
«voit même craïrit de l’aimer trop, n’ofa le défendre
«ni fur le Télémaque, ni dans l’affaire du livre des
JMLaximes des Sainls.
Télémaque avoit parti par Tindifcrétion d’un
Valet-de-chambre, qui le fit imprimer furtivement
d ’après une copie qu’il avoit gardée; l’impreflion
<en fut toujours lévérement défendue dans le
royaume pendant la vie de Louis XIV, 8c toutes
les éditions antérieures à 1720 font incomplètes
& furtives. Il eft bon que cet exemple exifte pour
faire voir l’heureux effet des prohibitions. (V o y e z
l ’article Cordus.') ( Crémutius.) Le plus utile des
livres fut vingt ans profcrit, parce qu’on ne vou-
loit pas faire le bien qu’il enfeignoit. Ni M. de
Boze , qui fuccéda dans l’académie françoife à
M. deFénélon, ni M. Dacier, qui le reçut, n’osèrent
parler de Télémaque, parce que Louis XIV vivoit
encore.
Télémaque avoit achevé la difgrace de M. de
Fénélon, commencée par le livre des Maximes des
Saints. Rome & la cour furent pour Boffuet dans
l’affaire du quiètifme , le public fut pour Fénélon ;
8c fa foumiflion héroïque dans cette occafion
impofa filence à fes ennemis & le fit triompher
de fes vainqueurs. Le vaincu, difoit-il lui-même ,
■ aura tout le fruit de la viéloire. En recevant le bref
d’innocent XII qui condamnoit fon liv r e , il
écrivit à l’evêque d’Arras : en pareil cas on
> fouffre , mais on ne délibère pas un moment, 8c il
publia lui même le bref : on dit que l ouis XIV
me put s’emp cher d’admirer cette magnanimité 8c
qu’il alloit rappeller l’auteur , fi le Télémaque n’eut
paru.
. Les courtifans, en comparant ces deux livres,
les Maximes des Saints 8c le Télémaque , difoient
que la grande héréfie, de l’archevêque de Cam-
bray étoit en politique, & non pas en théologie.
Le roi défendit à M. le duc*de Bourgogne
tout commerce avec Fénélon : un prince ordinaire
eût peut-être obéi fans peine ; mais l’élève de Fénélon
pouvoit-il oublier un tel inftituteur ? leur correspondance
exifte.
Cette défenfe ne fut point levée, lorfque M. le duc
de Bourgogne alla faire la campagne de Flandre ,
e n . ïyoS. L’archevêque de Cambray vint fe prr-
fenter à la pofte, où le prince devoir dîner. Le
prince l’accueillit froidement, les courtifans ne lui
parlèrent pas, même pour lui répondre, lorfque
pour la forme il jetoit quelques mots dans la
converfation ; mais ils comprirent qu’en fbrtant
de table ils dévoient làiffer le prince libre avec
lui : alors il l’embrafla en fondant en larmes ; il
l’appella fon ami, lui jura une reconnoiffance
éternelle, fe plaignit tendrement de l’effort pénible
qu’il avoit été obligé de fe faire devant les
ipeâateurs ; &. Fénelon put reconnoître l’ame qu’il
avoit fu former. « Je vous porte, lui écrivoit vers le
même temps ce tendre archevêque , je vous
a> porte fans ceffe-devant Dieu , dans une pré-
» îence plu§ intime que celle fçns, J e *loç-
» nerois mille vies comme une goutte d’eau potît1
» vous voir tel que Dieu vous veut; c’eft-à-dire,
tel que votre peuple a intérêt que vous Soyez.
Et dans la même lettre , il ofe lui reprocher,
au nom du public , une dévotion fombre, feru*
puleufe , & qui n’eft pas, lui dit-il , affez proportionnée
à votre place. Il eut la douleur de
voir mourir en 1712 ce prince , fon efpèrance
8c celle de la France ; & en 1714 , le duc
de Ber?ry fon frère. A h ! s’écria -1-il en pleurant
, à la nouvelle de la mort du duc de Bourgogne
, mes liens font rompus. France , je croyois t'avoir
préparé un derni-fiècle de bonheur , & voilà que
la mort a détruit tous mes travaux : je n'ai rien
fait pour mon pays ; le roi que j ’ ai formé ( Philippe
V ) règne dans une terre étrangère.
Il mourut à Cambray le 7 janvier 1715 , près
de huit mois avant Louis XIV. Un de fes plus
heureux panégyriftes attribue fa mort à un accident.
L ’archevêque faifant fa vifite , paffoit
dans un village à l’entrée de la nuit ; une vache
qui traverfoit un ravin, effraya fes chevaux ; la
voiture verfa & fut brifée ; l’archevêque reçut
dans cette occafion un coup violent, qui fut la
caufe de fa mort. On varie fur la manière dont
Louis XFVreçut cette nouvelle. Des auteurs , qui
peuvent avoir été bien inftruits , difent que ce
prince rendit enfin juftice à tant de vertus ; qu’il fut
touché fur-tout de la générofité avec laquelle
Fénélon , dans le funefte hiver de 1709 , avoit
diftribué aux Soldats pour cent mille francs de
grains qui étoient dans fes greniers ; qu’il fut
■ reconnoiffant du zèle avec lequel l’archevêque de
Cambray avoit fécondé fes miniftres à Utrecht ,
& des divers mémoires qu’il avoit compofés pour
leur inftruélion ; qu’en cohféquence', il alloit le
rappeller à la cour , lorfqu’il apprit fa mort , 8e
qu’il dit à cette occafion : il nous manque au moment
oit nous aurions pu le confôler & lui rendre'
juftice. D’autres ( & c’étoient des contemporains )
difoient que , même en ce moment , le courroux
du roi ne fut point défarmé ; qu’il donna encore
à fa mémoire des marques de reffentiment , 8c
qu’il parla de lui comme d’un ennemi dont il
étoit délivré. On peut bien affiner que Fénélon
ne fut l’ennemi de perfonne , & qu’il étoit incapable
fur-tout de l’< tre jamais d’un grand roi
qui lui avoit confié l’éducation de fes petits-fils ;
mais il pouvoit lui dire comme Burrhus à,
Agrippine :
Vous m’avez de Céfar confié la jeuneiTe ;
Je l’ avoue, & je dois m’en fou venir fans ceffe.
Mais vous avois-je fait ferment de le trahir ? . . . . .
Non, ce n’eft plus à vous qu’ il faut que j’en réponde J
Ce n’eft plus votre fils, c’ eft le maître du monde ;
J’en dois compte , madame , à l’empire romain ,
Qui croit voir fon falut ou fa perte en ma main.
l,ç tableau de? venus eçcléfiaftitjues, épifcopalesj
& fur-tout humaines & charitables de fénélon J
offre le plus doux fpeôacle à une ame fenfible ;
on retrouve dans les moindres chofes l’empreinte
de ce caraâère aimable & aimant. Un de fis
curés fe félicitoit d’avoir aboli l’ufage de la danfe
dans fa paroiffe. M. le curé, lui dit Fénélon, ne
danfons point , mais permettons à ces pauvres gens
de danfer. Pourquoi les empêcher d’oublier un moment
combien ils font malheureux ?
Un philofophe ayant perdu fa bibiothèque par
un incendie , eut affez de fermeté pour dire :
Je n’aurois guère profité de mes livres , fi je ne
favois pas les perdre. Le mot eft beaîf. Fénélon ,
dans un pareil malheur , dit : j ’àime bien mieux
qu'ils foient brûlés que la chaumière d’une pauvre
famille. Voilà Fénélon; c’eft toujours l’intérêt des
pauvres & des malheureux qui fe préfente à lui
le premier.
Après la bataille de Malplaquet , il reçut dans
fon palais & dans fon féminaire tous les bleffés,
8c les fit foigner à fes dépens ; il recueilloit dans
ce même palais tous les malheureux payfans que
la guerre chaffoit de leurs demeures : il en vit
un qui pleuroit 8c ne mangeoit point ; il lui en demanda
la raifon : ce pauvre homme , obligé de
fuir précipitamment à l’approche des ennemis ,
n’avoit pas eu le temps d’emmener fa vache,qui
ffiourriffoit toute 1 fa-famille. Fénélon lui en promet
une autre , & le payfan ne fe confole point.
Jamais., dit-il , on n’en trouvera une pareille à
celle que j’ai perdue* Fénélon prend fon parti , il
part à dix heures du foir à pied , fuivi d’un feul
domeftique ; & , à la faveur de fon fauf-conduit,
il arrive au village de cet homme , trouve fa
vache , la lui ramène lui-même , 8cverfe la con-
folation dans ce coeur défefpéré. Nous avons dé fi malheureufes délicateffes , & les mots chez
nous font quelquefois tant de tort aux chofes ,
que deux hommes de lettres , l’un éloquent ,
l ’autre plein d’efprit, ont été obligés d’employer
une précaution oratoire pour faire paffer ce trait,
qui fuffiroit feul pour faire adorer Fénélon.
Voici encore un trait qui le peint avéc tout le
charme de fon aimable fimplicité. .Au moment
où il alloit monter à l’autel, une piuvre 8c Vieille
femme s’avançoit en tremblant , comme voulant
8c n’ofant lui parler. Fénelon, le premier des hommes
dans l’art d’encourager la foibleffe 6c de
raffurer la timidité , va lui-même à elle avec un
air ferein. Monfeigneur, lui dit-elle , en lui montrant
à peine, & pleurant prefque de honte , une
pièce de douze fols qu’elle vouloit lui préfenter , je
n'ofe.,,. ; mais c’eft que j ’ai beaucoup de confiance dans
vos prières ; (Que! éloge déjà que-cette confiance
d’une femme du peuple dans les prières de fon
évêque ! il eft bien rare que la confiance de ces
fortes de-gens remonté fi haut. ) je voudrois,
ajoutait-elle , vous prier de dire la mefjè pour moi :
Vonne^tma bonne femme , lui répondit Fénélon,
donneç votre o ffrande ; elle fera fans doute agréable à
Dieu. M essieurs , dit-il en fe tournant vers les
prêtres qui l’accompagnoient , apprenons à honorer
notre minijlère. Après la méfié , il fit remettre
à cette femme une fomme confidérable , 8c lui
promit de dire encore le lendemain la méfié à
fon intention.
Dans fes promenades aux environs de Cambray
& dans fes vifites diocéfaines , il entroit
dans les cabanes des payfans , s’affeyoir auprès
d’eux , les foulageoit/8c les confoloit. Les vieil-’
lards qui ont eu le bonheur de le voir , dit. M.
d’Alembert , parlent encore de lui avec le
refpeét le plus tendre : » Voilà , difent-ils , la
» chaife de bois oit notre bon archevêque venoit s’afi.
v feoir au milieu de nous ÿ nous ne le reverrons plus^
i> & ils répandent des larmes. « Les Flamands*
dit M. l’abbé-Maury , difent encore en le bé-
niffant ‘.le bon archevêque ! ils ne le car^ftérifent que.
par ce bel attribut , qui difiingue l’Etre fuprême.
Pour peu que les hommes ne foient pas enrié*v
rement hors de l’influence de la cour , l’hiftoire.
eft trop fouvent un monument de leur bafiefie.
Tandis que Fénélon s’humilioit fi noblement fous
la cenfure du fouverain pontife , fes lûfîragans
ofoient vouloir l’humilier encore : l’évêque de
Saint-Omer trouvoit qu’il n’en faifoit pas affez ,
8c vouloit qu’il condamnât , outre fon livre/ des
Maximes des Saints, tous les écrits apologétiques
qu’il avoit compofés pendant le cours du procès.
Lorfqu’il fut reçu à l’académie françoife , deux
académiciens eurent l’indignité de lui donner des
boules noires ; des boules noires à Fénélon! ..."
Pendant fa longue retraite à Cambray , fes ennemis
(car , dit M. d’Alembert , à la honte de
l’humanité , Fénélon eut des ennemis , ) avoient
placé auprès de lui , à titre de grand - vicaire ,
un efpion chargé d’examiner fa conduire 8c d’en
rendre compte. Ils efpéroient que la vertu de ce
prélat , vue de près 8c de fuite , fe démenti-
roit dans quelques momens , 8c pourroit fournir
des armes contre lui ; en tout cas , le x délateur
auroit fait fon métier , il auroit calomnié , il
calomnia en effet ; mais il s’en repentit, 8c enfin,
cédant à l’afcendant invincible d’une vertu fi
confiante 8c fi aimable , dont il étoit tous les jours
le témoin , il fe jette aux pieds de Fénélon , lui
révèle tout , lui avoue le perfonnage indigne
dont il avoit eu la baffeffe de fe charger , lui en
demande pardon , 8c ne fe pardonnant pas à lui-?
même , court s’enfevelir à la Trappe.
Fénélon, fi indulgent à l’égard de tout le monde ,
étoit toujours févère à lui même , 8c régloit fa
conduite fur les principes antiques , autant que
la différence des fiêcles pouvoit le permettre.
Lorfqifil fut nommé à l’archevêché de Cambray ,
il remit fon abbaye de Saint-Vallery , pour ne
pas violer, difoit-il , la loi de l'Eglife qui défend
de pojféder plufieurf bénéfices. 11 a en falloit pas