
5 18 M É M
les idées anciennes, fans aucune trace de cette
préexiftence ; l ’efprit croit les apercevoir pour la
première fois.
L ’attention que nous donnons à certaines id ées,
foit par notre c h o ix , foit par quelque autre c a u f e ,
nous porte fouvent vers des idées toutes différentes,
qui tiennent aux premières par des liens très-
délicats & quelquefois même imperceptibles. S’i l
n’y a entre ces idées que la liaifon accidentelle
qui peut venir de notre manière de voir , ou fi
cette liaifon eft encore fenfible nonobftant les autres
liens qui peuvent les attacher l ’une à l ’autre.:
nous avons alors, par les unes , le ReJJouvenir des
autres ; nous r e c o n n o if fo n s les premières traces.
Mais fi la liaifon que notre ancienne manière de
voir a mife entre ces idées n’a pas fait fur nous
une impreffion fenfible , & que nous n’y diftin-
guions que le lien apparent' de l ’analogie : nous
pouvons alors n’avoir des idées poftérieures qu’une
R ém in ijcen c é , jouir fan s fcrupule du plainr de
l ’invention , & être même plagiaires de bonne
fo i y c’ eft un piège où maints auteurs ont été
pris.
I l y a en latin quatre verbes qui me paroiffent
affez répondre à nos quatre noms françois , &
différer entre eux par les mêmes nuances ; favoir ,
MeminiJJe , R ecordari, Memorari , & Rem i-
nifci.
L e premier a la forme & le fens a é tif , & v ien t,
comme tout le monde fa it , du vieux verbe Meno ,
dont le prétérit, par réduplication de la première
confonne , eft Memini : MeminiJJe, fe rappeler la
Mémoire ,• ce qui eft en effet l ’action de l ’efprit ,
M e n t is , mot qui paroît venir du fupin Mentum de
ce même verbe Meno.
L e fécond a la forme & le fens paffif; Recordari
, fe recorder, ou plus tôt être recordé , recevoir
au coeur une impreffion qu’i l a déjà reçue
anciennement , mais la recevoir par le Souvenir
d’une idée touchante. Si ce verbe a la forme &
l e fens p a ff if , c’ eft que , quoique l ’efprit agiffe
i c i , le coeur y eft purement pa ffif, puifque fon
émotion eft une fuite néceflaire & irréfiftible de
l ’aéte de Mémoire qui l ’occafionne ; & i l y a une forte
de délicateffe à montrer de préférence l ’ é t a t confé-
«uent du coeur , vu d’ailleurs qu’i l indique fuffi-
famment l ’a c t e antérieur de l ’efprit, comme l ’effet
indique affez la caufe d’où i l 'part. Tua in me
J lu a ia & officia multum tecum RÉC ORD ER E ,
dit Cicéron à Trébonius ( E p i(l. fam il. xv. 24 ) ;
6 comme s’ i l avoit eu le deffein formel de faire
remarquer dans ce Recordere l ’efprit & le coeur ,
i l ajoute, N on modo virum bonum me e x ijli-
mab'j-s , ce qui me femble défîgner l ’opération de
l ’efprit Amplement ; verum etiam te a me amari
plurimum ju d ica b is , ce qui eft dit pour aller au
coeur*
Les deux derniers , Memorari, ê t r e remis en
Mémoire, non pas par un a6te fpontané, mais par une
caufe accidentelle , avoir le ReJJouvenir ; & Remt-
nifci, être ramené aux anciennes notions de l ’efprit .,
en avoir la Réminifcence ,• ces deux derniers ,
dis-je , ont la forme & le fens paffif, quoi qu’en
difent les grammairiens ordinaires , à qui la dénomination
de verbe déponent mal entendue en a
impofé ; & ce fens paffif a bien de l ’analogie avec
ce que j’ai obfervé fur le ReJJouvenir & la RéminiJ-
cenje.
Au refte , malgré les conjectures étymologiques,
peut-être feroit-il difficile de juftifier ma penfée
entièrement par des textes précis. Mais il ne fau-
droit pas non plus pour cela la condanner trop :
car fi l ’euphonie a amené dans le langage des
fautes même contre l’analogie & les principes fondamentaux
de la Grammaire , félon la remarque
de Cicéron, qui ( Orat. n. 47. ) dit que- Impe-
tratum ejl à confuetudine ut peccare fuavitatis
causa liceret ,* combien l ’harmonie n’aura-t-elle
pas exigé de fàcrifîces de la juftèffe qui décide du
choix des fynonymes ? Dans notre langue même ,
où les lois de l ’harmonie ne font pas, à beaucoup
près , fi impérieufes que dans la langue latine ,
combien de fois les meilleurs écrivains ne font-ils
pas obligés d’abandonner le mot le plus précis,
& de lui fubftituer un fynonyme modifié par quelque
correétif, plus tôt que de faire une phrafe jufte
mais mal fonnante? ( M . B e a u z é e .)
MERVEILLEUX ,f. m. Belles Lettres.On peut
diftinguer dans la Poéfie deux|efpèces d^Merveilleux.
Le Merveilleux naturel eft pris , fi je l’ôfe dire,
fur la dernière limite des poffibles ; la vérité y
peut atteindre , & la fimple raifon peut y ajouter
foi. Tels font les extrêmes en toutes chofes , les
évènements fans exemple , les caractères , les vertus
, les crimes inouïs , les jeux du hafard qui
femblent annoncer une fatalité marquée, ou l’influence
d’une caufe qui préfide à ces accidents :
telles font les grandes révolutions dans le phyfi-
que, les déluges , les tremblements de terre , les
bouleverfements qui ont changé la face du globe,
ouvert un paffage à l ’Océan dans les profondes
vallées qui féparoient l ’Europe de l’Afrique ou la
Suède de l ’Allemagne, rompu la communication
du Nord de l’Amerique & de l’Europe , englouti
peut-être la grande île Atlantique , & mis à fec
les-bancs de fable qui forment l ’Archipel de la
Grèce & celui de l’Inde , peut-être aufïi élevé fi
haut les volcans de l ’ancien & du nouveau monde :
telles font auffi , dans le moral, les grandes incur*
fions & les vaftes conquêtes, le renverfement des
Empires & leur fiiccemon rapide , furtout lorfque
c’eft un feul homme dont le génie & le courage
ont produit ces grands changements. : tels font par
contequent les caractères & les génies d’une force,
d’une vigueur , d’une élévation extraordinaires' : tels
font enfin les évènements particuliers , dont la
rencontre femble ordonnée par une puiffance fupé-
rieure.
Ariftofe en donne pour exemple la chute de la
ftatue de Miris fur ie meurtrier de Miris. L e Théâtre
grec eft rempli de ces rencontres merveilleufes :
tel eft le fort d’Orefte , cru meurtrier cf’O re fte ,
& fur le point d’être immolé par Iphi^enie fa
foeur : tel eft le fort d’É g ifte , cru meurtrier d Egifte ,
& fur le point d’être immolé par Mérope fa mere;
tel eft le fort d’GEciipé , meurtrier de Laïus fon
père , & cherchant lui-même à découvrir le meurtrier
LTIiftoire prpfente plufieurs de ces hàfards , dont
la Poéfie pojirroit, au befbin , faire une forte de
prodige : de ce nombre eft la naiffance d Alexandre ,
le même jour que fut brûlé le temple de Diane
à Éphèfe ; Carthage & Corinthe ^détruites dans une
même année; Prague emporte d affaut le 28 N o vembre
1 6 3 1 , par Jean - G e o r g e , eleéïeur de
Saxe, & par efcalade le même jo u r28 Novembre
1 6 4 / , par fon arrière petit-fils; la pluie qui lave
le vifage de Britannicus à fes funérailles , & y fait
découvrir les traces du poifoti ; l ’orage qu’i l y eut
à Pau le jour de la mort de Henri I V , où l ’on
dit que le to n n e r r e brifa les armes du roi fur la
porte du chateau dans lequel ce prince étoit n é ,
& qu’un taureau, appelé le R o i des taureaux a
caufe de fa beauté , effrayé de ce coup de foudre,
fe tua en fe précipitant dans les foffés du chateau,
ce qui fit que dans foute la v ille le peuple cria : L e
roi e jl mort.
Ces circonftances , que l ’on remarque dans les
évènements publics , font auffi quelquefois affez
fingulières & affez frapantes dans les é v è n em e n t s
particuliers, pour y jeter du Merveilleux. T e lfe ro it ,
par exemple, l ’aventure de ce jeune guerrier , q u i,
par amour, ayant mis fur fon coeur les lettres de
fa maitreffe le jour d’une bataille , reçut une balle
au même endroit où i l avoit mis ces lettres, & dut
là vie à ce bouclier précieux.
D e ce même genre de Merveilleux y font toutes
ces descriptions des p o è te s, o ù , fans fortir des bornés
de la nature, l ’imagination renchérit tant qu’elle
peut fur la réalité 3 ce qui fait de la fi&ion un continuel
enchantement.
L e Merveilleux furnaturel eft l ’entremife des
êtres qui, n’étant pas fournis aux lois de la nature, y
produifent des accidents, au deffus de fes forcés ou
indépendants de fes lois.
On a d it , en parlant du Merveilleux poétique :
» Minerve & Junon,Mars & Vénus, qui jouent de
» fi grands rôles dans l ’Ilia d e & dans Y Enéide , ne
» feroient aujourdhui, dans un Poème épique, que
» des noms fans réa lité, auxquels le leéleur n’attache-
» roit aucune idée diftinfte, parce qu’i l eft né dans
» une Religion toute contraire, ou élevé dans des
» principes tout différents. On a dit que la chute
» de la Mythologie entraîne néceffairement l ’ex-
» clufion de cette forte de Merveilleux, & que
» 1 illufion ne peut être complète qu’autant que
» la Poefie fe renferme dans la créance commune.
» O n a dit qu’en vain fe fonderoit-on, dans les
» fujets profanes, fur le Merveilleux admis dans
» nos Opéra; & que, fi on le dépouille do tout
» ce qui l ’y accompagne, on ôfe répondre que
» ce Merveilleux ne nous amufera pas une mi-
» nute ».
Ces fpéculations , démenties par l ’expérience ,
ne font fondées que fur une fauffe fuppofition ; favoir,
que la P o éfie, pour produire fon e f fe t , demande une
illufion complète.
I l eft démontré qu’au Théâtre , où le preftige
poétique a tant de force & de charmes, non feulement
l ’illufion n’eft pas entière , mais ne doit
pas l ’être ; i l en eft de même à la le (Sure, fans
quoi l ’impreflîon faite fur les efprits feroit fouvent
pénible & douloureufe.' V^oye^ V raisemblance ,
Illusion.
L e leéteur n’a donc pas befbin que le Merveilleu
x foit pour lui un objet de créance, mais un
objet d’opinion hypothétique & paffagère. C ’eft:
en Poéfie une donnée dont tous les peuples éclairés
font d’accord : tout ce qu’on y e x ig e , ce font les
convenances , ou la vérité relative : & ce lle - ci
confifte à ne fuppofer dans un fujet que le Merv
e illeux reçu dans l ’opinion du temps & du pays
où l ’aétion s’eft paffée ; en forte qu’on ne nous
donne à croire que ce que les peuples de ce temps-
là ou de ce pays - là femblent avoir dû croire
eux-mêmes. A lo r s , par cette complaifànce que
l ’imagination veut bien avoir pour ce qui l ’amule ,
nous nous mettons à la p lace de ces peuples ; & pour
un moment nous nous laiffons fédùire par ce qui
les auroit féduits.
Ainfi, autant i l feroit ridicule d’employer l e
Merveilleux de la M y th o lo g ie, ou de la Magie
dans une àétion étrangère aux lieux & aux temps
où l ’on croyoit à l ’une & à l ’autre , autant i l eft
raifonnable & permis de les employer dans le s
fujets auxquels l ’opinion du temps & du pays le s
rend comme adhérentes. Eh qui jamais a reproché
l ’emploi de la Magie au Taffe ; & à l ’auteur du
Télémaque y l ’emploi du Merveilleux d’Homère 3
Une piété trop délicate & trop timide pourroit
feule J s’en alarmer ; mais ce que blâmeroit un
fcrupule mal-entendu , le goût & le bon fens l ’approuvent.
L a feule attention qu’on doit avoir eft de fàifir
bien au jufte l ’opinion des peuples , à la place
defquels on veut nous mettre , afin de ne pas
faire du Merveilleux un ufage dont eux - mêmes
ils feroient bleffés. C ’eft ainfi, par exemple, qu’un
poète qui traiteroit aujourdhui le fujet de la P h a r -
fa l e y feroit obligé de faire ce qu’a fait Lucain ,
de s’ interdire l ’entremife des dieux dans la querelle
de Céfar, & de Pompée. L a raifon en eft qu’on ne
fe prêle à i ’illufion qu’autant qu’on fuppofe que
le s témoins de l ’évènement auroient pu s’y livrer
eux-mêmes. Cette convention paroît fingulière ; &
cependant rien n’eft plus réel.
11 s’enfuit que , dans les fujets modernes, le