
fcroit rien fans la lo i de la pudeur, devient d’un prix
infini 'depuiscette heureufe lo i , qui fait le bonheur de
l ’univers*
Comme la gêne & l ’afFeétation ne fàuroient nous .
fùrprendre , les grâces ne fe trouvent ni dans les
manières gênées, ni dans les manières affrétées,
mais dans une certaine liberté ou facilité qui eft
entre les deux extrémités ; & l ’ame eft agréablement
furprife de voir que l ’on a évité les deux
écueils.
Ilfembleroit que les manières naturelles devroient
ctre les plus ailées : ce font celles qui le font le
moins, car l ’éducation qui nous gêne nous fait toujours
perdre du nacurel ; or nous fournies charmés de
le voir revenir.
Rien ne nous, plaît tant dans une parure , que
lorfqu’eile eft dans cette négligence, ou même dans
es defordre qui nous cache tous les foins que la
propreté n’a pas exigés , & que l a feule vanité
auroit fait prendre ; & l ’on n’a jamais de grâces dans
l ’efprit, que lorfque ce que l ’on dit paroît trouvé, &
non pas recherche.
Lorfque vous dites des chofes qui vous ont coûté,
vous pouvez bien faire voir que vous avez de l ’ef-
p r it , & non pas des grâces dans fefp rit. Pour le
faire v o ir , i l faut que vous ne le vo yiez pas vous-
même , & que les autres, à qui d’ailleurs quelque
chofe de naïf & de fimple en vôus ne promettoit rien
de c e la , foient doucement furpris de s’en apercevoir.
A in f i, les grâces ne s’acquièrent point ; pour en
avoir , i l faut être naïf. Mais comment peut-on travailler
à être naïf?
U n e des plus belles fré t io n s d’Homère, c’eft: c elle
de cette ceinture qui donnoità Vénus l ’art de plaire.
Rien n’eft plus propre à faire fentir cette magie &
c e pouvoir des grâces, qui femblent être données!
une perfbnne par un pouvoir invifible , & qui font
diftinguées de la beauté même. O r cette ceinture
ne pouvoir être donnée q u ’ à Vénus-; elle ne p o u v
o i r convenir à la beauté majeftueufè de Junon ,
car la majefté demande une certaine gravité, c’eft
à dire, une contrainte oppofée à l ’ingénuité des
grâces; e lle ne pouvoit bien convenir à l a b e a u té fi.ère
de Pallas , ca ria fierté eft oppofee à la douceur des
grâces, & d’ailleurs peut fouvenc être foupçonnée
d’affe&ation.
ProgreJJion delà furprife. C e qui fait les grandes
beautés , c’eft lorfqu une chofe eft te lle que l a fùr-
prifè eft d’abord médiocre , qu’ e lle fe foutient,
augmente, & nous mène enfuite à l ’admiration.
L e s ouvrages de Raphaël frapent peu au premier
coup d’oeil ; i l imite fi bien la nature , que Io n n’en
eft d’abord pas plus étonné que fi l ’on voyoit l ’objet
même, leque l ne,cauferoit point de furprife : mais
une expreffion extraordinaire, un coloris plus fort ,
une attitude bifarre d’un peintre moins b o n , nous
faifit du premier coup d’oe il, parce qu’on n’a pas
coutume de la voir- ailleurs. On peut comparer
Raphaël à V irg ile ; & les peintres de V en ife , avec
leurs attitudes forcéesy à Lucain. V i r g i l e , plus
naturel, frape d’abord moins, pour fraper enluite
plus ; Lucain frape d’abord p lu s , pour fraper enfuite
moins.
L ’exaéte proportion de la fameufe églife de Saint
Pierre , fait qu’elle ne paroît pas d’abord auffi grande
qu’elle l ’eft ; car nous ne favons d’abord où nous
prendre pour juger de fa grandeur. Si elle étoic
moins large , nous ferions frapés de fa longueur ; fi
e lle étoit moins lon gue, nous le ferions de fa largeur
: mais à mefure que l ’on examine, l ’oe il la
voit s’agrandir, l’étonnement augmente. O n peut
la comparer aux Pyrénées, où l ’oeil, qui croyoit d’abord
les mefurer, découvre des montagnes derrière les
montagnes , & fe perd toujours davantage»
I l arrive fouvent que notre ame fent du plaifit
lorfqu’elle a un fentiment qu’elle ne peut pas démêler
elle-même , & qu’elle voit une chofe abfo-
lument différente de ce qu’elle fait être; ce qui lui
donne un fentiment de furprife dont elle ne peut pas
fortir : en voici un exemple. L e dôme de S. Pierre
eft immenfe ; on fait que Michel-Ange , voyant lé
Panthéon, qui étoit le plus grand temple de Rome,
dit qu’i l en vouloit faire un pareil , mais qu’i l
vouloic le mettre en l ’air. I l fit donc , fur ce modèle
, le dôme de S. Pierre : mais i l fit les piliers
fi maffifs , que ce dôme, qui eft comme une moit-
tagne que Io n a fur la tête, paroît léger à l ’oe il
qui le confidèré. L ’ame refte donc incertaine entre
ce qu’elle voit & ce qu’elle fa it, & elle refte fur-
prifè de voir une mafle en même temps fi énorme &
u légère.
D e s beautés qui réfultent d ’ un certain embarras
de l ’ àme. Souvent la furprife vient à l ’ame de ce
qu’elle ne peut pas concilier ce qu’elle voit avec
ce qu’elle a vu. I l y a en Italie un grand lac , qu’ ori
appelle le lac majeur; c’ eft une petite mer dont
les bords ne montrent rien que de fauvage: à quinze
milles dans lé lac font deux îles d’un quart de mille
de tour , qu’on appelle les Borromées, qui eft , à
mon avis , le féjour du monde le plus enchanté.
L ’ame eft étonnée de ce contrafte romanefque de
rappeler-avec plaifir les merveilles des romans,
o ù , après avoir paffé par des rochers & des pays
arides, on fe trouve dans un lieu fait pour les
fées.
Tous les contraftes nous frapent, parce, que les
chofes en oppofition fe relèvent toutes les deux:
ainfi, lorfqu’un petit homme eft auprès d’un grand,
le petit fait paroître l ’autre plus grand, & le grand
fait paroître l ’autre plus petit.
Ces fortes de farprifes font le plaifir que l ’on
trouve dans toutes les beautés d’oppofitio.n , dans
toutes les aatithéfes & figures pareilles. Quand
Florus dit: « Sore & Algide -, qui le croiroit ? nous
» ont été formidables ; Satrique & Cornicule étoienc
» des provinces : nous rougiffons des Boriliens &
» des Véruliens ; (nais nous en avons triomphé :
«T enfin Tibur notre fauxbourg , Prénefte , où font
j>- nos maifons de plaifance,. étoient le fujet des
» voeux que nous allions faire au capitole » ; cet
auteur, dis-je , nous montre en même temps la
grandeur de Rome & la petiteffe de fes commencements
, & l ’ étonnement porte fur ces deux
' chofes.
O n peut remarquer ic i combien eft grande la
différence des antithèfes d’idées, d’avec les antithèfes
d’expreflion. L ’antithèfe d’expreflion n’eft pas cach
ée, ce lle d’idées l ’eft ; l ’une a'toujours le même
habit, l ’autre en change comme on veut ; l ’une eft
v a rié e, l ’autre non.
L e même Florus , en parlant des Samnites, dit
- que leurs ville s furent tellement détruites, qu’i l
eft-difficile de trouver à préfent le fujet de vingt-
quatre triomphes; U t n o n fa c ilè appareat materia
quatuor & viginti triümphorum. Et par les mêmes
paroles qui marquent la deftruétion de ce peuple ,
i l fait voir la grandeur de fon courage & de ion opiniâtreté;
Lorfque nous voulons nous empêcher de rire ,
notre rire redouble à caufe du contrafte qui eft entre
la fituation où nous femmes & ce lle où nous devrions
être : de même , lorfque nous, voyons dans
un vifage un grand défaut, comme, par exemple ,
un très-grand nez , nous rions à caufe que nous
voyons que ce contrafte avec les autres traits du
vifage ne doit pas être. A in fi, les contraftes font
caufe des défauts, auffi bien que des beautés. Lorfque
nous voyons qu’ils font fans raifon , qu’ils
relèvent ou éclairent un autre défaut, ils font les
grands inftruments de la laideur, laquelle , lorfqu’e
lle nous frape fubitement, peut exciter une
certaine joie dans notre ame & nous faire rire.
S i notre ame la regarde comme un malheur dans
la perfonne qui la pofsède , e lle peut exciter la
p itié ; fi elle la regarde avec l ’idée de ce qui peut
nous nuire , & avec une idée de comparaison avec
ce qui a coutume de' nous^émouvoir & d’exciter nos
défirs, elle la regarde avec un fentiment d’aver-
fion.
De même ; dans nos penfées , lorfqü’elles contiennent
une oppofition qui eft contre le bon fens ,
lorfque cette oppofition eft commune & aifée à
trouver, elles ne plaifent point & font un défaut ,
parce qu’elles ne caufent point de furprife ; & fi
au contraire elles font trop recherchées, elles ne
plaifent pas non plus. I l faut que, dans un ouvrage,
on les fente parce qu’ elles y font, & non pas
parce qu’on a voulu les montrer; car pour lors la
furprife ne tombe que fur la fotife del’auteur.
Une des chofes qui nous plaît le p lu s , c’eft le
n a ïf ; mais c’ eft auffi le ftyle le plus difficile à
atraper : la raifon en eft qu i l eft précifément entre
le noble & le bas ; & i l eft fi près du bas , qu’i l
eft très-difficile de le cotoyer toujours fans y
tomber.
Les muficiens ont reconnu que la Mufiquë qui
fc chante le plus facilement, eft la plus difficile à
compofer ; preuve certaine que nos plaifirs &
l ’art qui nous les donne, font entre certaines l i mites.
A voir les vers de Corneille fi pompeux, & ceux
de Racine fi naturels , on ne devineroit pas que
Corneille eravailloit facilement, & Racine avec
peine.
L e bas eft le fùblime du peu ple, qui ,aime à
voir une chofe faite pour lui & qui eft à fa
portée.
Les idées qui fe préfentent aux gens qui font bien
élevés & qui ont un grand efprit, font ou naïves, ou
nobles, ou. fùblimes.
Lorfqu’une chofe nous eft montrée avec des cir-
cônftances ou des accefloires qui l ’agrandiffent
cela nous paroît noble. C e la fe fent fùrtout dans,
les, comparaifons où l ’efprit doit toujours gagnèr,
& jamais perdre; car elles doivent toujours ajouter
quelque ebofe, faire voir la chofe plus grande , ou ,
s’ i l ne s’agit pas de grandeur, plus • fine & plus
délicate : mais i l faut bien fe donner de gardé de
montrer à l ’ame un raport dans le bas ; car elle fe le
feroit caché, fi elle l ’avoit découvert. ,
Comme i l s'agit ‘de montrer des chofes fines,
l ’ame aime mieux voir comparer une manière à
une manière , une aérion à une aérien, qu’une chofe
à. une chofe , comme un héros à un lion , une
femme à un aftre , & un homme léger à un
cerf.M
ichel Ange eft le maître pour donner de la
nobléffe à tous fes fujets. Dans fon fameux Bac-
chus , i l ne fait point comme les peintres de Flandres,
qui nous montrent une figuré‘tombante, &
qui eft pour'ainfi dire en l ’air : cela feroit indigne
de la majefté d’un dieu. I l le peint ferme fur fes
jambes ; mais i l lui donne fi bien la gaieté de
l ’ivreffe & le plaifir à voir couler la liqueur qu’ i l
verfe dans fa coupe , qu’i l n’y a rien dé fi admirable.
Dans la Paflion qui eft dans la galerie de F lo rence
, i l a peint la V ierg é debout, qui regarde
fans douleur, fans p itié , fans reg re t, fans larmes,
fori fils crucifié. I l la fuppofe inftruite de ce grand
~ myftère , & par là lui fait foutenir avec grandeur le
fpeétacle de cette mort.
I l n’y a point d’ouvrage de Michel-Ange où II
n’àit mis quelque chofe de noble. O n trouve du grand
dans lès ébauches même, comme dans ces vers que
V irg ile n’a point finis. '
Jules - Romain, dans fa chambré des Géants à
Mantoue , où i l a repréfenté Jupiter qui les foudroie
, fait voir tous les dieux effrayés : mais Junon
eft auprès de Jupiter , e lle l u i montre d’un air
aflùré un géant fur le q u e l- i l faut qu’i l lance la
foudre ; par là i l lui donne un air de grandeur que
n ont pas les autres dieux ; plus ils font près ' de
Jupiter , plus ils font raffinés ; & cela eft bien naturel
, car dans une bataille la frayeur ceffe auprès de
celui qui a de l ’avantage. ( M O N T E S Q U IE U .)