
de la manière dont ils étoient cultivés; il faifoit venir les laboureurs,
pour louer & encourager ceux dont les champs étoient bien tenus, &
pour faire des reproches aux autres. Les fruits & les productions de
la terre étoient alors regardés comme les plus juftes & les plus légitimés
richeffes. Ancus Martius, quatrième roi des Romains, quife piquoit
de marcher fur les traces de Numa, ne recommandoit rien tant aux
peuples, après le refpeét pour la religion, que la culture des terres &c
le foin des troupeaux. Cet efprit fe conferva long-tems chez les
Romains ; dans les tems poftérieurs, celui qui s’acquittoit mal de ce
devoir, s’attiroit l’animadverlîon du cenfeur.
Les tribus ruftiques formoient dans Rome le premier ordre des citoyens.
Dans les beaux fiècles de la république , quand le fenat
s’aflembloit, les pères confcripts venoientdcs champs, pour dicter des
délibérations pleines de fageffe. Les confulsfoupiroient après le terme de
leur confulat pour aller préfider eux-mêmes à la culture de leurs héritages.
L. Quintius Cincinnatus & Attilius étoient occupés l’un à labourer
& l’autre à femer fon champ, quand on les vint chercher pour
en faire des chefs de la république. Le dernier venoit d’être élu confol;
le premier, créé dictateur dans une conjoncture très-preffante, quitta fés
inftrumens ruftiques, vint à Rome, où il entra au milieu des acclamations
du peuple, le mit à la tête de l’armée, vainquit les ennemis & revint feize
jours après à fa màifon de campagne, pour reprendre fes fonctions
ordinaires. Les ambaffadeurs des Samnites étant venus offrir une groflè
fomme d’or à Curius Dentatus, le trouvèrent aftis auprès de fon feu,
où il faifoit cuire des légumes. Ils reçurent de lui cette fage réponfe :
te Que l’or n’étoit pas néceffaire à celui qui fçavoit fe contenter d’un
55 tel dîner, & que pour lui il trouvoit plus beau de vaincre ceux qui
v> avoient cet or, que de le pofféder. 55 Cet illuftre Romain avoit déjà
reçu trois fois les honneurs du triomphe.
Si Rome n’a jamais été floriffante comme elle le fut dans ces mo-
mens, les campagnes ne forent auflï jamais mieux cultivées; en forte
qu’on eft porte à croire que c’eft à la culture des terres que la république
eft redevable de fa grandeur & de fon élévation. ‘L’exercice de
cette vie laborieufe, dit Pline, forma les hommes qui fe font fl bien
diftingués dans l’art militaire. Il fortit de cette école de braves capitaines
& de bons foldats» pleins de droiture & de fentimens. Mais
la gloire des Romains ne aura pas au-delà des principes qui l’âvôit
produit. Le luxe donna d’aboref l’atteinte la plus fonefte à l’agriculture
, & entraîna bientôt la ruine entière de la république. Les
Romains, avides de plaifîrs & d’honneurs, abandonnèrent leurs terres,
fe retirèrent à la ville, & laiflerent à des efclaves le foin de la culture.
Ces mercenaires ne craignant plus l’oeil du maître, s’acquitcoient mal
P R E L I M I N A I R E . 9
de l’emploi qui leur avoit été confié. Dès-lors les campagnes ne donnèrent
que de foibles récoltes. Ce malheur commençoit à fe faire fëntir du
tems de Varron. On en peut juger par les reproches que Lit un féna-
teur romain à Appius Claudius for la magnificence de fa maifon de
de campagne, comparée à la fimplicité de la fienne, où ils étoient
alors, cc Ic i, dit-il, on ne voit ni tableaux, ni ftatues, ni boiferies, ni
n plancher parqueté. On y trouve tout ce qui convient au labour des
55 terres, à la culture de la vigne, à la nourriture des beftiaux. Chez
55 vous, tout brille d’or, d’argent, de marbre ; mais nul veftige de terres
55labourables. On ne rencontre nulle part ni boeufs, ni vaches, ni
55 brebis; point de foin dans les magafins, point de vendange dans les
55 celliers, point de moiffons dans les greniers. Eft-ce donc là une mé-
55 tairie î En quoi reffemble-t-elie à celle que poffédoit votre .ayeul &c
55 votre bifayeul ? 55
Columelle déplore auffi d’une manière très-vive & très-éloquente
le mépris général où de fon tems l’agriculture étoit tombée. « Je vois
55à Rome, dit-il, dés écoles dephilofophie, des rhéteurs, des Géo-
55métrés, des muficiens, & Ce qui eft bien plus étonnant encore, des
55 gens occupés uniquement, les uns à préparer des mets propres à
55 piquer le goût & à irriter la gourmandife, les autres à orner la tête
55 par des ftifures artificielles, & je n’en vois aucune pour l’agriculture :
55 cependant on peut fe paffer de tout le refte, & la république a été
55 long-tems floriffante fans toüs ces arts frivoles : au lieu qu’il n’eft pas
55 poffible de- fe paffer du labour de la terre, puifque la vie en dé-
55 pend...... D ’ailleurs y a-t-il quelque voie plus honnête & plus léo-f
55 rime de conferver ou d’augmenter fon patrimoine; Serait-ce le parti
55 de la guerre ; Mais croira-t-on qu’il y ait plus de juftice à s’enrichir.
55 par cette voie fanguinaire, dont il ne peut nous revenir aucun pflofit
55 qui ne fort teint du flmg de nos femblables, & qui ne caufo, en nous
55 enrichiflànt, quelque dommage à notre prochain ;....... Les hafards
55 de la mer & lesrifques du commerce, auront-ils plus d’attraits aux
55 yeux de ceux qui pourraient avoir de l’averfion pour la guerre; Et
551 homme, tout animal terreftre qu’il eft, ofora-t-il braver toutes les
55 loix de la nature pour fe confier aux flots, en s’expofant à fervir de
55 jouet a la foreur des vents & à demeurer continuellement exilé de fa
55 patrie , comme un oifeau étranger qui parcourt des terres inconnues?
55 u bien donnera-t-on la préférence fur ces profeftions à celle de
55 u ure, ce crime, dont 1 odieux foute aux yeux même de ceux qu’il
55lemblefecounr pour le moment;........Regardera-t-on comme plus
55 onnetes, les efpérances illufoires de ce flatteur intéreffé qui rôdant
55 aux portes des gens puiffans, eft fouvent réduit à fe tenir aux écoutes
55 ans un antichambre, pour deviner fi fon patron eft encore endormi,
Agriculture. Tome I. g