants aiment fi fort à éprouver, & dont
1 nomme , qui eft toujours enfant par le coeur, ne
dédaigne pas de jouir encore.
L e défir d’être auprès de la bergère vous atta-
choit au premier tableau ; le plaifir fecret de n’ être
pas au bord de.cë torrent, au pied de ces rochers,
parmi ces animaux terribles , vous attache au fécond
: car i l n’eft. pas moins doux de contempler
les maux dont on eft exempt, que de voir les
biens dont on peut jouir.
Dans l ’un 8c l ’autre de ces tableaux , on
voit la nature intérejfiante\ mais lequel des deux
eft celui de la belle nature ? C ’eft ce qui n’importe
guères au poète : car la beauté poétique
n’eft autre chofe que YIntérêt ; & pour lu i la
b elle nature eft ce lle dont l ’imitation nous émeut
comme nous voulons être émus. Et dans quel
autre fèns diroit-on que ce défert eft un beau dé^
fert, que ce payfage eft un beau payfage ? Lo r f-
qu’on lit dans Homère que le prêtre d’A po llon ,
à qui les grecs avoient refufé de rendre fa fille ,
s 1 en a llo it , en filen c e , le long du rivage de la
mer, dont les f lo t s fe jo ien t un grand bruit : à
la fenfation que fait le vague de cette peinture,
chacun s’écrie , C e la eft beau 1 Et certainement on
ne veut pas dire que ce rivage eft un beau rivage,
que cette mer eft une belle mer; car fi l ’on écarte
lim a g e de ce père affligé qui s ’ en allo it enfilence ,
le relie du tableau n’eft plus rien. I l eft donc vrai
qu’en Poéfie rien n’eft beau que par les raports
des détails avec l ’enfemble , & de l ’enfemble avec
nous-mêmes.’ :
D ’où vient que la nature , embellie dans la réalité
, devient fi fouvent infipide à l ’imitation ? d’où
vient que la nature inculte 8c brute nous enchante
dans l ’imitation, 8c nous déplaît dans la réalité ?
Que l ’on repréfente , foit en Peinturc foit en Poefie,
ce palais dont vous admirez la fymmetrie 8c la
magnificence ; i l ne vous caufe aucune émotion :
qu’on vous retrace les ruines d’un v ieil édifice, vous
êtes fai fi d’un fentiment confus que vous chériffez,
fans même en déméler la caule. Pourquoi ce la ?
Pourquoi ? c’eft que l’un de ces tableaux eft pathétique,
& que l ’autre ne l ’eft pas; que^celui-ci
ne réveille en vous aucune idée qui vous émeuve,
& que ce lu i-là tient à des chofes qui vous donnent
à réfléchir. Des générations qui ont difparu
de la te r re , les ravages du temps auquel rien
n’échape, les monuments de 1 o rgueil qu i l a ruines,
la vieilleffe , la deftruétion, _ tout cela vous ramène
à vous-même. O n ne lu pas fans émotion
la réponfe de Mari us a l ’envoye au gouverneur de
L yb ie : « T u diras à Sexrilius que tu as vu Marius
» affis au milieu des ruines de Carthage ». Je
demandois à un voyageur qui àvoit parcouru cette
G rè c e , encore célèbre par les débris de fes monuments
, je lui demandois, dis-je, fi ces lieux etoienc
fréquentés : « N o us n’y avons trouve, me d it-il , que
» le temps, qui démoliffoit en filence ». Cette re**-
po nfe me faifit. • - ,
Examinez tout ce qu’on appelle tableaux pathétiques
dans la nature , i l femble quon y iife la
même infeription qui fut gravée fur une pyramide
élevée, en mémoire d’une éruption du Vefove :
P o f l e r i , p o f l e r i , v e f l r a r e s a g i i u r . C eft à ce grand
caractère qu’on diftingué ce qui porte avec lo i un
I n t é r ê t univerfel 8c durable.
Quoique olim jubeant natos meminijfe parentes.
En général la nature qui ne dit rien à lam e ,
-qui n’y excite aucun fentiment , ou qui la rebute
& la révolte par des impreffions qu’d l e fu i t , va
contre l ’intention du poete, 8c doit ctre bannie de
la Poéfie. C e lle au contraire dont nous fouîmes
émus, comme i l veut que nous le foyons & comme
nous aimons à l ’être, eft ce lle qu’i l doit imiter.
Si donc i l veut infpirer la crainte ou le defir ,
l ’envie ou la p itié , la joie ou la mélancolie , qu i l
interroge fon ame : i l eft certain que pour fe bien
’ conduire , i l n’a qu’à fe bien confolcer.
Cette règle eft encore plus sure dans le moral
que dans le phyfique : car celui-ci ne peut agir
for Tarne que par des raports élo ign é s, & qui ne
font pas également fënfibles pour tous les efprits ;
au lieu que dans le moral l ’ameagit immédiatement:
for lam e : rien n’eft fi près de l ’homme que l ’homme
même.
Qu’un poète décrive un incendie , lim a g e des
flammes & des débris nous affectera plus ou moins ,
félon que nous avons l ’imagination plus ou moins
vive , & le plus grand nombre même en fera fa iblement
ému. Mais qu’i l nous prefente fimplemenc
for un balcon de la maifon qui brûle , une mère
tenant fon enfant dans fes b r a s 8c luttant contre la