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«voient, dit - on , trop lentement & trop faiblement
fecouru les Agrigentins; Denys , à cette
occafion, déclama contre les magiftrats de Syra-
cufe avec tant d’audace, de farce & de perfévé-
rance, qu’il les fit dépofer; & comme en pareil
cas l’autorité paffe à celui qui a renverfé celle qui
exiftoit, Denys fe vit à la tête des nouveaux
magiftrats.
Le même prétexte lui fervit pour joindre la
puiffance militaire à l’autorité civile : les chefs de
l ’armée a voient trahi la république & facrifié les
intérêts de la Sicile & de la Grèce, il les fait
cafter, & en même-temps il fait doubler la paie
des foldats, il rappelle les éxilés, l’affemblée eft
remplie de fes créatures ; on étoit toujours preflè
& menacé par les Carthaginois, on fe reflouvient
que dans des conjonéhires à peu près pareilles,
G e lo n , élu généraliflime, comme chez les Romains
on nommoit un diâateur dans les temps
difficiles, avoit taillé en pièces trois cent mille
Carthaginois auprès d’Himère , on nomme Denys
généraliflime avec un pouvoir abfolu.
Bientôt une fauffe conjuration, un faux projet
d’aflaffinat de la part des magiftrats & des com-
mandans dépofés, de faux dangers auxquels Denys
prétendit avoir échappé avec peine, lui fervirent
de prétexte pour obtenir une garde ; c ’étoit par
le même artifice, familier à tous les tyrans anciens
& modernes, que Pififtrate avoit obtenu à Athènes
la même faveur ; il change tout alors dans l’armée
& dans le gouvernement, toutes les places font
occupées par fes amis & fes partifans , & la
tyrannie étoit affermie fur des fondemens inébranlables,
lorfqu’on commençoit à foupçonner
a Syracufe, qu’on avoit réuni dans la main d’un
feul homme, plus de pouvoir qu’il ne convenoit
à un état libre.
Alors il y eut des complots réels & des réclamations
éclatantes en faveur de la liberté. Un
citoyen généreux, nommé Théodore, entendant
Denys parler en public, de vi&oires remportées
fur les Carthaginois, & d’efpérances d’une paix
prochaine, lui dit, suffi en public: a la paix ne
» fait que le fécond de nos voeux & de nos
» befoins ; la liberté, eft le premier ; quand nous
n la rendrez - vous ? » Denys éluda Ta queftion ,
& s’attachant à infpirer , tantôt la crainte par des
vengeances cruelles, tantôt la bienveillance par
une grande popularité, tantôt la confiance par
une application continuelle aux foins du gouvernement,
tantôt l’eftime par des talens diftingués,
il parvint à conferver pendant trente-huit ans l’autorité
fouveraine , & à la tranfmettre fans contradiction
à un fils incapable, comme Crom/wel
tranfmit le protectorat d’Angleterre .à Richard,
fon fils. Sa vie eft un mélange de vices qui font
horreur, & de vertus qui excitent l’admiration,
& l’on voit auffi le mélange de ces deux fenti-
mens dans la conduite de ceux qui ont à traiter
avec lui.
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Nous avons vu dans l’article Damoclès, que
Denys fentoit tout le malheur de fon état ; nous
avons vu dans l’article Damon, qu’il fentoit tout
le prix de la vertu. Si fon état avoit des peines
cruelles, il avoit auffi des avantages; Denys ne
fut pas infenfible au privilège de fe mettre au-
deflus des loix. Il époufa deux femmes à la fois ,
une étrangère, une Locrienne, nommée Doride,
une citoyenne nommée Ariftomaque, fille d’Hip-
parinus, & fceur de Dion. Il les aima toutes deux
également, les refpefta, les fit refpefter à a na»
tien , & fut auffi bon mari que peut l’être un*
bigame.
Il s’étoit d’abord adreffé aux habitans de la
ville de Rhège, pour obtenir la femme étran-*
gère qu’il vouloit époufer ; leur réponfe avoit
été, qu’ils n’avoient que la fille du bourreau à
donner à un tyran. Denys affiégea Rhége ; le
fiége dura près d’un an , Denys y fi# bleffé. Les
Grecs d’Italie avoient pris le parti de Rhége , il
remporta fur eux une grande viCtoire, fit plus-
de dix mille prifonniers, qu'il renvoya fans ran-
çon pour détacher les Grecs de l’alliance de
Rhége ; il prit enfin cette v ille, par famine, St
trouva toutes les rues remplies de cadavres que
la faim avoit confumés ; il prit vivant, Phyton,
commandant de la garnifon ; il le fit attacher au-
haut d’une machine, pour le donner en fpeClacle
à l’armée de Syracufe ; là , il lui fit dire que fon
fils avoit été jetté dans la mer : il a été plus heu»
reux que moi d’un jour, répondit Phyton ; il le
fit enfuite détacher, promener ignominieufement
dans toute la ville, battre de verges, raffafier.
de fupplices & d’opprobres qu’il vouloit encore
prolonger ; mais s’appercevant que ce fpedacle
révoltoit fon armée, & entendant déjà ces murmures
qui menacent les tyrans, il fe hâta de luï
donner * dans la m e r , le même tombeau qu’à
fon fils.
Tantôt on pouvoit tout dire impunément à
Denys , tantôt un feul mot hàfardé coûtoit la
vie. Un jour il faifait des plaifantenés fur Gélon
qui avoit été avant lu i, tyran de Syracufe, mais-
tyran aimable & aimé j Denys jouant fur ce nom-
de Gélon, qui fignifie ris ou rifée, difoit qu’il avoir
été la rifée de la Sicile. Refpe&ez-le, lui dit Dion ,
vous lui avez l’obligation de régner ; on fe. fie
à vous à caufe de Gélon ; mais à caufe de vous g
on ne fe fiera plus à perfonne : Alex and rep our
bien moins, avoit tué Glitus. Denys prit cette
leçon en bonne part.
'Thefta, fa faeur, lui en fit une plus forte en-
core. Polyxène, fon mari,«redoutant la vengeance*
du tyran , qu’il avoit peut être allumée par quelque
conjuration , s’étoit enfui fecrètement de 1&
Sicile, ce qui annonçoit âu public une méfin-
telligence marquée dans la maifon de Denys •
celui-ci fit des reproches à fa fceur, de ce que
n’àyant pu ignorer le projet de cette fuite, elle
fie l’en avoit pas averti. Tu vois bien, lui dk-elle>
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^ue je l’ai ignoré, puifque je n’ai pas fuîvi tnofl
mari ; ne ferois-je pas plus heureufe & plus fière
d’être appellée par-tout la femme de Polyxène
banni, que d’être appellée ici la fceur du tyran ?
Non feulement Denys ne lui témoigna point de
reffentiment, mais il laiffa même éclater fon
admiration, & dit comme Céfar :
O courage héroïque !
Que ne puis-je à ce point aimer ma république !
Au contraire , il fit périr Antiphon, parce
qu’ayant demandé un jour, quelle étoit la meilleure
cfpèce d’airain , Antiphon avoit répondu que
c’étoit celle dont on avoit fait les ftatues d’Har-
modius & d’Ariftogifon. On fait que ces deux
Athéniens avoient fait ceffer là tyrannie des Pi-
fiftratides & remis Athènes en liberté. Son barbier
ayant fait la plaifanterie de dire qu’il portoit plu-
lieurs fois par femaine, le rafoir fous la gorge du
ty ran, Denys, perfuadé qu’il avoit été tenté de
profiter de l’occafion, le fit auffi mourir, & pour
ne plus confier fa tête à un barbier, il voulut
que fes filles appriffent à le rafer.
Qui tribus anticyris caput infanabile nunqutm
Tonfori Licino eomniiferit•
Dans la fuite, fe défiant même de fes filles,
«u au moins du rafoir, il fe faifait brûler la
barbe & les cheveux avec des coquilles de noix
allumées : d’abord il employoit fes filles à ce mi-
niftère, enfuite il ne voulut plus s’en fier qu’à
lui-même. Son lit étoit placé dans une efpèce
d’ifle, environnée d’un foffé large & profond ; on
n’y arrivoit que par un pont - levis qu’il levoit
toutes les nuits. S’il alloit chez fes femmes, ce
n’étoit qu’après avoir fait fouiller par-tout avec
grand foin. Son frère, ni fon fils même, n’entroient
dans fa chambre, qii’après avoir changé d’habits ,
& après avoir été exadement vifités par les
gardes. Et les gardes mêmes, comment s’y fioit-
il - pour pouvoir défendre, il faut'qu-’ils foient
armés, & ne peuvent-ils pas attaquer?
Denys portoit fous fa robe une cuiraffe d’airain ,
«1 fortoit rarement , & quand il croyoit devoir
haranguer le peuple, c’étoit du haut d’une tour ;
pour être invulnérable, il fe rendoit inacceffible.
T a n t de précaution* con tre mon jo u r fa ta l
Mc rendroient méprifable & me défendroient mal ,
dit Céfar ; Denys même penfoit quelquefois
ainfi; on le voyoit abjurer fes précautions & fes
craintes, converfer librement avec le peuple &
devenir acceffible jufqu’à la familiarité, il eft
quelquefois fi différent de lui-même, qu’on pour-
rott croire que fa vie a été écrite fur les mémoires
(EfiD.tratliôoires de fes amis & de fes ennemis.
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Denys fe pîquoit, comme Néron, d’exceller dans
la poéfie, &. cette idée étoit très-accueillie par fes
flatteurs. Philoxéne, grand poète & nullement flatteur
, confulté par le tyran , fur quelques vers , lui
en parla avec la même f anchife qu’Alcefte parle à
Oronte, des fiens ; le tyran irrité l’envoya aux
carrières, c’étoit la prifon publique. Au bout de
quelque temps, le croyant corrigé, ou croyant
Woir mieux fait, il lui lut d’autres vers: Philoxéne
fe tournant du côté des gardes, dit, pour toute
réponfe & pour tout jugement : qu’on me remène
aux carrières. Denys trouva la plaifanterie fi bonne,
qu’il ne put s’empêcher d’en rire , & reçut en
grâce Philoxéne , qui , de fon c ô té , rabattit
quelque chofe de fa franchife : c’eft ce même Phi—
loxène, qui étant à la table de Denys, & voyant
qu’on,ne lui fervoit qu’un petit poifton, tandis
qu’il y en avoit un gros devant Denys, fit la
plaifanterie beaucoup moins bonne, dont la Fontaine
n’a pas dédaigné de faire le fujet de fa fable
intitulée : Le rieur & Les poijjons, quoiqu’il jugeât
lui-même cette plaifanterie affez infipide.
Denys difputa jufqu’à deux fois aux jeux olympiques
, le prix de poéfie & celui de la courfe
des chars ; fes chars furent* brifés, fes vers furent
fifflés , fes flatteurs l’aflùrèrent qu’on n’avoit point
de goût à Olympie , & ce qu’il y a de fmgulier,
c’eft que les flatteurs n’avoient peut-être pas tort,
car Denys remporta le prix de poéfie à Athènes,
où étoient certainement les melîl urs juges en
ce genre. Dans le tranfport de fa joie, il donna
des fêtes & des feftins où il gagna une indigef-
tion , dont il mourut l’an 372, avant J. C . , les
médecins ayant, dit on , un peu chargé la dofe
de l’opium qu’ils lui donnoient pour appaifér fe s
douleurs.
Denys l’ancien eft un des impies du paganifme,'
il pilloit les temples & infulroit aux dieux : retournant
à Syracufe , par un vent favorable ,
après avoir pillé le temple de Proferpine, à
Locres : vous voye{, dit-il, que les dieux immortels
n’ont point de rancune, , ils favprijent la navigation,
des facr'déges., Il fit ôter à Jupiter un manteau
Ü’or maffif, offrande du tyran Hiéron, en difant
que ce manteau étoit bien lourd en é té , bien
froid en hiver, & il en fit mettre un de laine,
qui fera bon, dit-il, en toute faifon.
Il ôta auffi à l’Efculape d’Epidaure , fa barbe
d’o r , en difant : Apollon , ton père, n en a point•
Des tables d’argent, placées dans divers temples ,
portoient cette infeription antique : aux dieux bons.
Profitons, dit-il, de leur bonté, & il fit enlever
ces tables.
Denys crut pouvoir marier enfemble les en-
fans de fes deux femmes. Denys, le jeune, fils
aîné de la Locrienne, époufa Sophrofine, fille
d’ariftomaque ; Arête fut auffi unie à un de fes
frères, après la jnort duquel elle époufa Dion ,
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