
fcavoir : que la philofophie étoit une profeffion publique,
& non une fini pi e difpofition de l’ame;
fans cela, comment le banquier eût-il pu juger fi
les enfans étoient philofophes, ou non? Ne nous
étonnons point, par la même raifon, fi Cratès,
daus une efpèce de tarif de la fortune nécéffaire à
différentes proférions, ne mettoit que trois oboles
pour le philofophe. On lui demandoit à quoi fer-
yoit la philofophie? Elle apprend, difoit-il, à fe
contenter de légumes & à vivre fans foins & fans inquiétude.
C ’eft le fi pranderet olus patienter de fon
maître. Horace n’a pas eu de peine à faire voir
combien cette vie indépendante & contemplative
eft au-deffous d’une vie aélive, utile au monde,
qui procure & exige des jouiffances, & .011 l ’on fait
fon bonheur, en faifant celui des autres.
Scurror ego ipfe mihi , populo tu , reci.us hoc &
Splendidius multb eft equus ut me portet, alaf rex ,
Officium fa cio t tu pofcis villa, rerum
Dante miner, quamvis fers te nullius egentem....
Sedït , qui timuit ne non fuccederet ; efio.
Quid ? qui perfecit , feciunt viriliter ?
Gratis y dit*on, poufloit la recherche de la négligence
& l’affeélation de la pauvreté, jufqu’à un
excès révoltant, les pièces de fon manteau étoient
des peaux de mouton qu’il appliqüoit par defïiis
fans-aucune préparation. Avec cet extérieur dégoûtant,
un vifage difforme, un corps mal fait, il inf-
pira une grande paffion à Hipparchie, feeur d’un
philofophe, & qui l’étoit apparemmenr beaucoup
elle-même. Soit infenfibilifé, foit générofité, Craies
fit ce qu’il put pour la détacher de lui ; il fe préfenta
en vrai cynique tout nud devant e lle, & fur de
n’être pas vu ainfi à fon avantage, voilà, lui dit-il
en toute humilité, Vépoux que vous demandeç ; puis
jettant à terre fon bâton & fa beface, voici ajouta-
t-il, tout fon bien. Et l’époux & le bien convinrent à
Hipparchie. Crûtes, fi l’on en croit Diogène Laërce,
Sextus Empyricus & Apulée, la mit encore à une
dernière épreuve ; il voulut, que, puifqu’elle ne
rougiffoit'pas du mari, elle ne rougît pas non plus
du mariage, & qu’en dignes cyniques, ils fe ma-
riaffçnt publiquement en plein portique ; elle y
confentit encore. Çratès eut d’Hipparchie deux
filles, qu’il maria aûffi en cynique à deux de fes
difciples, & comme il ne vonloit pas les tromper,
il les leur confia, & leur permit de les éprouver
pendant trente jours; elles fortirent de l’épreuve
avec honneur. Malgré ce mépris des moeurs $c
des bienféances, Crat'es étoit, dit-on, un homme
vertueux. Un citoyen, nommé Nicodrome, s’étant
emporté jufqu’à le maltraiter, au point que les
marques de fa violence refterent imprimées fur- le
vifage du philofophe, Crat'es fe contenta de mettre
au défions un écriteau avec ces mots : Cefl Vouvrage
de Nicodrome. Leçon ou vengeance un peu
éloignée de nos moeurs, mais au fond, équitable
autant que modérée.
Alexandre fit à Craies le même honneur qu’à
Diogène fon maître, il alla le voir. Il avoit ref-
peélé la maifon de Pindare dans la deflruélion de
Thèbês, il offrit à Crat'es de rétablir cette v ille ,
parce qu’elle étoit aufli fa patrie. Un autre conquérant
la détruiront , répondit Crat'es. 11 vîvoit
plus de trois fiècles avant J. C. Zénon fut fon dif-
ciple.
Il y a/un autre Crates y philofophe académicien,
ami,difciple & fucceffeur de Polémon, dans fon
école, vers l'an 272 avant J. C.
CR ATINUS ( Hiß. litt. anc. ) , un des poètes de
ce qu’on appelloit chez les Grecs, Vancienne cor.
mèdie.
Eupolis atque Cratinus Ariftophanefque poi’tce ,
Atque alii y quorum comoedia prijea virorum eft.
Il mourut à quatre-vingt-dix-fept ans, près de
quatre fiècles & demi avant J. C.
CRATIPPUS ( Hiß. anc. ) , maître de philofophie
à Athènes, qui eut pour difciples Brutus &
Marcus Tullius, fils de Cicéron. Quanquam te,
Marce fili , annum jam audientem Craiippurn, idque
Athenis, abimdare oportet proeceptis inflitutifqüe.phi-
lofopfiice. , propter fummam & doEloris auEloritatem &
urbis, &c. C’eft , comme on fa it, le commencement
des offices de Cicéron. Pompée , après la bataille
de Pharfale , alla voir Cratippus , & mécontent
des dieux qui avoient fervi Céfar, tandis que
Caton fuivoit Pompée , il fit contre la providence
l’objeélion ordinaire, tirée des malheurs de la vertu;
Le philofophe, dit un auteur, confola le guerrier,
&. juftifia la divinité.
CRÊBILLON'( P rosper Jo l yo t d e ) ( Hiß,
litt. mod. ) ,auteur d'Atrée & Thyefle , d'Elettrèy de
Rhadamifle & Zènobie ; ce mot ftiffit à fa gloire ,
8c contient feul toute fon hiftoire : s’il n’eft pas le
premier des poëtes tragiques François , fi celui qui
fut être à-la-fois Corneille, Racine, Crêbillon & lui-
même, eft néçeflairement bien fupérieur à celui
qui ne fut que Crêbillon., il eft dû moins le plus
tragique de nos poëtes, & s’il avoit eu le talent
d’écrire comme foii heureux rival, comme fon
illuftre vainqueur , il feroit à Corneille & à Racine
ce qu’Efchyle eft à Sophocle & à Euripide ; auffi,
l’a-t-on appellé XEfchyle François, D’après le caractère
de fon efprit dans l’enfance, & celui de fon
talent dans l'âge mûr, le caraélère de fon ame a
plus d’une fois été calomnié. La note que feç
maîtres avaient faite fur lui au collège des jéfuites
de Dijon , fa patrie, étoit : puer ingenïofus , fed inf
in is nebulo, Enfant plein d’ej'prit, mais infigne vaurien;
ce qui, félon l’interpretation de M. d’Alem-
bert, fignifioit feulement qu’il étoit un peu indocile
aux petites règles de l’école, & qu’il n’étoit
peut-être pas aveugle fur les défauts de les maîtres.
Dans
33a*s les infâmes couplets attribués à Roufiean;
& ou il eft toujours parlé de grève & de tombereau
, on es parle à Crêbillon, ainfi qu’aux plus
honnêtes gens, & on donne une grande lifte de
Vices qu’on lui attribue & qu’il n’eut jamais , c’eft
le ftyle de fauteur de ces couplets, quel qu’il foir,
& tout cela ne fignifie abfolument rien. Mais Cré-
billon nous apprend lui-même que le public prit
mauvaife opinion de l’auteur d’Airée ; , «On me
» charge, dit-il, de toutes les iniquités d’Atré e ,
» & l’on me regarde encore , dans quelques en-
» droits, comme un homme noir, avec qui il ne
$> fait pas sûr de v i v e , comme fi tout ce que l’ef-
prit imagine devoir avoir fa fource dans le coeur».
Un procureur, chez qui Crêbillon, fe deftinant ou
étant d eft; né par fes parëns à la profeffion d’avocat,
étclt clerc dans fa jeuneffe, eut la gloire d’être
phisjufte & plus pénétrant que le public, & que
beaucoup de gens de lettres fur les talens naiflans
de fon élève, il vit que lamature Tappelloit au
théâtre, 8c non pas au barreau ; quelques chûtes
qui préparoient fa gloire, comme la défaite de
Confarbruck formoir Créquy , lui firent croire d’abord
que le procureur s’étoit trompé, celui-ci tint
bon & défendît Crêbillon. centre lui-même , comme
Boileau avoitdéfendu^i^/i^ contre le public, qui
plu5 eft,contre Racine lui-même. Enfin Crêbillon donna
la tragédie dUAtrée ; le procureur alors attaqué
d’une maladie mortelle,fe fit porter à la première re-
préfentation, elle fut froidement accueillie, mais le
procureur ne s’y méprit pas, il embrafTa fon ami :
je meurs, content , lui dit-il, je vous al fait poète, &
je laifje un homme à'la nation. Ce feroit mal juger
un auffi beau trait que d’y remarquer feulement
cette petite fingularité d’un procureur jugeant
mieux de belles-lettres que les juges ordinaires , &
que les gens du métier 5 il faut y voir une amitié
ardente , courageufe, encourageante, un amour-
v if & éclairé des lettres , enfin un cara&ère très-
diftingué. Le nom de cet homme doit être confervé,
il fe RO\mno\t P rieur. Au refte, avec du goût & du
ta£l, il étoit aifé de reconnoître Crêbillon pour
poète, & pour poète tragique, à la première vue :
un grand caraâère dans la phyfionomie, une énergie
marquée dans tous fes traits & dans tous fes
mouvemens, un ton plus fort que le ton des
autres, annooçoient une ame qui penfoit & qui
fontoit profondément. L ’aveu tacite de cette énergie
perce jufques dans ces yprs fatyriques de Roufir
fe,au contre Crêbillon ;
Comment nommer ce froid Rnergumène ,
Qui d’Hélicon cha^Té par jMelpornène ,
Me défigure en fes vers eftrogois .
Comme il a fait rois & princes d’Argos?
Ou cherche quels font ces vers oftrogots, dans îef-
quels Crêbillon a défiguré RoufTeau, c’eft prefque
une anecdote ; Crêbillon fe permit rarement la fa-
, on fait même ce qu’il dit à un jeune homme
Hiftoire, Tome l ï . Première paru
qui lui en récitoît une : juge^ combien ce malheureux
genre ejl facile & méprifable, puifqu à votre âge vous
y réuffiffe^. Voici pourtant fon épi gramme contre
RoufTeau qui demandoit alors l’académie & qui la
méritoit: c’eft une efpèce de centurie :
Quand poil de roux faifant la quarantaine y
L>e fes poifons le louvre infettera »
En tel mépris cettui corps tombera,
Que Pellegrin fera reçu fans peine.
C’eft un développement, qui n’eft que trop lieu*
reux , du vers de Virgile :
Qui Bayium non odip * amet tua cannina , Mctvi !
Mais quelle injuftice & dans les vers de Crêbillon
& dans ceux de RoufTeau!
Malgré cette épigramme de Crêbillon, malgré
une autre fatyre qu’il n’a jamais fait imprimer ,
& où , dit M. d’Alembert, fes détracteurs étoient
défignés d’une manière plaifante ,. par des noms
d’animaux qui les çaraâérifoient avec une vérité
afîez frappante pour leur déplaire , malgré ces deux
feuls badinages fatyriques, échappés à fa plume
dans une vie .de 89 ans, & qui font a fiez peu connus
, le public confirma, par les plus grands applau-
diffemens, le témoignage qu’il fe rendit à lui-
même par ce vers dans fon difçours de réceptio|i
à l’académie françoife:
Aucun fiel n’a jamais empoifonné ma plume.
On fait qu’il fit fon remercîment en vers.
Il n’étoit pas élégant dans les vers ; mais il ÿ
étoit fouvent énergique, & quelquefois éloquent;
il femble qu’il ait peint métaphoriquement le ca-
raélèrç agrefte & fauvage de fon éloquence , &
qu’il en eût voulu donner un exemple, dans ce$
vers que dit Pharafmane:
De quel front ofez-vous , foldat de Corbulon,
M’apporter dans ma cour les ordres' de Néron ?...»
Ce peuple triomphant n’a point vu'-mes images
A la fuite d'un char en butte à fes outrages;
La honte que fur lui répandent mes exploits ,
D’un airain orgueilleux a bien vengé des rois ...
Mon palais , tout ici n'a qu'un fafte fauvage ;
La nature marâtre en ces affreux climats
Ne produit au lieu d'or que du fer , des foldats;
Son fein tout hérilTé n'offre aux defirs de l'homme
Rien qui puiflë tenter l’avarice de Rome.
Il s’eft peint encore dans Pharafmane par la
haine qu’il lui a donnée pour les Romains, peuple
refpeélable par des vertus domeftiques , admirable
par des travaux & des efforts prefque furnaturels ,
mais qui dut être odieux & exécrable à toutes les
autres nations , dont il avoit juré la ruine ou l'af-
fe.ryifferaem. Il ne les appelloit que ces tyrans de