
Cependant, comme toutes les caufes n’ont pas
befoin de la même faveur ; qu’i l en eft d’évidemment
juftes j qu’i l en eft dont l ’honnêteté fe recommande
d’elle-même ; qu’ i l en eft dont l ’importance
ne peut manquer de captiver l ’attention ;
qu’i l en eft dont l ’intérêt eft fi preffant , que
1 impatience même de l ’auditoire commande à
l ’orateur d’aller au fait fans préambule; qu’i l en
eft enfin de fi minces, que tout appareil d’É lo -
quence y feroit auffi déplacé qu’un veftibule décoré
devant une cabane; i l s’ enfuit que toute efpèce de
harangue ou de plaidoyer ne demande pas un
E x o rd e . Oportet, ut aedibus ac remplis veftibula
& a d itu s , f ie ' caufis principia proportione re-
Tum præponere. Itaqu e , in parvis atque in f r e -
quentibus caufis ab ip fâ r e eft Exordiri fiàepe com-
rnodius. D e O r . I. II.
C ’eft donc a l ’orateur de voir fi la caufe eft
fufceptible d’E x o r d e , & quel Exorde lu i convient.
I l ne peut s’y tromper , s’i l ne penfe a
l ’E xord e que lorfque le difeours eft fait. C ’étoit
l a méthode d’Antoine. Tum denique id quod
primiimeft dicendum, poftremum fo leo cogitare
quo utar Exordio. Nam f i quando id primum
invenire volui , nullum mihi occurrit, aut nuga-
torium , au t vulgare atque commune. Et qui n’a
pas éprouvé comme lui cette ftérilité d’idées, lo r f
qu’avant d’avoir pénétré dans l ’intérieur de fon
fujet on en a cherché Je début? C ’ eft des entrailles
mêmes de la caufe , qu après l ’avoir bien méditée ,
on tirera un Exo rd e éloquent. H æ c autem in
dicendo non extrinfeciis aliundè quaèrênda ,r
f e d e x ipfis vifeeribus ca ufe fum enda fu n t . Id -
circà totâ caufâpertentatâ atque perfpeclâ , locis
omnibus inventis atque inftruciis , confiderandum
eft quo principio f i t utendum. Ibid.
Dans toutes les caufes vulgaires l ’apparat feroit
ridicule. Dans des caufes plus importantes, mais
où l ’on eft fur de trouver l ’auditoire favorablement
difpofé , l ’E xord e fera , fi l ’on v eu t, un
moyen de plus de fixer fon attention ou de
gagner fa bienveillance : mais ' fi l ’on voie que le
temps preffe , que l ’auditoire eft inquiet, impatient,
ou déjà fatigué , i l faut aller au fait ; Y E xord e feroit
importun.
Le s caufes ou i l eft néceflaire, font celles où
l ’on craint que les efprits ne foient aliénés ou
prévenus par l ’adverfe partie ; celles qui ne fèm-
blent pas dignes d’une application fërieufe ; celles
enfin qui exigent inévitablement une difeuffion
pénible, & auxquelles des efprits légers ou pa ref
feux ne donneroient peut - être pas une attention
fuivie & foutenue. Ariftote ne vouloit point
d’E x o rd e , lorfqu’on feroit fur de l ’impartiafité &
de l’ intégrité des juges ; mais l ’efprit le plus droit
& le plus équitable peut être' un efprit diffipé.
Selon le genre de la caufe , Cicéron diftingue
.deux efpèces d’E x o rd e , le début fimple , & l ’infi-
nuation ; & i l définit c e lle - c i, « un difeours q u i ,
» p a r une, forte de diflimuladon & de détour ,
» s’ infinue infenfiblement & adroitement dans les
» efprits ».
L e début fimple & direéi a lieu toutes les fois
que la caufe, au premier coup d’oe i l , fe montre
honnête & irréprochable, ou qu’i l n’y a que de
légers nuages d’opinion à diffiper. Si les efprits
font* en balance, i l faut, dit C icéron , annoncer
que bientôt l ’incertitude ceffera, & l ’attaquer en
débutant. S’i l n’y a contre la caufe que de vagues
foupçons, i l faut fe hâter de les détruire, tirer
VExorde de ce que l ’adverfaire aura dit de plus
fo r t , & commencer par où i l aura fini, en attaquant
fon dernier moyen , comme celui dont l ’im-
preflion eft la plus récente & la plus vive. Mais
fi l ’orateur s’apperçoit d’un éloignement trop marqué
, foit dans l ’opinion foit dans l ’inclination des
ju ges, i l emploiera l ’infinuation ; car demander
d’abord à des gens indignés une attention favorable ,
c’eft les irriter encore plus.
Dans les affaires peu confidérables en apparence,
ce qu’i l faut éviter, c’efLle mépris de l ’auditoire
& la négligence qui en eft la fuite. Ici l ’Exorde
fe réduit à donner à la caufe tout l ’intérêt qu’e lle
peut avoir; & fi c’eft le pauvre ou le fôible , la
veuve ou l ’orphelin que l ’on défend , i l eft aifé
d’agrandir de petits objets par des motifs d’humanité.
L ’attention fuit la bienveillance , & la docilité
accompagne l ’attention : Nam is maxime docilis
eft j qui attentiffimè eft paratus audire. C ic . de
inv. rhet.
O r dans les petites caufes comme dans le s
grandes, on fe concilie la bienveillance par quatre
fortes de moyens ; & ces moyens font relatifs ou â
foi-même, ou à fes adverfaires, ou â fes juges, ou à
fa caufe.
A foi-même , fi , par exemple, en rappelant ce
qu’on a fait pour mériter la bienveillance, on fe
plaint de l ’indignité de l ’accufation dont on eft
chargé ou du traitement qu’on éprouve. Ici les
moeurs font un puiffant moyen â faire valoir pour
& contre : Valet multum ad vîneendumprobari
mores, inftituta, & fa c la , fit vitam eorüm qui
agunt caufis & eorum pro quibus : & itemim-
probari adverfariorum ,* animofque eorum apud
quos agitur conciliari quam maximè ad bene-
volentiam, quum erga oratorem, tum erga ilium
pro quo dicet orator. Un grand caractère de probité
dans l ’avoca t, lorfqu’i l eft bien connu , peut
lui tenir lieu d’Éloquence.
Le s orateurs, en parlant d’eux-mêmes ou pour
eux-mêmes, n’ont pas toujours été modeftes. Mais
fi , dans la chaleur de leur défenfe & au moment
où la violence & l ’atrocité de l ’injure excite leur
indignation, ils fe permettent un noble o r g u e il,
i l n’en eft pas de même dans Y Exorde : l ’oirateur,
l ’auditoire font encore de fang froid ; & l ’un doit
être, d’autant plus réferyé ,• que l ’autre eft plus
févère.
On a fait une loi de fe montrer timide dans
Y Exord e} cette règle mérite une diftinétion. Devant
un peuple auffi fier que le peuple romain,
la timidité de Y E x o rd e , foit q u e lle fut naturelle
ou fe in t e , étoit flatteufe & intéreffante ; elle
devoit contribuer â bien difpofer les efprits : &
comme partout les jugés font des^ hommes, elle
fera toujours placée & favorable a 1 orateur lorfi-
qu’elle fera perfonnelle* A in f i, l ’on doit , félon
les circonftances, favoir exagérer, comme le veut
Quintilien r la fupérjorite du talent de fo n advers
a ir e & f a propre fo ib le fe ; on peut fe in dre d'être
alarmé du crédit de la partie adverfe ou de
V Éloquence de fo n avocat }o npeut même à propos
témoigner de l ’inquiétude fur les difpofitions où
l ’on trouve fon auditoire., fur les préventions de
•fes juges, fur fa propre fituation. Mais lo r fq u il
s’agit de fa caufe & du droit qu’on défend , on ne
fauroit marquer trop d’affùrance.
L a fé cu r ité eft toujours odieufe dans un p la ideur.,
nous dit Qu intilien; & les ju g e s qui con-
noijfent l'étendue de leur pouvoir ne fo n t p a s
fâ ch é s au fo n d de l'ame , que p a r un refpecl qui
' tient de la crainte on rende une fo r te d'hommage
à leur autorité.
Cela fuppofe un tribunal ou arbitraire où corrompu
; & en défendant une caufe jufte devant
des hommes juftes , leur marquer de la crainte
ç’eft. leur faire un outrage»
L a timidité de l ’orateur annoncera donc la défiance
dé foi-même, mais jamais de fa caufe : c’eft ce
que les hommes éloquents ont parfaitement distingué
; & lorfqu’ils ont eu leur honneur ou leur
dignité à défendre, ils ont fu , en parlant d’eux-
mêmes , garder une fage modération entre le timide
refpeéfc qu’un accufé doit à fes. juges , & la confiance
qu’i l doit auffi à leur intégrité & à fon
innocence. O n voit ce mélange de modeftie & de
fécurité dans Y Exorde de la harangue de Démof-
thène pour la couronne , où la nécefïïté de fe défendre
lui impofoit ce lle de fe louer.
| Cicéron , le plus adroit des hommes , le plus
infinuant lorfqu’i l faut l ’être , n’a pas. toujours été
modefte dans fes Exordes;, où i l parle fouvent de
lui ; & le début de fa défenfe , dans la fécondé des
Philippiques , eft bien different de celui de Dé-
mofthène dans la harangue que je viens de citer.
Çuonam meo fa to , P a tr e s confcripti, fieri dicam
ut nemo, his annis vigin ti , reipublicæ ho f i i s
fu e r i t , qui non hélium, eodem tempore mihi
quoque indixerit ?. nec vero necejfe eft à me
quemquam nominari vohis, quum ipfirecordemini.
M ih i poenarum i lli p lu s quam optarem dederunt.
Te miror , A n tô n i , quorum fa c la imitere eorum
e x itu s non perhorrefeere . . . . Çuid- putem?
contemptumne ,me ? non v id eo, .nec in v i tâ,
nec^ in g ra tiâ, nec ' in rebus geftis , nec , in hâc
med mediocritate in g en ii, quid defpicerç poffit
A n toniu s . A n in Senatu fa c illim è de me detrahi
pojfe credidit} qui. ordo clarijjimis civibus bene
gejtce reipublicæ teftimonium m ü lt is , mihi uni
confervatoe dédit ? Philipp. z.
Mais Cicéron avoit v ie illi dans la tribune ; i l
étoit chargé d’honneurs & de g loire ; i l étbit en
vénération parmi le peuple ; i l étoir l ’oracle de
ce Sénat : & celui qui avoit été proclamé père de
la p a t r ie , avoit droit de prendre, en répondant
a un homme qui l ’infultoit, un ton plus haut que
Démofthène , qui n’avoit chez les athéniens ni le
même crédit ni le même caractère de grandeur & de
dignité.
O n reprochoit â Cicéron de fe vanter d’avoir
fauve la république ; lou an ge, difoit - o n , que
Brutus lui-même ne fe donnoit pas. Mais quoi-
qu’affaffiner foie le p lu s fu r j ce n’eft pas le plus
glorieux ; & un coup de poignard à donner eft
plus facile & peut-être auffi moins courageux, qu’une
belle harangue à faire. Enfin , Démofthène répon-
doit à une accufation juridique ; & Cicéron, â un
outrage : l ’un parloit à un peuple facile & variable
; 1’ autre , à un Sénat dont i l étoit fur : l ’un
voyoit devant lu i fes juges ; & l ’autre , fes vengeurs.
A u refte , en parlant de foi-même ou de ceux
qu’on défend , i l eft un art de d ire , fans oftenta-
tion & avec modeftie, ce qui peut influer de la
perfonne fur la caufe. I l y faut plus dé délicateffe ,
fi c’eft de foi-même qu’on parle : mais d’un autre,
on peut faire v a lo ir , non feulement le malheur ,
l ’innocence, l ’âge , la fituation, la droiture, la
bonne foi ; mais la dignité , les fervices , les
moeurs y les talents , les vertus. Le s feuls avantagés
dont i l ne faut jamais parler, font le crédit & la
fortune.
L 'E xo rd e pris de la perfonne de l ’adverfaire
èxigeoit autrefois peu' de ménagements ; & tout
ce qui pouvoit- contribuer à le rendre odieux ou â
l ’avilir , étoit permis à l ’Éloquence.
ïO n peut attirer fur fes adverfaires , difoit C i céron
, la haîne , l ’envie, ou-ie mépris : ' la haine ,
en faifant voir q u iis ont agi. avec infolence, avec
o r g u e il, avec méchanceté; l ’envie, en montrant
leur puiffance , leurs richeffes & leur crédit, l ’ ufage
arrogant & intolérable qu’ils en ont fait , la confiance
qu’ils y ont mile bien plus que dans la
bonté de leur caufe ; le mépris, fi l ’on met au
jour leur inertie, leur lâch eté, leur molleffe ,
leur indolence, leur vie honteufement plongée
dans le luxe & l ’oifiveté ( les plus grands des vice s,
félon les moeurs romaines ) ; « & i l ne fuffit pas
» de le dire , ajoute Quintilien , i l faut lavoir l ’exa-
» gérer,». - .
A in fi, l ’on voit q u e , dans ces plaid oyers, la
fatyre perfonnelle pouvoit fe donner toute licence.
Mais en ce la même peut-être e lle avoit moins de
force ; & comme elle attaquoit réciproquement &
indiftin&ement tous les états, on étoit convenu fans
doute de regarder l ’inveélive comme une figure
oratoire.
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