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à ceux dont les premier s pas, dans la carrière <}u ils
ont choifie, ne font pas heureux ; c eft le plus encourageant
qui puiffe .être propofé à ceux , en qui
•Tamour.de la gloire & un travail opiniâtre trouvent
de grandes difficultés à vaincre. Dcmojthenes
étoit encore dans l’enfance, lorfqu’une caule importante,
qui occupoit le barreau , & partageoit
toute la v ille, excita fa curiofité; il voulut 1 aller
entendre plaider. Témoin des fuccès de 1 orateur
Calliflrate , qui gagna cette caufe , des applaudil-
■ femens qu’il reçut, des honneurs dont on le
combla, il fentit que rien n’égaloit la gloire d un
orateur, que rien n’étoit fi doux que de perlna-
d e r , & que l ’empire de la parole étoit le premier
des empires. C e que les lauriers de M.ltiade
»voient été pour Thémiftocfe , ceux de Calliika-e
5e furent pour Dimoflhèncs, & de ce.moment, le
prince des .orateurs grecs i e déclara , par le deur
fe u l de le devenir.
Mais i l avoir .à paffer par des épreuves bien
cruelles ; impatient de s’élancer dans ta carrière,
il n’y frit connu d’abord que par des chutes ; tous
les vices de prononciation, que des organes rebelles
avoient pu lui donner, & qu’une éducation
négligée avoît pu lui tailler, il les 'porta au barreau
& c’étoit le barreau d’Athènes ; il ne pou-
•voit pas prononcer ta lettre r , il begayoït fur
beaucoup de fyllabes; fa vota foible, fa tangue
embarraffèe, fa refpiration difficile & genee, fo-
■ blieeoient de couper défagréablement des périodes
'trop longues, il fubi t le jugement Jupe rbeAt ces oreil-
les délicates, accoutumées aux ionsîles plus purs
& à hharmome ta plus favante, il fut Mlle, K
„o u r comble de douleur, il jugea qu d avoit me-
| p de l’être, que l’éloquence & la gloire n croient
pour lui que de belles chimères , & qu il devoir re-
inoncer à un état dont en ce moment i l croyoït fe
jfiejitir incapable.
Un de fes juges qui, à travers fes défauts, avok
«pperçu le germe de fes tâlens, lui rendit lefpe-
cance & lé courage qui ne demandoient qu a
«rentrer dans fon coeur ; il reparut au barreau, ai
me fut pas plus heureux.
I l retournoit chez lui , le découragement & le
jdéfefpoir dans l’ame; il rencontra Satyres , un des
plus wcellens afteurs du temps, & fon ami. »Qu*
l vous êtes heureux! lui dit- il , que ne donnerols-
„ U pas pour ssktemr un feul des applaudijemeris
J J o n vous prodigue.» ,1 Plein de .fa confbfton
de fa diforaceL i l ne put parler d autre
nhefe. Satyres .jugea, par fa fenfibilite meme,
mue rien n’éteit défefpére. I l laççompagna chez
îu h » Récitez-mo;!, lui dittil, telles & . telles fce-
ncs de Sophocle & d’Euripide ; quand Demofthenes
fCUt fin i. vous concevez bien ces morceaux, foi dit
Satvius., mais -vous ne les exprime£ pas : Satyrus
alore ies déclama» Démojlhènes .l’ayant entendu,
avoua, .que pour lu i , il n’avoit fait que rendre,
ÇDCore «es-jin parfaitement0 le fens général, St
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que Satyrus lui faifoît fentir avec finefle 8t avee
force, une multitude de fens acceffoires, fans
compter la beauté des Ions., 6c la grâce d’une
prononciation parfaite. 11 comprit dé«;-lors toute
rétendue de cet art, qii’on appelle allions, il vit
tout ce qui lui manqùoit, tout ce que la nature
lui avoit refufè, tout ce que le travail & l’étude
lui réfervoieiu,il jura de J’acquéiir., il voulut, 8c
il réuffit.
Il s’attacha d’abord à vaincre les difficultés de
prononciation, par un exercice continuel, il ajou*
ta enfuite aux difficultés ,.en fe mettant des caiU-
louxdans la bouche, ,8c en s’exerçant à prononcer
ainfi, avec autant de facilité, que fi fes organe?
enflent été parfaitement libres ; il apprit à fuf*
pendre fa refpiration, -en s’exerçant à prononcer
à haute voix les périodes les plus longues, à varier
les infléxions, à marquer ia cadence des in-
cifes 8c le développement de la phrafe entière, 8c
cela en marchant, en courant, en montant, e*
graviffant contre des Eochers efcarpés.
Se rappeilant fur-to.ut, combien les murmures
du peuple & fes môuvemens tumultueux l’avoient
troublé effrayé dans fes premiers plaidoyers »
il alloit fur le bord de la mer, dans le temps où
elle étoit le plus agitée; là , il prononçoit fes harangues
d’un ton ferme & inébranlable, luttant
contre le fifflement des vents, le mugiiTement des
flots, le fracas des tempêtes, & s’accoutumant à
n’être ému-de rien, 6c à triompher de tout.
C ’étoit peu de parler avec force, il falloit parlef
avec grâce ;;il falloit animer & mefurer les geftes f
qui, dans un certain degré , ont tant d’expreflfion,
qui en-deçà, relient fans effet, qui au-delà, ont
fi fouvent un effet défâgréable. Baron., le Satyrus,
l’Efopus & le Rofcius du dernier fiècle. Baron 9
•modèle 8c oracle en ce genre, difoit que dans le
•gefte ordinaire, les hras ne dévoient point paffer
la hauteur de l’oeil; mais, ajoutoit-il, Ji lapajfion
les porte au-dejjus de {a tète, laiffe^-la faire, la paf-
(ion en fait plus que les règles. Cependant, comme
tout m’eft point paiffion, c’eft à la grâce 8c à la dé-
pence à remplir les intervalles.
Oferons-.nous le dire ? .un miroir fut le maître
de Démojlhènes, à cet égard, corn,me il l’e.ft quelquefois,
dit-on, des grands aéleurs, & des .jolies
femmes : cette matière eft plus férieufe qu’on ne
penfe; quand on parle avec dénigrement des gra*
ces étudiées devant le miroir, on entend des grâces
qui paroiflent étudiées, parce qu’elles ne l’ont pas
été aflez, qui cotifervent de l’afFeâation, 8c qui
; dès-lors ne font plus, ou ne font pas encore des
! grâces. Les .précieufes font fort ridicules,, fans dou-,
^ te , lorfqu’elles demandent le confeiller des grâces%
’ comme : fi c’étoit un mot d’un ufage ordinaire, 8c
que le domeftique le plus ignorant dut entendre^
i mais c’eft un mot plein de fens, & qn’up philo-
1 foplie ponvpit avoir dit avec fticçès, en k plaçant
I bien; c’.eft fte ce coufeillpr toujours ftnçèrc, Sfi#
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Ht d'êguife & n’excufe rien, que Baron avoît ap-
jpris à charmer au théâtre les femmes fenfibles, 6c
fe Kain à dompter ,çomme Dcmoflhhnes, une nature
ingrate 8c rebelle»
C ’eft Démejlhenes', qui a dit que la première partie
de l’éloquence, étoit Vaftion , la fécondé, Vaction,
la troisième# Valtion, 8c il avoit bien acquis
le droit de parler ainft ; il s’étoit rendu dans ce
genre, le plus éloquent, le plus entraînant de
tous les orateurs. Efchine, fon rival 8c fon en-
uemi, qu’il avoit feit bannir d’Athènes par fon
éloquence, s’étoit retiré à Rhodes,- ou il avoit
ouvert une école de rhétorique, que fon nom a
tendue long-temps célèbre ; il aimoit à lire à fes
difciples les deux fameufes oraifons rivales fur
fta couronne ; on applaudifîbit la fiennemais on
étoit tranfporté de celle de Demofthenes', ehl quefe-
toït-ce donc, difoit Efchine,y? vous lavieç entendu
lui-même ? ou, comme d’autres, traduifeni, f i vous
4vie% entendu rugir le mon fite^.
Ajoutons-ici un témoignage d’un autre genre,
& plus flatteur, qu’Efchine rendit à Dém ojih cnes ,
ajoutons que^Demofthenes, vengé par un jugement
public, du rival qui Favoit injuftement attaqué,
loin de triompher de ce fuccès r courut après Ef-
chine, le confola, le plaignit, lüi offrit des fecours-
& des foins ; 8c que le dernier mot d’Efchine r en
quittant Athènes , fut, comment ne regretterois-je pas
Mine p a tr ie , ou j e laijfe des ennemis p lus généreux
que j e ne p u is efperer de. trouver ailleurs les; amis
mêmes l
Les harangues de Démofthènes, quoique dépouillées
de cette magie de l’aélion qu’il avoit pouffée
fi loin, n’bnt ceflé de faire l’admiration de tous les
fiècles 8c d’être propofées aux orateurs , comme
leur plus parfait modèle : aufli n’avoit-il pas moins
^feit pour l’éloquence de l’efprit, que pour celle du
corps, pour la parole r que pour Vaélion. Démecrite
s’enfermoit dans des tombeaux pour méditer, Dé-
mofihênes defeendoitdans un cabine tfouterrain,pour
compofer fans être importuné par le bruit , ni dif-
trait par les objets extérieurs ; là , il paflbit des mois
entiers fans for t ir , 8c pour n’être pas tenté de-
rentrer dans le monde avant le temps, 8c de laifler
fes travaux imparfaits., il fe mettoit hors dîétat dé
paroître, en fe faifant rafer la moitié de la tête.
C ’eft dans cette retraite entièrement féparée dii
inonde 8c inacceflible à tous,, qu’à la lueur d’une
lampe , il écrivoit ces harangues immortelles j.
dont fes-ennemis & fes envieux difoienr, qu elles
fentoient l'huile ; «on ne fera, pas, répliquoit-il ,1e
». même reproche à vos productions légères ». En-
général, le travail, loin d’Ôter aux ouvrages l’air
fecile, contribue à le leur donner ; c’eft à- force
d’art, qu’on eft parfaitement naturel, 8c Démofthèr-
nés étoit irréprochable à- cet égard..
Tous les amateurs de l’éloquence fe partagent-
entre lui 6c Cicéron, mais il y a ici une chofe re-,
»jarquable y c’eft que ceux- qui, donnent la prêté-
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reftee à Démofthènes, ofent infinuer, que Cicéron*,
n’étoit pas éloquent, au-lieu que ceux quipréférenc ,
Cicéron , ne difént pas la même chofe de Démoflhi-
nés. S’il n’y a qu’une éloquence, celle qui entraîne
, Démojihcnes feul eft éloquent :■ s’il y en a plu—
fleurs., fi l’éloquence qui enchante a aufli fe&
droits y fi l’efprit, la raifon , le goût, le fenti-
rnern, les grâces, la philofophie, les plus vafte^
connoiflançes, les plus pures lumières, les idées
les plus morales, les plus riches développement
du ftyle le plus parfait, ajoutent à l’éloquence 8c tm
font partie, qui pourra, dire que Cicéron n’étoit pat
éloquent h
C ’étoit à Bofluet de* préférer Démofihtnes ; Bof»
foet, que M . de Voltaire appelloit le feul françois
éloquent, parmi tant d’écrivains élégans. Fénelon,,
médiocre dans l’éloquence qui entraîne, parfait
comme Cicéron, dans, celle qui enchante^ avoit
intérêt de préférer le genre où il avoitiÉant de fu-
périorité ; mais c’étoit une des perfeétrons de Fénelon
de favoir goûter le mérite qui avoit le moins
de rapport avec le fien, 8c. d’être défintérefle dans
fes jugemens ;. il préféré Démojlhèncs à tout, 8c on
n’a jamais ni plus favorablement jugé ce grandi
orateur,ni mieux earaâér-ifé fon éloquence.
s Démojlhèncs,. dit-il,- eft trop vivement touché
» des intérêts de fa patrie, pour s’amufer à tous
» les jeux d?efprit d’Ifocrate». . . . . Vous ne
n fauriez le lire fans voir qu’il porte la république
»• dans le fond de fon coeur. C ’eft la nature qui
v parle elle-même dans fes ttanfports. L’art y eft
»• fi achevé , qu’il n’y paroît point.......... Dèmofi-
» th'enes paroît fortir de foi & ne voir que la patriei
» . .. .11 eft au-deflùs de l’admiration. Il fe fert
* de la parole , comme un homme modefte de
v fon habit pour fe couvrir............... On ne p e r t
» le critiquer parce qu’on eft faifi. On penfe au»
» chofes- qu’il d it , & non à fes paroles. On le.
» perd de v u e , on n’eft occupé que de Philippe
n qui envahit tout»,.
Fénelon, danale même endroit, dit de Cicéron^
i l fait honneur à la parole ; mais, fon coeur eft pous
Dèmojlhhnes».
En général, c’eft par les grands effets que î’élo^
qüencede Démojlhènes fe diftingue. JJ'ocrate, difoit:
Philippe , s’efcrime avec le fleuret, Démojlhènes fe
bat avec l'épée.. Aufli dans fa jeunefle avoit-il pré-
: féré aux leçons d’Ifocrate,. celles d’I fé e , orateur
: impétueux, qu’on repréfente fous l’emblème des
[ foudres ou des torrens. <
Démojlhènes r qui favoit infpirer tant dé courage
à fes concitoyens, avoit pris la fuite à la bataille de
Chéronée; une ftarue de bronze que les -Athéniens;
lui avoient érigée., portoit cette infeription :•Dé—
mojlhènes , f i ta valeur eût égalé ton éloquence, jamais*
le mars macédonien n auroit triomphé de la Grèce»,
C ’étoit dans, la tribune, qu’il étoit redoutable ay»