
olympiques qûe Pindare chantoit, Sc dontîl n’avoit
prefque rien à dire. Il falloit qu’il fe jettât fur les
louantes de Caftor, de Pollux & d’Hercule. Les foi-
blés commencemens de l’empire romain avoient be-
foin d’être relevés par l’intervention des dieux ; mais
Céfar, Pompée , Ca ton, Labiénus vivoient dans un
autre fiecle qu’Enée : les guerres civiles de Rome
étoient trop férieufes pour ces jeux d’imagination.
Quel rôle Céfar joueroit-il dans la plaine dePharfale,
fi Iris venoit lui apporter fon epee, ou fi Venus défi
cendoit dans un nuage d’or à fon fecours ?
Ceux qui prennent les commencemens d’un art
pour les principes de l’art même,font perfuadés qu’un
poème ne fauroit fubfifter fans divinités, parce que
l’Iliade en eft pleine ; mais ces divinités font fi peu ef-
fentielles au poème, que le plus bel endroit qui foit
dans Lucain, Sc peut-être dans aucun poëte , eft le
difcours de Caton, dans lequel ce ftoïque ennemi des
fables , refufe d’entrer feulement dans le temple de
Jupiter Hammon.
Ce n’eft donc point pour n’avoir pas fait ufage du
miniftere des dieux , mais pour avoir ignoré l’art de
bien conduire les affaires des hommes,que Lucain eft
fx inférieur à Virgile. Faut-il qu’après avoir peint Céfar,
Pompée , Caton avec des trais fi forts , il foit fi
foible quand il les fait agir ? Ce n’eft prefque plus
qu’une gazette pleine de déclamations ; il me femble,
ajoute M. de Voltaire, que je vois un portique hardi
Sc immenfe qui me conduit à des ruines.
Le TriJJin ( Jean- George ) naquit à Vicence en
1478 ,'dans letems que le Taflé étoit encore au berceau.
Après avoir donné la fameufe Sophonisbe, qui
eft la première tragédie écrite en langue vulgaire, il
exécuta le premier dans la même langue un poème
épique , Italia liberata , divifé en vingt-fept chants ,
dont le fujet eft l’Italie délivrée des Goths par Béli-
faire , fovis l’empereur Juftinien. Son plan eft fage Sc
bien defliné, mais la poéfie du ftyle y eft très-foi-
ble. Toutefois l’ouvrage réuflit, & cette aurore du
bon goût brilla pendant quelque tems, jufqu’à ce
qu’elle fut abforbée dans le grand jour qu’apporta le
TalTe.
Le Triflin joignoit à beaucoup d’érudition une
grande capacité. Léon X. l’employa dans plus d’une
affaire importante. Il fut ambafladeur auprès de Char-
les-Quint ; mais enfin il facrifia fon ambition , Sc la
prétendue folidité des affaires publiques à fon goût
pour les lettres. Il étoit avec raifon charmé des beautés
qui font dans Homere, Sc cependant fa grande
faute eft de l’avoir imité ; il en a tout pris hors le
génie. Il s’appuie fur Homere pour marcher , & tombe
en voulant le fuivre : il cueille leS fleurs du poème
grec , mais elles fe flétriffent entre les mains de l’imitateur.
Il femble n’avoir copié fon modèle que dans
le détail des defcriptions, Sc même fans images. 11
eft très-exaft à peindre les habillemens & le meubles
de fes héros , mais il ne dit pas un mot de leurs ca-
ra&eres. Cependant il a la gloire d’avoir été le premier
moderne en Europe qui ait fait un poème épique
régulier &fenfé , quoique foible , Sc qui ait olé fé-
couer le joug de la rime en inventant les vers libres,
verji fciolti. De plus , il eft le feul des poètes italiens
dans lequel il n’y ait ni jeux de mots , ni pointes, Sc
celui de tous qui a le moins introduit d’enchanteurs
Sc de héros enchantés dans fes ouvrages ; ce qui n’é-
toit pas un pëtit mérite.
Tandis que le Triflin en Italie fuivoit d’un pas timide
Sc foible les traces des anciens, le Camoëns en
Portugal ouvroit une carrière toute nouvelle, Sc
s’acquerroit une réputation qui dure encore parmi fes
compatriotes', qui l’appellent.le Virgileportugais.
Le Camo'èns ( Luigi ) naquit dans les dernieres années
duregnecélébré de Ferdinand & d ’Ifabelle,tandis
que Jean II. régnoit en Portugal. Après la mort
de Jean , il vint à la cour de Lisbonne, la première
année duregne d’Emmanuel, le grand héritier du trône
Sc des grands deffeins du foi Jean. C ’étoit alors les
beaux jours du Portugal, & le tems marqué pour la
gloire de cette nation.
Emmanuel, déterminé à fuivfe le projet qui avoit
échoué tant de fois, de s'ouvrir une route aux Indes
orientales par l’Océan, fit partir en 1497 Vafco de
Gama avec une flotte pour cette fameufe entreprife,
qui étoit regardée comme téméraire Sc impraticable
parce qu’elle étoit nouvelle : c’eft ce grand voyage
qu’a chanté le Camoëns.
La vie Sc les aventures de ce poëte font trop connues
de tout le monde pour en faire le récit ; d’ailleurs
j’en ai déjà parlé fous l’article de Lisbonne. On
fait qu’il mourut a l’hôpital dans un abandon général *
en 1 579, âgé d’environ 50 ans.
A peine fut-il mort, qu’on s’emprefla de lui faire
des épitaphes honorables , & de le mettre au rang
des grands hommes. Quelques villes fe difputerent
l’honneur de lui avoir donné la naiflance ; ainfi il
éprouva en tout le fort d’Homere. Il voy aga comme
lui, il vécut Sc mourut pauvre , Sc n’eut de réputation
qu’après fa mort. Tant d’exemples doivent apprendre
aux hommes de génie que ce n’eft point par
le génie qu’on fait fa fortune, 8c qu’on vit heureux.
Le fujet de la Lujiade traité par un génie aufîi v if
que le Camoëns, ne pouvoit que produire une nouvelle
efp( ce d’épopée. Le fond de fon poème n’eft ni
une guerre, ni une querelle de héros , ni le monde
en armes pour une femme ; c’ eft un nouveau pays
découvert à l’aide de la navigation.
Le poëte conduit la flotte portugaife à l’embouchure
du Gange, décrit en partant les côtes occidentales
, le midi 8c l’orient de l’Afrique, 8c les différens
peuples qui vivent fur cette côte ; il entremêle avec
art l’hiftoire du Portugal. On y voit dans letroifieme
chant la mort de la célébré Inès de Caftro, époufedu
roi dom Pedre, dont l’aventure déguifée a été jouée
dans ce fiecle fur le théâtre de Paris. C’eft le plus beau
morceau du Camoëns ; il y a peu d’endroits dans
Virgile plus attendriflans 8c mieux écrits.
Le grand défaut de ce poème eft le peu de liaifon
qui régné dans toutes fes parties. Il reflemble aux
voyages dont il eft le fujet. Le poëte n’a d’autre
art que de bien conter le détail des aventures qui fe
fuccedent ; mais cet art feul par le plaifir qu’il donne ,
tient quelquefois lieu d'e tous les autres. Il eft vrai
qu’il y a des fixions de la plus grande beauté dans
cet ouvrage, 8c qui doivent réuflir dans tous les
tems 8c chez tous les peuples ; mais ces fortes de fictions
font rares, 8c laplûpart font un mélange monf-
trueux du paganifme 8c du chriftianifme : Bacchus 8c
la Vierge-Marie s’y trouvent enfemble.
Le principal but des Portugais , après l’établifle-
ment de leur commerce, eft la propagation de la foi,
8c Vénus fe charge du fuccès’de l’entreprife. Un merveilleux
fi abfurde défigure tellement tout l’ouvrage
aux yeux des le&eurs fenfés , qu’il femble que
ce grand défaut eût dû faire tomber ce poème ; mais la
poefie du ftyle 8c l’imagination dans l’expreflïon l’ont
foutenu, de même que les beautés de l’exécution ont
placé Paul Véronèfe parmi les grands peintres.
Le Tajfe né à Sorrento en 1544, commença là
Gierufaient liberata dans le tems que la Lufiade du Camoëns
commençoit à paroître. Il entendoit aflez le
portugais pour lire ce poème, 8c pour en être jaloux.
Il difoit que le Camoëns étoit le leul rival en Europe
qu’il craignît. Cette crainte , fi elle étoit fincere ,
étoit très - mal fondée ; le Tarte étoit autant au-
deflus du Camoëns, que le portugais étoit fupé-
rieur à fes compatriotes. Il eût eu plus de raifon d’avouer
qu’il étoit jaloux de l’Ariofte, par qui fa réputation
fut fi long-tems balancée, 8c qui lui eft encore
pféfêré paf bien des italiens. Mais p'ôUr rte point tfôp
charger cet article , je parlerai de l’Ariofte au lieu
de fa naiflance qui eft Reggio, voye{ donc Reggio
( Géog. mod. )
Ce fut à l’âge de 32 ans que lç Tarte donna fa Jé-
rufalem délivrée. Il pouvoit dire alors, comme un
grand homme de l’antiquité : J’ai vécu aflez pour le
bonheur 8c pour la gloire. Le refte de fa vie ne fut
plus qu’une chaîne de calamités 8c d’humiliations.
Enveloppé dès l’âge de huit ans dans le banniflement
de fon pere, fans patrie, fans biens, fans famille, per-
fécuté par les ennemis que lui fufcitoient fes taiens ;
plaint, mais négligé par ceuxqu’il appelloitfes amis;
ilfouffrit l’e x il, la prifon, la plus extrême pauvreté
la faim même ; 8c ce qui devoit ajouter un poids im-
fupportable à tant de malheurs, la calomnie l'attaqua
8c l’opprima.
II s’enfuit de Ferrare, oît le protefteur qu’il avoit
tant célébré, l’avoit fait mettre en prifon : il alla à
p ié , couvert de haillons, depuis Ferrare jufqu’à Sar-
rento dans le royaume de Naples, trouver une foeur
dont il efpéroit quelque fecours ; mais dont probablement
il n’en reçut point, puisqu’il fut obligé de
retourner à pié à Ferrare, où il fut encore emprifon-
né. Le défefpoir altéra fa conftitution robufte, 8c le
jetta dans des maladies violentes 8c longues -, qui lui
ôterent quelquefois l’ufage de la raifon.
Sa gloire poétique , cette confolation imaginaire
dans des malheurs réels , fut attaquée par l’académie
de la Crufca en 158 5 , mais il trouva des défenfeurs ;
Florence lui fit toutes fortes d’accueils ; l’envie cefla
de l’opprimer au bout de cinq ans, 8c fon mérite fur-
monta tout. On lui offrit des honneurs 8c de la fortune
; ce ne fut toutefois que lorfque fon efprit fatigué
d’une fuite de malheurs étoit devenu infenfible
a tout ce qui pouvoit le flatter.
Il fut appellé à Rome par le pape Clément VIII. qui
dans une congrégation de cardinaux avoit refolu de
lui donner la couronne de laurier 8c les honneurs du
triomphe , cérémonie qui paroît bizarre aujourd’hui
fur-tout en France, 8c qui étoit alors très-férieufe 8c
très-honorable en Italie. Le Tarte fut reçu à un mille
de Rome par lès deux cardinaux neveux, 8c par un
grand nombre de prélats 8c d’hommes de toutes conditions.
On le conduifit à l’audience du pape : « Je
» defire, lui dit le pontife, que vous honoriez la cou-
» ronne de laurier , qui a honoré jufqu’ici tous ceux
» qui l’ont portée ». Les deux cardinaux Aldobran-
dins neveux du pape ? qui admiroient le Tarte, fe
chargèrent de l’appareil de ce couronnement ; il devoit
fe faire au capitole : chofé aflez finguliere, que
ceux qui éclairent le monde par leurs écrits, triomphent
dans la même place que ceux qui l’avoient dé-
ïblé par leurs conquêtes 1
Il tomba malade dans le tems de ces préparatifs J
8c comme fi la fortuné avoit voulu le tromper juf-
qu’au dernier moment, il mourut la veille du jour
deftiné à la cérémonie, l’an de Jefus-Chrift 1595 , à
l’âge de 51 ans.
Le tems qui fappe la réputation des ouvrages médiocres
, a affuré celle du Tarte. La Jérufalem délivrée
eft aujourd’hui chantée en plufieurs endroits de l’Italie
, comme les poèmes d’Homère l’étoient en
Grèce.
Si la Jérufalem paroît à quelques égards imitée de
l’Iliade, il faut avouer queceftunebelle chofe qu’urte
imitation où l’auteur n’eft pas au-deffous de fon modèle.
Le Tarte a peint quelquefois ce qu’Homère n’a
fait que crayonner. Il aperfe&ionriél’art de nuer les
couleurs, 8c de diftinguer les différentes efpeces de
Vertus, de vices 8c de partions , qui ailleurs femblent
être les mêmes. Ainfi Godefroi eft prudent 8c modéré.
L’irtquiet Aladin a une politique cruelle ; la géné-
reufe valeur de Tancrède eft oppofée à la fureur
d’Àrgah ; l’amour dans Armide eft un mélange de coquetterie
& d’emportement. Dans Herminie c’eft
une tendreffe douce & aimable ; il n’y a pas iuftm’à
l’hermite Pierre, qui ne faffe un perfonnage dans le
tableau, & un beau contrafte avec l’enchanteur If-
mene : & ces deux figures font affurément au-deffus
de Calcas 8c deTaltibius.
Il amene dans fon ouvrage les aventures avec beau,
toup d’adreffe ; il diftribue lagement les lumières &c
les ombres. I) fait pa ife le leSeut des allarmes de la
guerre aux délices de l’amour; & de la peinture des
voluptés, il le ramene aux combats ; il excite la fem
libilite par degré ; il s’élève au-deffus de lui-même de
livre en livre. Son ftyle eft par-tout clair & élégant s
& lorfque fon fujet demande de l’élévation , on eft
étonné comment la inBEeffe dè la langue italienne
prend un nouveau caraftere fous fes mains Sc fe
change en majefté 8c enfonce.
Voilé les beautés de cc poème, mais les défauts n’y
font pas moins grands. Sans parler des épifodes mal-
«punis, des jeux de mots, 8c des conceui puérils
efpece de tribut que l’auteur payoit au goût de fon
fiecle pour les pointes, il n’eft pas poffible dfaeufer
les fables pitoyables dontfon ouvrage eft rempli. Ces
forciers chrétiens 8c mahométans; ces démons qui
prennent une infinité de formes ridicules; ces princes
metamorphofes en poiffons ; ce perroquet qui chante
des ehanlons de fa propre compolition ; Renaud
deftiné par la Providence au grand exploit d’abafé,
tre quelques vieux arbres dans une forêt; cette forêt
qui eft le grand merveilleux de tout le poème ; Tancrède
qui y trouve fa Êlofinde enfermée dans un
pin ; Armide qui fe préfente à-travers l’écorce d’un
myrrhe ; le diable qui jq l i le rôle d’un miférablè
charlatan : toutes ces idées font autânt d’extravagances
également indignes d’un poème épique. Enfin
l’auteurÿ donne imprudemment aux mauvais efprits
les noms de Pluton & d’Alefton, confondant ainfi les
idées payennes avec les idées chrétiennes.
Sur la fin du feizieme fiecle, l’Efpagne produifitun
poème épique , célébré par quelques beautés partial-
hefes qui s’y trouvent, par la Angularité du fluet
& par fe carattere de l’auteur.
On le nomme don Alon\o d'Ercilla y Cunéga. Il
fut élevé dans la maifon de Philippe II. fuivit le parti
des armes, & fe diftingua par fon courage à la bataille
de Saint-Quentin. Entendant dire, étant à Londres
que quelques provinces du Chily avoient pris les armes
contre les Efpagnols leurs conquérans & leurs
tyrans, il fe rendit dans cet endroit du nouveau
monde pour y combattre ces américains.
Sur les frontières du Chily , du côté du fud, eft
une petite contrée montagneufe, nommée Araucana
habitée par une race d'hommes plus robuftes & plus
féroces que les autres peuples de l’Amérique. Us défendirent
leur liberté avec plus de courage Sc plus
long-tems que les autres américains.
Alonzo loutint contre eux une pénible & longue
guerre.Il courut des dangers extrêmes; il v it, & fit
des avions étonnantes, dont la feule récompenfe fut
l’honneur de conquérir des rochers, & de réduire
quelques contrées incultes fous l’obéiffance du roi
d’Efpagne.
Pendant le cours de cette guerre , Alonzo conçut
le deffein d’immortalifer fes ennemis en s’immorta-
lilant lui-meme. Il fut en même tems le conquérant &
le poëte : il employa les intervalles de loiiir que la
guerre laiffoit, à en chanter les-événemens.
Il commence par une defeription géographique du
Ch ily , & par la peinture des moeurs & des coutumes
des habitans. Ce commencement’qui feroit infupportable
dans tout autre poème, eft ici néceffaire & ne
déplaît pas, dans un fujet où lafeene eft par-delà l’autre
tropique, 8c où les héros font des fauvages, qui