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de l ’jEfprit des lois. Dans cette partie même, le
génie n eft donc pas fans reffource, & l a Fiction peut
encore y trouver, quoiqu’avec peine , de nouveaux
tableaux à former.
L a nature phyfique eft plus féconde & moins
épuifée ; & fans nous mêler de prelfentir ce que
peuvent le travail & le g én ie, nous croyons entrevoir
des veines profondes & jufqu’ici peu connues, ou
la F iciion peut s’étendre & l'imagination s’enrichir.
V o y e \ É p o p é e .
I l eft des Arts furtout pour lefquels la nature eft,
toute neuve. L a Poé/ïe, dans fa courfe rapide , fem-
ble avoir tout moiffonné; mais la Peinture , dont
la carrière eft à peu près la même, en eft encore
aux premiers pas. Hom è re, lu i f e u l , a fait plus
de tableaux que tous les peintres enfemble. I l faut
que les difficultés méchaniques de la Peinture donnent
à l ’imagination des entraves bien gênantes, pour
l ’avoir retenue fi lon g temps dans le cercle étroit
qu’e lle s’eft preferit.
Cependant dès qu’un génie audacieux & mâle a
conduit le pinceau, on a vu éclore des morceaux
fiiblimes ; les difficultés de l ’art n’ont pas empéché
Raphaël de peindre la Transfiguration ; Rubens, le
Maflacre des innocents ; Pouffin, les horreurs de la
Pefte & le D élug e , &ç. Et combien ces grandes
compofitions laiffent au deffous d’elles tous, ces
morceaux d’une invention froide & commune, dans
lefquels on admire fans émotion des beautés inanimées
! Qu’on ne dife point que les fîi/ets pathétiques
& pittorefques font rares; l ’Hiftoire en eft
femée , & la Poéfie encore plus. Le s grands poètes
femblent n’avoir écrit que pour les grands peintres ;
c ’eft bien dommage que le premier q u i , parmi
nous , a tenté de rendre les fujets de nos tragédies
( C o yp e l ) , n’ait pas eu autant de talent que de
g o û t , autant de génie que d’efprit ! C ’eft la que la
F ic iio n en beau , l ’art de réunir les plus grands
traits de la nature , trouveroit à fè déployer. Qu’on
6’imagine voir exprimés fur la toile Clytemneftre,
Iphigénie, A ch ille , Ériphile, & Areas , dans le moment
où celui-ci leur dit :
Gardez-vous d’ envoyer la princefle à fon père . . .
Il l’accend à l’autel pour la facrifier.
L e cinquième a&e de Rodogune a lui fèul de
quoi occuper toute la vie d’un peintre laborieux 8c
fécond. Rappelons-nous ces moments :
Une main qui nous fut bien chère î
Madame, eft-ce la vôtre ou celle de ma mère ?
Fai tes-en faire efiai . . .
Je le ferai moi-même.
Seigneur, voyez fes yeux.
V a , tu me veux en vain rappeler à la vie.
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Quelles fituations ! quels cara&ères ! quels con«*
traftès !
Le s talents vulgaires fe perfuadent que la Ficiion
par excellence confifte à employer dans la compo-
fition les divinités de la F ab le, & que hors de la
Myth ologie i l n’y a point d’invention. Sur ce principe
, ils couvrent leurs toiles de cuifles de nymphes
& d’épaules de tritons. Mais que les hommes
de génie fe jiourriffent de l ’Hiftoire ; qu’ils étudient
la vérité noble & touchante de la nature dans fes
moments paffionnés ; qu’au lieu de s’épuifer fur la
froide continence de Sc ipion, ou fur le fommeil
d’Alexandre , qui ne dit rien, ils recueillent , pour
exprimer la mort de.Socrate, le jugement de Bru-
tus, la clémence d’Augufte , les traits fublimes &
touchants qui doivent former ces tableaux ; ils feront
furpris de fe fentir élever au deffus d’eux-
mêmes , & plus furpris encore d’avoir confirmé des
années précieufes & de rares talents à peindre des
fujets ftériles , tandis que mille objets , d’une fécondité
merveillèufe & d’un intérêt univerfel, of-
froient à leur pinceau de quoi enflammer leur génie.
Se peut - i l , par exemple, que ce vers de Corneille
,
Cinna, tu t’en fouviens, & veux m’aflaflîner !
n’excite pas l ’émulation de tous les peintres qui ont
de l ’ame? Et pourquoi les peintres , qui ont M t
fouvent une galerie de la vie d’un homme , n’en
feroient-ils pas d’une feule aérion ? Un tableau n’a
qu’un moment ; une aétion en a quelquefois cen t,
où l ’on verroit l ’intérêt croître par gradation fur la
toile ; la fcène de Cinna que nous venons de citer en
eft un exemple.
O n a fenti dans tous les Arts combien peu inté-
reffante devoit être l ’imitation fervile d’une nature
défeétueufe & commune ; mais j on a trouvé plus
facile de l ’exagérer que de l ’embellir : de là l e
fécond genre de FUtion que nous avons annoncé.
L ’exagération fait ce qu’on ap pelle le- merveilleux
de la plupart des Poèmes, & ne confifte guères
que-dans des additions arithmétiques, de maffe ,
de force , & de vitefle. C e font les géants qui en-
taffent les montagnes, Polyphème & Cacus qui
roulent des rochers, Camille qui court fur la pointe
des ép is , &c. O n voit que le génie le plus faible
va renchérir aifément dans cette partie fur Homère
& fur V irg ile . Dès qu’on a fecoué le joug de la
vraifemblance & qu’on s’eft affranchi de la règ le
des proportions, 1* exagéré ne coûte plus rien. M ais
f i , dans le phyfique , i l obferve les gradations de
la perfpeélive ; f i , dans le m o ra l, i f obferve les
gradations des idées; fi, dans l ’un & l ’autre , i l préfente
les plus belles proportions de la nature idéale
ou réelle qu’i l fe propofe d’imiter; i l n’eft plus
diftingué du parfait que par un mérite de plus : ôc
alors ce n’eft pas la nature exagérée , c’eft la nature
réduite à fes dimenfions par le lointain. A in f i, les
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ftatues coloRaies d’A p o llon , de Jupiter -, de N eptune,
& c , pouvoiént être des ouvrages ou' merveilleux
ou méprifables ; merveilleux , fi dans leur
point de vue ils rendoient la b elle nature,-; mépri-
fables , s’ils n’avoient pour mérite que leur énorme
grandeur.
( ^ L e fculpteur Bouchardon difoit : D ep u is que
f a i là Homère, les hommes me femblent avoir
vingt pieds de haut. C e mot, qu’on a tant répété,
ne s’entend pas. L ’artifte ,• la têtè remplie de figures
gigantefques, auroit dû trouver au contraire les
hommes plus petits dans la réalité ; & i l auroit
bien plus gagné à - la leéfure d’Homère, fi elle
lu ia vo it donne ,d e la beauté des formes , une idée
encore plus parfaite que ce lle qu’ i l en avoit prife
dans l ’étude de la nature & des chefs-d’oeuvre de
fon art.;)
Mais c’eft dans le moral plus que dans le phyfique
qu’i l eft difficile de paffer les bornes de la
nature fans altérer les proportions. G n a fait des
dieux qui foulevoient les flots, qui enchainoient les
vents, qui lançoient la foudre, qui ébranloient
l'O lym p e d’un mouvement de leur fou rc il, & c ;
tout cela étoit facile. Mais i l a fallu proportionner
des âmes à ces corps ; & c’èft à quoi Homère &
prefque tous ceux qui l ’ont fuivi ont échoué. Nous
ne connoiffons dans le merveilleux que le Satan de
Milton , dont l ’ame & le corps foient faits l ’un pour
l ’autre : & comment obferver conftamment dans ces
compofés furnaturels la gradation des effences ? I l eft
bienaifé à l ’homme d’imaginer des corps plus étendus,
plus forts, plus agiles que le lien ; la nature lui
en fournit les matériaux & les modèles : mais
l ’homme ne coimoît d’ame que la fienne ; i l ne
peut donner que fes facultés, fes fentiments &
fes fdée s , fes partions, fes vices & fes vertus, au
coloffe qu’i l anime. Un ancien a dit d’H omè re,
au rapport de Strabon: I l eft le f e u l qui ait vu
les dieux ou qui les a it f a i t voir. M a is , de bonne
f o i , les a-t-il entendus ou fait entendre ? O r c’étoit
la le grand point ; & c’eft ce défaut de proportion
du phyfique au mo ra l, dans le m erveilleux d’Homère,
qui a donné tant d’avantage aux philofophes qui l ’ont
a ttaqué ..
O n ne,ceffe dé dire que la Philofbphie eft, un
mauvais juge en fait de Fiction , comme fi l ’étude
dé la nature deflechoit l ’efprit & refroidiffojt l ’ame.
Qu’on ne confonde pas l ’efprit métaphyfique avec
l ’efprit- philofophique : le premier veut voir' fes
idées toutes nues; le fécond n’ëxige de l a F ic iion
que de les vêtir décemment : l ’un réduit tout à la
précifion rigoureufe de l ’analyfe & de l ’abftra&ion ; 1 autre n’afiujettit les Arts qu’à leur vérité hypothétique.
I l fe met à leur place , i l donne dans
leur fens , i l fe pénètre de leur objet, & n’examine
leurs moyens que relativement à leurs vûes. S’ils
franchiflent les bornes de la nature, i l les franchit
avec euxj ce n’eft que dans l ’extravagant & l ’ab-
furde qu i l refufe de les fuivre : i l v e u t , pour parler
le langage d’un philofophe ( l ’abbé Terrâfton ) ,
que l a . Fiction & le merveilleux fu iv en t Le f i l de
la nature, c’ eft à dire , qu’ils agrandiflent les proportions
fans les altérer, qu’ils augmentent les
forces fans déranger le méchanifme, qu’ils élèvent
les fentiments & qu’ils étendent les idées fans en
renverfer l ’ordre , la progreffion, ni les rapports.
L ’ufage de l ’efprit philofophique dans la Poéfie &
dans les beaux Arts , Confifte à en bannir les difpa-
rates , les contrariétés , les diflonnances : à vouloir
que les peintres & les poètes ne bâtiffent pas en
1 air des palais de marbre avec des voûtes maflives,
de lourdes colonnes, & des nuages pour bafe; : à
vouloir que le char- qui enlève Hercule dans
l ’O lym p e , ne foit pas fait comme pour rouler fur
des rochers ; que les diables, pour tenir leur çon-
f e i l , ne fe conftruifent pas un pandémonium ; qu’ils
ne fondent pas du canon pour tirer fur les anges ;
&c : & quand toutes ces abfiirdités auront été bannies
de la Poéfie & de la Peinture , le génie &
l ’art n’auront rien perdu. En un mot , l ’eiprit qui
condanne ces F iction s extravagantes , eft le même
qui obferve, pénètre, dèvelope la nature : cet efpric
lumineux & profond n’eft qu e l’efpri: philofophique,
le feul capable d’aprécier 1 imitation, puifqu’i l con-
noît feul l e modèle.
M a is, nous dira-t-ôn, s’i l n’ eft poffible à l ’homme
de faire penfer & parler fes dieux qu’en hommes,
que reprochez-vous aux poètes ? D ’avoir voulu faire
des dieux, comme nous allons leur reprocher d’avoir
voulu faire des monftres.
I l n’eft rien que les peintres & les poètes n’ayent
imaginé pour incérefier par la furprife : la même
ftérilicé , qui leur a fait exagérer la nature au lieu
de l ’em b e llir , la leur a fait défigurer en décom-
pofant les efpèces ; mais ils n’ont pas été plus
heureux à imiter fes erreurs qu’à étendre fes limites.
L a Fiction qui produit le monftrueux, fèmble
avoir eu la fuperftition pour principe, les écarts
de la nature pour ex em p le , & l ’A llé g or ie pour
objet. O n croyoit aux fphynx, aux fyrènes, aux
fatyres; on vo yo it que la nature elle-même con-
fondoit quelquefois dans fes produirions les formes
& les. facultés des efpèces différèntes; & en imitant
ce mélange , on rendoit fènfibles par une feule
image les rapports de plufieors idées. G’eft du
moins ainfi que les favànts ont expliqué la F ic tio n
des fyrèn es , de la chimère, des ceWaures, & c ; &
de là le genre monftrueux. I l eft à préfumer que
les premiers hommes qui ont dompté les chevaux,
ont donné, l ’idée des cencaures ; que les hommes
fauvages. ont donné l ’idée des fatyres; les plongeurs,-
l ’idée des tritons ; &c. Confidéré comme fymbole ,
ce genre de F ic iio n a fa juftefte & fa vraifemblance:
mais i l a auflî fes difficultés; & l ’imagination
n’y eft pas affranchie des règles- dès proportions
& de l ’enfemble, toujours pnfes dans la nature.
I l a donc fallu que, dans l ’affemblage monftrueux