
cherche toujours des chofes nouvelles, & ne fe repofe
jamais.
Ainfî , on fera toujours sur de plaire à fam é , lorf-
qu’on lui fera voir beaucoup de chofes, ou plus
qu’elle n’avoit efpéré d’en voir.
Par là on peut Expliquer la raifon pourquoi nous
avons du plaifir lorfque nous voyons un jardin bien
régulier , & que nous en avons encore lorfque nous
voyons un lieu brut & champêtre j c’ eft la mêmecaufe
qui produit ces effets.
Comme nous aimons à voir Un grand nombre
d’objets, nous voudrions etendre notre vue , être en
plufieurs lieu x , parcourir plus d’efpace : enfin notre
ame fuit les bornes , & e lle voudroit, pour ainfî
dire , étendre la fphère de fa préfence; ainfî, c’eft
un grand plaifir pour e lle de porter fa vue au
loin..Mais comment le faire ? dans les villes , notre
vue eft bornée par des maifons : dans les campagn
e s , e lle l ’eft par mille obftacles ; à peine pouvons
nous voir trois ou quatre arbres. L ’Art vient
à notre fecours, & nous découvre la nature qui' fe
cache elle-même; nous aimons l ’art & nous l ’aimons
mieux que la nature, c’ eft à d ire , la nature
dérobée à nos yeux : mais quand nous trouvons de
belles fîtuadons, quand notre vue en liberté peut
voir au loin des prés , des ruiffeaux, des collines,
& ces difpofitions^qui fon t , pour ainfî dire, créées
exprès , elle eft bien autrement enchantée que lorf-
q u e lle voit les jardins de L e Nôtre , parce que la
nature ne fe copie p a s, au lieu que l ’Art fe ref-
femble toujours. C ’eft pour cela q u e d a n s la Peinture
, nous aimons mieux un payfage que le plan
du plus beau jardin du monde ; c’eft que la Peinture
ne prend la nature que là où e lle eft b e lle ,
là où la vue fe peut porter au loin & dans
toute fon étendue , là où e lle eft variée, là où elle
peut être vue avec plaifir.
C e qui fait Ordinairement une grande penfée ,
c’eft lorfque l ’on dit une chofe qui en fait voir un
grand nombre d’autres, & qu’on nous fait découvrir,
tout d’un coup ce que nous ne pouvions efpérer qu’a-
près une grande leéture. -
Florus nous repréfente en peu de paroles toutes
les fautes d’Annibal : a Lorfqu’i l pouvoit, dit - i l ,
» fe fer vir de la viétoire, i l aima mieux en jouir » 5
Qaum vicïoriâ pofiet u d , f r a i maluit.
I l nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine,
quand i l dit: « C e fut vaincre que d’y en-
» trer » ; Introijfe Victoria f a i t .
I l nous donne tout le fp ed a c le de la v ie de Sc i-
p io n , quand i l dit de fa jeuneffe : « C ’eft le Sc i-
» pion qui croît pour la deftruétion de l ’Afrique » ;
H i c erit S ç ip io , qui in exitium A fr ic c e crefcit.
Vous croyez voir un enfant qui croît & s’élève comme
un géant.
Enfin i l nous fait voir le grand caractère d’Annibal,
la fituation de l ’univers , & toute la grandeur
du peuple romain, lorfqu’i l dit : « Annibal
» fu g itif cherchoit au peuple romain un ennemi
» par fout l ’univers » ; Q u i , p r o f ig u s e x A fr ic a ,
hojiem populo romano toto orbe quterebat>
D e s p la ifir s de l ’ ordre. I l ne liiffic pas dd*tnon-
trer à 1 ame beaucoup de chofes, i l faut les lui'
montrer avec ordre ; car pour lors nous nous reffou-
venons de ce que nous avons vu , & nous commençons
à imaginer ce que nous verrons ; notre ame
le félicite de fon étendue & de fa pénétration : mais
dans un Ouvrage où i l n’y a point d’ordre , l ’a aie
fent à chaque inftant troubler celui q u e lle y veut
mettre. L a fuite que l ’auteur s’eft faite & ce lle
que nous nous félons , fe confondent ; l ’ame ne
retient rien , ne prévoit rien ; elle eft humiliée par
la confufîon de fes idées , par l ’inanité qui lui refte;
elle eft vraiment fatiguée & ne peut goûter aucun
plaifir; c’eft pour cela que, quand le deflein n’eft
pas d’exprimer ou de montrer la confufîon, on
met toujours de- l ’ordre dans la confufîon même.
Ainfî., les peintres groupent leurs figures; ainfî,
ceux qui peignent les batailles , mettent - ils finie
devant de leurs tableaux le s ehofes que l ’oeil
doit diftinguer, & la confufîon dans le fond & le
lointain.
D e s p la ifir s de la variété. Mais s’i l faut de
l ’ordre dans les chofes, i l faut aurti de la variété :
fans cela l ’ame languit ; car les chofes femblablos
lui paroiffent les mêmes ; & fi une partie d’un tableau
qu’on nous découvre, reffembiok à une autre
que nous aurions vue , çét objet feroit nouveau fans
le paroître & ne feroit aucun plaifir; & comme
les beautés des ouvrages de l ’Art;.., femblables à
celles de l a nature , ne confîftent que dans les plai-
fîrs qu’elles nous fo n t , i l faut les rendre propres
le plus que l ’on peut à varier ces plaifirs ; i l faut
faire voir a Famé des choies qu’elle n’a pas vues ; i l
faut que le featimcnt qu’on lui donne foit différent de
celui qu’e lle vient d’avoir.
C ’eft ainfî que lés hiftoires nous plaifent par la
variété des récits ; les romans, par la variété des
prodiges; les pièces de Théâtre , par la variété des
partions; & que ceux qui favent inftruire modifient
le plus qu’ils peuvent le ton uniforme de Finftruc-
tion.
Une longue uniformité rend tout infupportable ;
le même ordre des périodes , long temps continué,
accable dans une harangue : les mêmes nombres &
les mêmes chutes mettent' de l ’ennui dans un lon g
Poème. S’i l eft vrai que l ’on ait fait cette fameufe
a llée de Mofcou à Pererfbourg, le voyageur doit
périr d’ennui, renfermé entre les deux rangs de
cette a llé e ; & celui qui aura voyagé long temps
dans les A lp e s , en defcendra dégoûté des fîtuations
les plus».heureufes & des points de vue les plus charmants.
L ’arae aime la variété, mais e lle ne l ’aime ,
avons-nous dit* que parce" q u e lle eft faite pour
connoîcre & pour-.voir: i l faut donc qu’elle puiftg:
v o ir , & que la variété le lui permette ; c’eft à dire 1
i l faut qu’une chofe foit affez fîmple pour être aper->
çuë , "Sc affez variée pour être aperçue avec plaifir.
I l y a des chofes qui paroiffent variées , & ne le
font point ; d’autres qui paroiffent uniformes, & font
très-variées.
L ’Architecture, gothique paroît trè s-v ar iée, mais
la confufîon des ornements fatigue par leu r 'p e ti-
tefle ; ce qui fait qu’i l n’y en a aucun que nous
puiflions diftinguer d’un autre , & leu r nombre fait
qu’i l n’y en a aucun fur. lequel l ’oe il puifle s’arrêter
: de manière qu’elle déplaît par les endroits
mêmes qu’on a choifîs pour la rendre agréable.
U n bâtiment d’ordre gothique eft une efpèce
d’ énigme pour l ’oeil qui le voit , & l ’ame eft embar-
raffée, comme quand on lu i préfente un Poème
obfcur.
L ’Architeélure grèque au contraire paroît uniforme
: mais comme elle a les divifîons qu’i l faut
& autant qu’i l en faut pour que l ’ame vôye préci-
fément ce qu’elle peut voir fan s fe fatigue r, mais
q u e lle en voye affez pour s’occuper; elle a cette variété
qui fait regarder avec plaifir.
I l faut que les grandes chofes ayent de grandes
parties; les grands hommes ont de grands bras, les
grands arbres de grandes branches, & les grandes
montagnes font compofées d’autres montagnes qui
font au deffus & au deffous ; c’eft la nature dès chofes
qui fait cela.
L ’Architecture grèque, qui a peu de divifîons
& de grandes divifîons , imite les grandes chofes ;
l ’ame fent une certaine majefté qui y règne p a r tout.
Ç ’ell ainfî que la Peinture, divife , en groupes de
trois ou quatre figurés, celles qu’ elle repréfente
dans uti tableau; elle imite la n a tu r e , . u n e nom-
breufe troupe fe divife toujours en pelotons ; & c’eft
encore ainfî que la Peinture divife en grandes maffes
lès clairs & fes obfcurs.
D e s p la i f ir s de la fymétrie. J’ai dit que l ’ame
aime la variété y cependant dans la plupart, des
chofes elle aime à voir une efpèce de fymétrie ; il
femble que cela renfermé quelque contradiction :
voici comment j’explique cela.
Une des principales caufes des plaifirs de notre
ame lorfqu’e lle voit des objéts, c’eft la facilité
Îu’ ellè a a les apercevoir.; & la raifon qui fait que
. à fymétrie plaît a Famé , c’ eft qu’e lle lu i épargne
de la peine , qu’elle la foulage , & q u e lle coupe ,
pour ainfî dire., l ’ouvragé par la m o it ié .-
D e là fuit une règ le générale : partout où l a
fymétrie eft utile à l ’ame & peut a id e r fes fonct
io n s , e lle lui e f t . a g r é a b le ; m a is partout où elle
eft inutile, elle eft rade, parce qu’elle ôte la variété.
O r les ch ofes. que nous voyons fiicceflive-
ment, doivent avoir de la variété ; car notre ame
n’a aucune d i f f i c u l t é à les voir : celles au contraire
que nous apercevons d’un.coup d’oe i l , doivent avoir
de la fymétrie. Ainfî,. c om m e n o u s apercevons d’un
cqup d’oeil la façade, d’un bâtiment, un parterre.,
un temple , on y met de la fymétrie, qui plaît à l ’ame
CfiAMM. et L i t t é r a t . Tome i l .
par la facilité qu'elle lu i donne d’embraffer d abord
tout l ’objet.
Comme i l faut que l ’objet que Fon doit voir
d’un coup d’oeil foit fîmple, i l faut qu’i l foit unique
& que les parties fe raportent toutes à l ’objet
principal: c’ eft pour cela encore qu’on aime la fym e -
'trie ; e lle fait un Tôut enfemble.
I l eft dans la nature qu’un Tout foit achevé , St
l ’ame qui voit ce Tout., veut qu’i l n’ y ait point de
partie imparfaite: G’eft encore pour cela qu’on aime
la fymétrie : i l faut une efpèce de pondération oui
de balancement ; & un bâtiment avec une aîle ou
une aîle plus courte' qu’une autre , eft aurti peu fini
qu’un corps avec un bras ou avec un bras.trop
court.
D e s contraftes. L ’ame aime la fymétrie, mais
elle aime aurti les contraftes ; ceci demande bien
des explications. Par exemple :
Si la nature demande des peintres & des fculp-
teurs , qu’ils mettent de la fymétrie dans les parties
de leurs figures ; e lle veut - au contraire qu’ils mettent
des contraftes dans les attitudes. U n pied rangé
comme un autre , un membre qui va comme ua
- autre , font infupportables ; la raifon en eft que cetto
fymétrie fai; que les attitudes font prefque toujours
les mêmes, comme on le voit dans les figures
gothiques q u i . fe reffemblent toutes par là : ainfî ,
i l n’y a plus de variété dans les productions de
Fart. D e plus la nature ne nous a pas fitués,ainfî ;
& comme elle, nous a donné du mouvement, e lle
ne nous a pas ' ajuftés dans nos avions & nos manières
commé des pagodes ; & file s hommes gênés
& ainfî contraints font infupportables, que fera-cc
des productions de Fart ? Il faut donc mettre des contraftes dans les attitudes,
furt o ut dans les ouvrages de Sculpture, qui',
naturellement, froide , ne peut mettre de feu que
par la force du contrafte & de la fituation.
Mais ,, comme nous avons dit que la variété que
l ’on a cherché à mettre dans le .gothique lu i a
donné de l ’uniformitë, i l eft fouvent arrivé que la
variété que Fon a cherché à mettre par le moyen des
contraftes, eft devenue une fymétrie & une vicieufe
uniformité. ;;
C e c i ne fe fent pas feulement dans de certains
ouvrages de Sculpture & de Peinture, mais aurti
dans le ftyle de quelques écrivains , qui dans chaque
phrafe mettent toujours le commencement en
contrafte avec la fin par des antithèfes continuelles,
tels que S. Àuguftin & autres- auteurs de la baffe
latinité , .& quelques-uns de nos modernes, comme
S. Évremont : le tour de phrafe toujours le même
& toujours uniforme déplaît extrêmement ; ce
contrafte perpétuel devient fymétrie , & cette p p -
poficion toujours recherchée devient uniformité.
L ’efprit y trouve fi peu de variété, que , lorfque
vous avez vu une partie de la phrafe, vous devinez
toujours l ’autre.: vous voyez des mots oppofes
rçiais oppofés de la même, manière vous voyez