
» hommes dans chaque langue , ce que les évène-
» ments y ont occafionné , varie fans fin d’une
» langue à l ’autre , & fe trouve fans Habilité , même
» dans chacune d’elles. A voir tant de changement v & de viciffitudes , on s’imagineroit que le pre-
* mier (onds des langues , l ’ouvrage de la nature ,
» a du s’anéantir & fe défigurer julqu’i n’ être plus
» reconnoi(fable. Mais quoique le langage des
» hommes foit auflï changeant que leur conduite,
» la nature s’y retrouve ; fon ouvrage ne peut en
» aucune langue ni fe détruire ni fe cacher ». Je
n ajoute à un texte fi précis qu’une fimple quef-
uon : Que refte-t-il de commun à toutes les lano-ues,
que d’employer les mêmes efpèces de mots, & de
les rapporter à l ’ordre analytique ?
Tirons enfin la dernière conléquence. Qu’eft-ce
quel I n v e r j io n ? C ’eft une conftruétion ou les mots
le ■ fuccedent dans un ordre renverfé, relativement
a l ordre analytique de la fuccelïion des idées.'Ainfi,
A l e x a n d r e v a i n q u i t D a r i u s , eft en François une
eonftruétion direéîe ; il en eft de même quand on
dit en latin A l e x a n d e r v i e i l D a r i u m : mais fi l’on
dit D a r i u m v i c i t A l e x a n d e r , alors il y a I n -
v e r f i o n .
« Point du tout , répond M. l ’abbé de Condillac
( E jfa i J ur l }origine des Conn. hum. p a ru I I ,
fe c l. I y chap. n ) : » car la fubordination qui eft
» entre les idées- autorife également les deux conf-
» trustions latines ; en voici la preuve. Les idées
» fe modifient dans le di(cours félon que l’une ex-
» plique 1 autre , l ’étend, 'ou y met quelque ref-
» triétion. Par là elles font naturellement fubor-
® données entre elles, mais pi us ou moins immé-
» diatement, à proportion que leur liaifon eft elle-
» même plus ou moins immédiate. Le nominatif
» ( ceft a dire le fujet j eft lié avec le verbe, le
» verbe avec fon régime , l’adje&if avec fon fubf-
» tantif, &c. Mais la liaifon n’eft pas auffi étroite
» entre le régime du verbe & fon-nominatif, puif-
» que çes deux noms ne fe modifient que par le
» moyen du verbe. L ’idée de Darius , par exemple ,
» eft immédiatement liée à celle de vainqu it, celle
» de vainquit à celle $ A lexan d r e , & la fubor-
» dination qui eft entre ces trois idées conferve le
» même ordre.
» Cette obfervation fait comprendre que , pour
■ * ne pas choquer l ’arrangement naturel des idées,
» i l fuffit de fe conformer à la plus grande liaifon
» qui eft entre elles. Or c’eft ce qui fe rencontre
» également dans . les deux conftru&ions latines ,
» A l e x a n d e r v ie i t D a r i u m , D a r i u m v i c i t A l e x a n -
» d e r ; elles font donc au fil naturelles l ’une que
» Vautre. On ne fe trompe à ce fojet,que parce
»•quon prend pour plus naturel un-ordre qui n’eft
» qu’une habitude que le cara&ère de notre langue
» nous a fait^ contracter. I l y a cependant, dan? le
» françois. même , des cônftru&ions qui auroient pu
» faire éviter cette erreur, puifque le nominatif y
» eft beaucoup miéux après le verbe ; oh dit, par v exemple , D a r i u s q u e v a i n q u i t A l e x a n d r e ».
V o ilà peut-être l ’objeiftion la plus forte que
l ’on puiffe faire contre la doctrine des I n v é r j i o n s
telle que je l ’expofe i c i , parce qu’elle fembie fbrtir
du fonds même ou j’en puife le s principes. E lle
n eft pourtant pas infoluble ; &,- j’ofe le dire hardi
ment , .elle eft plus ingénieufe que folide.
L auteur s attache uniquement à l’idée générale
& vague de liaifon ; & il eft vrai qu’à partir de là
les deux conftrtnftions latines font également naturelles
, parce que les roots qui ont entre eux
des liaifons immédiates y font liés immédiatement ;
A l e x a n d e r v i c i t ou v i c i t A l e x a n d e r , c’eft la
même chofe quant à la liaifon ; & il en eft de
même de v i c i t D a r i u m ou D a r i u m v i c i t : l ’idée
vague.de liaifon n’indique ni priorité, ni poftério-?
rite. Mais puifque la Parole doit être l’image de
1 analyfe de la penfée , en fera-rt-elle une image
bien parfaite, fi eiie fe contente d’en crayonner fimple
ment les traies les plus généraux ? I l faut dans
votre portrait deux ieux , un nez, une bouche, un
teint, &c : entrez dans’ le premier atelier, vous y
trouverez tout cela ; eft-ce votre portrait ? Non,
parce que ces ieux ne font pas vos ieux , ce nez
n’eft pas votre nez , cette bouche n’eft pas votre
bouche , ce teint n’eft pas votre teint, &c j ou fi
vous voulez , toutes ces parties font reffemblantes,
mais elles ne font pas à leur place j ee;s ieux font
trop rapprochés, cette bouche eft trop voifine .du
nez , ce nez eft trop de côté, &c. Il en eft de même
de la Parole : il ne fuffit pas d’y rendre fenfible
la liaifon des mots pour peindre l ’analyfe de la
penfée, même en fe conformant à la plus grande
liaifon, à la liaifon la plus immédiate des idées :
il faut peindre telle liaifon, fondée fur tel raport;
ce - raport a un premier terme , puis un féconds’ils
fe fuivent immédiatement, la plus grande liaifon
eft ôbfervée ; mais fi vous peignez d’abord le fécond
& enfuite le premier , il eft palpable que vous
renverfêz la nature, tout autant qu’un peintre qui
nous préfenteroit l’image d’un arbre ayant les racines
en haut & les feuilles en terre ; ce peintre fe
conformeroit autant à la plus grande liaifon des
parties de l ’arbre, que ->vous à celle des idées.
Mais voiis demeurez perfuadé que je fuis dans
l ’erreur, & que cette erreur eft l ’effet de l ’habit
tude que notre langue nous a fait contra&er. M. l ’abbé
Batteux, dont vous* adoptez le nouveau fyftême,
penfe comme vous, que nous ne fommes p o in t ,
nous autres f r a n ç o i s , placés comme i l fa u d ro it
l i t r e , pour ju g e r f i les confiruclions des la tin s
fo n t p lu s naturelles que tes nôtres ( Cours de
Belles-Lettres, éd. 1 7 5 3 >t , l v ■>P* z9 %- )• -Croyez^
vous donc férieufement être mieux placé pour juger
des conftruétions latines,que ceux qui en penfent autrement
que vous ? Si vous n’ofez le dire, pourquoi
prononcez-vous ? ' Mais difons-le hardiment 5 nous
fommes placés comme i l faut pour juger de la
nature des Inver f io n s , fi nous ne nous “livrons pas
à des préjugés, à des intérêts de fyftême ; fi l ’amour
de la nouveauté ne nous féduit point au préjudice
de la vérité; 8c fi nous cônfultons fans prévention
les notions'fondamentales de l ’Élocution7
j ’avoue qu e , comme la langue latine n’eft pas
aujourdhui une langue vivante, & que nous ne la
connoiffons que dans les livres , par l ’étude & par
dé fréquentes lectures des bons auteurs , nous fie
fommes pas toujours en état de fentir la différence
délicate qu’i l y a entre une expreffion & une autre ;
nous pouvons nous tromper dans le choix & dans
l ’afforcimen: des mots; bien des fineffes fans- doute
nous échapent ; & n’ayant plus fur la vraie prononciation
du latin que des conjeêbures peu certaines ,
comment ferions-nous affùrés des lois de cette harmonie
merveilleufe dont les ouvrages de Cicéron,
de Quintilien, & autres, nous donnent une fi grande
idée ? comment , en fuivrions-nous Jes vues dans la
conftrudion de notre latin faftice ? comment les
démêlerions-nous dans celui des meilleurs auteurs ?
Mais ces fineffes d’Élocution , ces délica'teffes
d’expreffions , ces agréments harmoniques , font
toutes chofes indifférentes au but queTe propofe la
Grammaire, qui n’envifage que r é n o n c i a t io n de la
penfée : peu importe à la clarté de cette énonciat
io n , qu’i l y ai: des difionuances dans la phrafe ,
qu’i l s’y rencontre des bâillements , que l ’intérêt
de la paftion y foit n é g lig é , & que la néceflité
de l ’ordre analytique donne à l ’enfemble un air fec
& dur. L a Grammaire n’eft chargée que de défi-
finer l ’analyfé de la penfée que l ’on veut énoncer ;
e lle d o it , pour àinfi dire , lui faire prendre un
corps , lui donner des membres, & les placer : mais
e lle n’eft point chargée de colorier fon defiin, c’eft
l ’affaire de l ’ É i o c u i io n oratoire. O r le de (fin de
l ’analyfe de la penfée eft l ’ouvrage du pur raifbn-
nement ; & l ’immutabilité de l ’original preferit à la
copie des règles invariables , qui font par confé-
quent à la portée de tous les hommes fans dif-
tin&ion de temps, de clima ts, ni de langues : la
raifon eft de tous les temps-;j de tous les climats ,
& de toutes les langues. Aufti ce que penfent les
grammairiens modernes de toutes les langues fur
Y Inverjion, eft exactement la même chofe que ce
qu’en ont penfé les latins mêmes , que l ’habitude
d aucune langue analogue n’avoit féduits.
Dans le dialogue Je Partitione oratorià, où
les deux Cicéron père & nls font interlocuteurs ,
le fils prie fon père de lui expliquer comment i l
faut s’y prendre pour exprimer la même penfeè en
plufieurs manières différentes. L e père répond qu’on
peut varier le difcours, premièrement en fubftituant
d’autres mots à la place de ceux dont on s’eft fervi
d abord : I d totum genus fîtum in commutatione
verbàrum. Ce premier point eft indifférent à notre
fujet; mais ce qui fuit y vient très-à-propos : In
conjunctis . autem verbis triplex adhiberi p otejl
commutatio , non verborum, f e d ordinis tan-
tummodo ; u t , quum fem e l directè diclum f i t
f i c u t natura ipfa tulerit , invertatur ordo
& idem quafi furfum verfiàs retroque dicatur ;
deinde idem i n t e r c i s è dtque p e r m i s t è .
E lo q u e n d i a u t em e x e r c i t a t i o m a x im ê i n h o c t o t o
c o n v e r t e n d i g e n e r e v e r f a t u r [ cap. vij. ). Rien de
plus clair que ce paffage : il y eft queftion des
mots confidérés dans l’enfemble de l ’énonciation ,
8c par raport à leur conftruérion ; & l ’orateur romain
caracférife trois arrangements différents, félon
lefquels on peut varier cette conftruction, c o m m u t
a t i o o r d in i s .
Le premier arrangement eft direâ: & naturel ,
d i r e c ï é f i c u t n a t u r a i p f a t u l e r i t .
L e fécond eft lé renverfement exaéf du premier,
c’eft Y I n v e r j io n proprement dite : dans l’un, on
va directement du-commencement à la fin , de
l’origine au dernier terme , du haut en bas ; dans
l’autre ,. on va de ,1a fin au commencement, dit
dernier terme à l ’origine , du bas en haut , f u r f u m
v e r f ù s , à reculons , r é t r o . On voit que Cicéron
eft plus difficile que M. l ’abbé de Condillac, 8c
qu’iJ n’auroit pas jugé que l’on fiiivît également
Tordre dired dé la nature dans les deux phrafes,
■ A le x a n d e r v i c i t D a r i u m , & D a r i u m v i c i t
A l e x a n d e r : il n’y a , félon ce grand orateur, que
l ’une des deux qui foit naturelle ; l ’autre en eft Y ï n -
v e r f i o n , i n v e n t e u r o r d o .
' Le troifième arrangement s’éloigne encore plus
de l’ordre naturel ; il en rompt l ’enchaînement en
violant la liaifon la plus immédiate des parties ,
in t e r c i s è ; les mors y font raprochés fans affinité &
comme au hafard, p e r m i f i è ; ce n’eft donc plus
ce qu’il faut nommer I n v e r j io n ; c’eft l ’Hyperbate ,
& l ’efpèce d’Hyperbate à laquelle on donne le nom
dt S y n c h i f e . V o j e \ H x p e r b At e & S y n c h i s e . T e l
eft l’arrangement de cette phrafe , V i c i t D a r iu m .
A l e x a n d e r , parce que l ’idée d’A l e x a n d e r y eft
féparée de celle de v i c i t , à laquelle elle doit être'
liée immédiatement.
Cicéron nous a donné lui-même l ’exemple de
ces trois arrangements;, dans trois endroits différents
où il énonce la même penfée. L e g i t u a s
l i t t e r a s q u ib u s a d m e f ç r i b i s , &c ; ce font
les premiers mots d’une lettre qu’il écrit à Lentulus
( E p . a d f a m . l i b . I. e p . v i j . ). Cette
phrafe eft écrite d ir e c t e f i c u t n a t u r a i p f a t u l i t ;
ou du moins cet arrangement eft celui que Cicéron
prétendoit caraCférifer par ces mots , & cela me
fuffit. Mais dans la l e t t r e I V d u l i v . n i , Cicéron
met au commencement ce. qu’iL avoit mis à la fin
- dans la précédente ; L i t t e r a s t u a s a c c e p i : c’eft la
fécondé' forte d’arrangement, f u r f u m v e r j 'à s retr
o q u e . Voici la troifième forte , qui. eft-. lorfque
les mots corrélatifs font féparés & coupés par
d’autres mots , i n t e r c i s è a r q u e p e r m i f i è : R a r a s
t u a s q u id e m . . . f e d f u a v e s a c c ip i o l i t t e r a s ( E p • a d
f a m i l . l ib . I l , e p . x i i j ) . ,
J’avoue que cette application des principes de
Cicéron, aux exemples que j’ai empruntés de-fes
lettres, n’eft pas de lui-même ; & qué les défen-
feurs du nouveau fyftême peuvent encore prétendre
que je l ’ai faite à mon gré ; que je facrifie à
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