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logien ; avec Godeau, homme de vertu & de
mérite , qu’un bon mot fit évêque , & dont nous
avons des milliers de vers qu’on lifoit alors. Parmi
les lettres de Chrifiine , on doit fur-tout remarquer
celle où elle offroit à Scudéri d’accepter la dédicace
de fon Alarïc, en y joignant un préfent con-
fidérable , pourvu qu’il effaçât de fon poëme l’éloge
de M. de la Gardie, qu’une indifcrétion ve-
noit de perdre dans l’efprit de la reine. Scudéri
eut le courage de répondre , quil ne détruiroit jamais
T autel oit il avoit facrifè. On fait que l’immortel
auteur des Gèorgïques eut la foibleffe d’effacer
de fon poëme le nom de Gallus fon ami,
que l’empereur^renoit de difgracier. Un procédé
fi différent fait defirer ou que le poëme de Scudéri
ne foit pas fi déteftable, ou que celui de^Virgile
"ne foit pas un chef-d’oeuvre.
Peu contente des lumières que donnoit l’éducation
d’Athènes, Chrifiine y joignoit les éxercices
fatiguans de celle de Sparte ; de là fon averfion
pour tous les petits ouvrages de main ; de là fon.
inclination pour les plaifirs de la chaffe & les
travaux de la guerre. Son antipathie pour tout ce
que difent & font les femmes étoit fi violente,
qu’elle difoit fouvent que la nature s’étoit méprife
en la faifant femme ; en affe&ant les vertus de
notre fexe , elle renonçoif volontiers aux grâces
du fien. La paix conclue avec les Danois permettoit
à la Suède de raffembler toutes fes forces contre
les Impériaux, dont la puiffance menaçante alar-
moit tous les princes de ^Europe. Torftenfon, le
maître & l’ami de Turenne, contribuoit par l’éclat
de fes viâoires, comme le chancelier Salvius par
la fageffe de fes négociations, à rendre Chrifiine
l’arbitre d’une paix générale, que defiroient également
toutes les puiffances belligérantes; cette
fameufe paix de Weftphalie fut enfin fignée au
mois d’oâobre 1648. Innocent X fut feul mécontent.
Ce pape n’avoit pas prévu qu’en voulant
maintenir l’équilibre entre les puiffances de l’Europe,
il étoit impoflible d’affoiblirîa maifon d’Autriche,
qu’il n’aimoit pas, fans agrandir les protefians
qu’il aimoit encore moins. Il crut fe venger en
faifant afficher à Vienne une bulle, par laquelle
il refufoit à Chrifiine le titre de reine de Suède
pour la punir d’avoir tant contribué à cette paix,
dont il tiroit fi peu d’avantage. Un fiècle plutôt,
cette bulle eût ranimé la guerre, l’empereur la
fit arracher & l’on n’en parla plus.
La France étoit alors agitée par les troubles de
la fronde ; Mazarin, qui, à force d’audace, de génie
& de richeffes, s’étoit rendu le maître du ro i,
dont il careffoit les foibleffes, de la reine qu’il
flattoit par l’ombre d’une autorité qu’elle n’avoit
plus, & d e l’état que Condé, mécontent, refufoit
de fauve? une fécondé fois, affembloit des armées
que le parlement décrétait de prife-de-corps ,
contre celles des princes qui, effacés par la fplen-
deur d’un prêtre Italien, s’indignoient de ne jouer
à la cour que des rôles fubalternes, Mazarin don-
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noit des batailles, le parlement rendoit des arrêts;
& le peuple faifoit des chanfons. Cette guerre',
qui n’etoit que ridicule, pouvant devenir funeffe 4
alarma Chrifiine, qui craignit peut-être que la fin
de l’orage ne vînt troubler la fénérité de fes états,
& lui enlever ce repos philofophique dont elle
jouiffoit avec tant de délices, dans le fein des
arts & des fciences qu’elle avoit appellés dans fon
palais. Elle alloit négocier avec le parlement, lorf-
que fon exil à Pontoile fit renaître la paix, les bons
mots & l’oubli de tout ce qui vendit de fe paffer.
Chrifiine, à la tête d’un peuple devenu redoutable
par la rapidité de fes viéloires, adorée du fénat
qu’elle charmoit autant par la fageffe de fes
confeils que par l’étendue de fes#onnoifiances ,
jouiffoit des hommages des jeunes fouverains
de l’Europe , lefquels briguoient à l’envi la main
d’une princeffe qui pouvoit difpofer d’une couronne
que fa fierté ne vouloit point partager.
En vain l’affemblée des états renouvelloit fes
follicitations pour qu’elle daignât fe choifir un
mari. J'aime mieux, dit-elle, vous donner un fuc-
ceffeur capable de tenir avec gloire les rênes du gouvernement
; ne me forces^ point à me marier, il
pourroit auffi facilement naître de moi un Néron
qu'un Auguflc. En conféquence elle fit confirmer
par le fénat l’éle&ion de Charles-Guftave, fon
coufin, qui reçut à genoux la couronne de fes
mains, & qui jamais n’ofa la porter devant elle.
Cependant la reine, dont le goût pour les fciences
étoit devenu la paflion dominante, commençoit
à lui facrifier les intérêts d’une nation qu’elle
avoit rendu floriffante ; Je peuple murmuroit en
voyant les finances de l’état épuifées à acheter
des bibliothèques, des manufcrits, des ffatues, &c.
L’ambaffadeur d’Angleterre fe plaignoit de ne voir
à fes audiences que des grammairiens. Dès-lors
Chrifiine, qu’on ne contrarioit point impunément,
forma le projet, de renoncer à la royauté. La
crainte politique d’affoiblir l’éclat d’un règne dont
elle ne pouvait plus augmenter la gloire; la né-
ceffité de donner à fon royaume, épuifé par la
prodigalité de fes bienfaits, un maître qui, fans
devenir le fien,, en réparât le défordre ; le plaifir
orgueilleux d’étonner les fouverains de l’Europe,
par une démarche dont la fingularité flattoit fon
amour propre; le defir, tous les jours plus violent
de s’arracher au gouvernement des affaires dont
l’uniformité l’ennuyoit, pour jouir dans le fein
des beaux arts de la liberté qu’elle préféroit à
tout, tels étoient les motifs du parti dangereux
qu’elle alloit prendre.
Cependant l’intérêt de la nation, les fréquentes
remontrances des états, le confeil du fage d’O-
xenfiiern, qui, dans la démarche de la reine, ne
vit que le repentir qu’elle en auroit un jour, tout
s’oppofoit à l’accompliffement de fesdefirs; Chrifiine
, flattée, tourmentée, complimentée, ennuyée, fit
craindre pour fa tête & même pour fa vie. Les
obfiacles qu’elle éprouvoit à descendre du trône
la
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la plôrlgèrent dans cette mélancolie de l’ame qui
dévore l’ambitieux défefpéré de ne pouvoir y
monter. Cette femme, firjgulière jufques dans fes
expreflions, s’écrioit en montrant fes miniftres :
Quand me dèlivrera-uon de ces gens-là? ils font
pour moi le diable.
Il vint enfin, ce jour fl long-temps defiré:
la ville d’Upfal fut choifie pour l’affemblée gêné-'
raie des états; Chrifiine y précédée par la. foule d’un
peuple gémiffant de perdre une jeune fouveraine
qui pouvoit rendre floriffante la nation que fon
père avoit rendue formidable ; environnée du
cortège nombreux des ambafiàdeurs, des miniflres
étrangers, qui , accoutumés àpréfider au couronnement
des princes, alloient pour la première
fois être les témoins d’une cérémonie bien différente
, Chrifiine parée de tous: les otnemens de la
royauté, fe rendit à fept heures du matin dans j
la grande;fàlle du château, pendant que, les cris
du peuple s’élevoienf"autour des murailles du palais:
les orateurs des trois ordres renouvellèrent toute
Pardeur de leurs anciennes remontrances. Celui
des. payfans -s’approcha de la reine, prit fa main,
& la tenant à.genoux, la baifa plufieurs fois fans
prononcer un feul mot ; il fe releva enfuite; &
' s’effùyant les yeux avec fon mouchoir, il fortit
brufquement du château. Chtifline fenfible un
moment au plaifir de fe voir fi tendrement regrettée,
trouva qu'il étoit beau de triompher de
cette fenfibilké qui touehoit à la foibleffe: ufant
donc encore de l’autorité à 'laquelle elle alloit
renoncer, elle déclara aux états affembiés* «-que
»> fon deffein n’étoit pas de leur propofer un projet
** qu’ils pouvoient examiner, mais'de leur donner
v un ordre qu’elle vouloit qu’ils rel peéfafiënt: Elle
ajouta : » quand vous joindriez: une couronne à
» celle que je dépofe, je ne continuerois pas mon
V règne une minute au-delà du termeque j’ai fixé »:
Alors, ayant fait lire à haute voix-, par un fé'nateur,
l-’a&e par lequel; elle renonçait au trône & dé-
(Chargeoit fes peuples du ferment de fidélité, elle
le figna. Les grands du. royaume: s’avancèrent en
fitence pour retevoir les ornemens royaux dont
Chrifiine avoit voulu fe parer , 82 le comte Pierre
Brahé ayant refufé doter la couronne de dëffus
la tête de la reine, elle l’enleva'elle-même, fans
•que-la moindre émotion parût fur fon vif&ge,
•.que toute l’affemblée icontemploit.
CJtrifline foulagée , ceffemblë, du fardeau-qirelle
venoit de: dèpofer, defcendit enj déshabillé de faïiii
felanc-jufqu’à la première: marche de fon trône,
là , déployant cette éloquence qtfelle avoit-cultivée.
avec tant d'ardeur;, elle fit aux états une
harangue fi touchante, qu’une partie des fpeâà-
leurs fut attendrie jufqu’aux larmes : plufieurs,
ajoute rhiftorien de l'a: v ie , fe jettèrent fur fon
manteau. royal & le. déchirèrent, voulant conserver
quelque chofe d’une reine fi tendrement
aimée ; 8c voilà comme l'amour qu’infpirent lés
Souverains devient, une paflion forte -qui-*-comme
fiiflpirte, Tome I f Première part,
CH R
toutes les autres, fe Change en fahafifmè.
Chrifiine voulut que le jour de fon abdication
fût célébré par des fêtes, avec toute la magnï*
ficence que fa paflion pour les arts avoit intro-1
duite dans le royaume:1 impatiente de jouir
enfin de cettê liberté à laquelle -eile venoit de
tout facrifier, elle renvoya fes femmes, prit des
habits d’homme & partit d’U pfal, après un grand'
fefiin, entre’ Onze heures & niirfuît, en difant
aux quatre gentilshommes qui P'accompagnOient :
mon rôle efi joué; partons, je fie veux point voir
régner un autre dans des lieux ou j*étais fouveraine.
Arrêtons-nous uii moment à cette époque, la
plus célèbre de la vie de notre héroïne, Parmi
ceux qui ont gouverné les hommes, on en compté
plufieurs1 qui ont renoncé à la fouveraine puif-
fance. Syllaj ehe^ lès Romains, par orgueil; Charles-
Quirn, chez les- Efpagnols, par foibleffe ; ,Viélor-
Amédée en Savoye, par caprice, ont donné à
l’univers le fpeâacle d’un fouverain qui veut cèffer
de l’être;.mais Chrifiine efi la feule qui s’y foit
déterminée par un motif honorable aux yeux de
la raifon, s’il1 ëff vrai cependant qu’il foit permit
à um fouvenfitt de fecrifier fes fujefs qu’il rend
heureux ? au7 defir fi naturel de l ’être foi-même.
Il n’eft peiif-être pas inutile de remarquer que
tous 1 têux qui- fe font décidés à cette démarche
par des motifs fi différens ^ fè font tous réunie
dans le repentir qu’ils ont eu de l’avoir fait. La ré-
ponfe de Sylia, qui, au moment qu’il fe dépouil-*
loit de la diélat-nre, fut Outragé par un Plébéien;
les fbupirs de Gharles-Quint, devenu ridicule 8c
vil dans le fond*d-’u-n cloîtré (cesterjnes font bien
durs&ce jitgérüpîit bien févere) ;les regrets du'Vieux
ViclOr, défèfpéré dè n’avoir plus d e 1 couronne à
préfenter à fa maîtreffe ; les regards q'üe Chrifiine
laiffa- quelquefois échapper ve'rs le trône de Suède ,
tout! fèmble avertir le philofbphe de tenir en
réferve l’ad'miratron qu'il eft tenté de prodigue?
à des aéliOns q u i, fublimes- en apparence, ne font
fbuvenr que; dès faillies de caràéïèrp que lé repentir
dément.
Libre enfin des préjugés dé- fon- âge, de fort
fexe & de fon rang, C h r ifiin e voyageoit dans les
états voifîns de ceux quelle venoit d’abandonner,
recueillant fans émotion , fur fön paffage, les y
éloges-& les- cenfures quon1 fai foit dè fon abdication
, m on trant f u r c.çla f dit M, ri'Alembert, u n i
p lU lo fo p h ïe fup 'èrieuré à c i l l e même q u i C a v o i t p o r té e
à ' Cùtie a b d ica t io n ,
Chrifiine décidée à fixer fpn féjour en Italie, lè
centre des: arts; & par coriféquent celui du bonheur
pour cette reine lavante, fpngeoiî à abjurer lë
protefla.ntifme, dans i’efpérance de trouver auprès
du pape le féeours qu’elle prévit' que la Suède lui
refnferoit un jour. Les Jèfnites, qui s etoient emparés
de la converfion de cette princeffe, triomphoient
comme fi fon fuffrage eût ajouté beaucoup aux
démonftratioris , de la vérité de notre religion ; les
prpteflans Suédois- étoient-confiernés-, comme f i ,