
en payant à la compagnie cinq pour cent d’entrée
& de fortie. Dogeron qui étoit l'auteur de raccommodement
, faifît cette circonftance pour fe
procurer deux bâtimens 3 deftinés en apparence à
porter Tes récoltes en Europe > mais qui réellement
étoient plus à Tes colons qu'à lui. Chacun
y embarquoit Ces denrées pour un fret modique.
A u retour , le généreux gouverneur fâifoit étaler
la cargaifon à la vue du public. Tous y prenoient
ce dont ils avoient befoin, non-feulement au prix
de^ l'achat primitif, mais à crédit, fans intérêt &
même fans billet. Dogeron avoit imaginé qu'il leur
donneroit de la probité , de l'élévation, en fe
contentant de leur promeffe verbale pour toute
fureté.
Une conftitution fi fage ne pouvoit durer j il
-falloit trop de vertu pour la perpétuer. On s'ap-
perçut en -i 68y que tous les liens fe rèlâchoient,
& l'on tira de la Martinique, où la police avoit
déjà pris de bonnes racines , deux adminiftrateurs
qui furent chargés d’établir la règle & la fubordi-
narcion à Saint-Domingue. Ces légiflateurs afîurè-
rent l'ouvrage de la civilifation, en formant des
tribunaux de juftice en différens quartiers, fous
la révifion d'un confeil fupérieur qui fut érigé au
Petit-Goave. Cette jurifdiâion devenant trop étendue
avec le temps, on créa en 1701 Un fembla-
ble tribunal au Cap-François, pour la partie du
nord.
Toutes ces innovations pouvoient éprouver des
difficultés. Il étoit à craindre que les chaffeurs &
les corfaires qui formoient le gros de la population ,
ennemis du frein qu'on mettoit à leur licence, ne
fe retiraffent chez les efpagnols & à la Jamaïque,
ou l'offre féd uifante de grands avantages fem-
bloit les appeller. Les cultivateurs eux - mêmes y
étoient comme attirés, par le dégoût que leur;
donnoit le vil prix de leurs productions, dont le
commerce étoit chargé d'entraves continuelles. On
gagna les premiers à force de careffes, & les féconds
par la perfpeâive d'un changement dans
leur fituation , qui étoit vraiment défefpérée.
Les cuirs, fruits uniques des courfes des boucaniers
, avoient été le premier objet d'exportation
de Saint - Domingue. La culture y ajouta depuis
le tabac qui trouvoit un débit avantageux chez
toutes les nations. Il fut bientôt gêné par une
compagnie exclufive. On la fupprima, mais inutilement
pour la vente du tabac , puifqu'elle fut
mile en ferme. Les habitans efpérant pour prix
de leur foumiffion, quelque faveur du gouvernement,
offrirent au roi de lui donner, affranchi de
tous frais, même l e celui du fre t, le quart de
tout le tabac qu'ils enverroient dans Je royaume,
à condition qu'ils auroient la difpofition libre des
trois autres quarts. Ils prouvoient que cette voie
apporteroit au fifc plus de revenu que les quarante
fols pour cent qu'il retireroit des fermiers.
Des intérêts particuliers firent rejetter cette ouverture.
Le colon ne prit pas le parti du défefpoir $
mais, dans fon dépit, il tourna heureufement fort
activité vers la culture de l'indigo & du cacao.
Le coton le tenta, par les richeffes que cette
plante avoit données aux efpagnols dans les premiers
temps > mais il s'en dégoûta bientôt, on ne
fait pour quelle raifon^ & l'abandonna au point
que, quelques années après, on ne voyoit pas un
feul cotonnier fur pied.
Jufqu'alors les travaux avoient été faits par les
engagés & par les plus pauvres des habitans. Des
expéditions heureufes fur les terres des efpagnols
procurèrent quelques nègres. Leur nombre fut un
peu groffi par deux ou trois vaiffeaux françois ,
& beaucoup plus par les prifes qu'cn fit fur les
anglois, durant la guerre de 1688, par une descente
à la Jamaïque , d'où l'on en enleva trois
mille en 1694. C'étoient des inftrumens fans lef-
quels ôn ne pouvoit entreprendre la culture du
fucre : mais ils ne fuffifoient pas. Il falloit des richeffes
pour élever des bâtimens , pour fe procurer
des uftenfîles.'Le-gain que firent quelques fli-
: buftiers, dont les expéditions étoient toujours heureufes
, les mit en état d'employer les efclaves.
On fe livra donc à la plantation de ces cannes ,
qui firent paffer l'o*r du Mexique aux mains des
nations qui n'ont, au lieu de mines, que des terres
fécondes.
Cependant la colonie qui même en fe dépeuplant
d'européens , avoit fait, au milieu des ravages
qui précédèrent la paix de R ifw ick , quelques
progrès au nord & à i'oueft , n'étoit rien au fud.
Cette partie ne comptoit pas cent habitans, tous
logés fous des hutes, & tous,miférables. Le gouvernement
n'imagina pas de meilleur moyen, pour
tirer quelqu'avantage d'un fi grand -terrain , que
d’en accorder en 1698, pour un demi-fiècle, la
propriété à une compagnie qui prît le nom de
Saint-Louis.
Elle s'engagea, fous peine de voir fon oâroi
annullé , à former une caiffe de 1,200,000 livres 5
à tranfporter, dans les premières années, fur l'étendue
de fa conceffion, quinze cens blancs &
deux mille cinq cens noirs 3 cent des premiers ,
deux cents des féconds , chacune des années fui-
vantes. On la chargeait de diftribuer des terres à
tous ceux qui en demanderoient. Chacun, félon
fes befoins & fes talens , devoit obtenir des efclaves
payables en trois ans > les hommes à raifon
de fix cents francs, & les femmes pour quatre
cents cinquante livres. Le même crédit étoit accordé
pour les marchandises.
A ces conditions, le privilège affuroit à la nouvelle
fociété le droit d'acheter & de vendre ex-
•clufivement, dans tout le territoire qui lui avoit
été abandonné , mais feulement aux prix établis
dans les autres quartiers de l'ifle. Encore cette
dépendance onéreufe au colon étoit-elle adoucie
par la liberté qui lui reftoit de prendre où il
voudrait' toutes les çhofes dont on le laifferoit
manquer « & ds payer avec fes denrées ce qu’il
auroit acheté.
Le monopole le détruit^par fon avidité même.
C'eft un torrent qui fe perd dans les gouffres qu'il
creufe. La compagnie de Saint - Louis eft une
preuve de fait ajoutée à cent autres , pour confirmer
le vice & l'abus des fociétés exclufives.
Elle fut ruinée par les infidélités, par les profitions
de fes agens , fans que le territoire confie
à fes foins profitât de tant de pertes. C e qui s y
trouva de culture, de population, lorfqu elle remit
en 1720 fes droits au gouvernement, etoit
pour la plus grande partie l'ouvrage des interlopes.
Malgré les malheurs qu'elle éprouva, la colonie
de Saint-Domingue devint le plus bel établiffe-
ment du nouveau Monde. C'eft durant la longue
& fanglante guerre ouverte pour la fucceffion d'Ef-
agne, que s'étoit opéré un commencement de
ien. Il fembloit devoir faire de rapides progrès,
avec la tranquillité que la paix d'Utrecht rendit
aux nations. Une de ces calamités que les hommes
ne peuvent prévoir , recula de fi belles ef-
pérances. Tous les cacaoyers de la colonie périrent
en 171 f . Dogeron avoit planté les premiers
en 166$ : ils s'étoient multipliés avec le temps,
fur-tout dans les gorges des montagnes du côté
de I'oueft. On voyoit des habitations où il y en
avoit jufqu'à vingt mille ;. de forte que, quoique
le cacao ne fe vendît que cinq fols la livre , il
étoit devenu une fource abondante de richeffes.
Des cultures importantes compenfoient cette
perte avec ufure , lorfqu'un fpeâacle des plus af-
fiigeans confterna la colonie entière. Un allez grand
nombre de fes habitans, qui avoient confacré vingt
ans d'un travail continuel fous un ciel brûlant, à
fe préparer une vieilleffe heureufe dans la métropole
, y étoient paffés avec une fortune fuffifante
pour payer leurs dettes & pour acquérir des terres.
Leurs denrées leur furent payées en billets de
banque , qui périrent dans leurs mains. C e coup
accablant les força à retourner pauvres dans une
ifle d'où ils étoient fortis riches, & les réduifit à
demander , dans un âge avancé, des occupations
aux mêmes gens qui avoient été autrefois à leur
fervice. La vue dje tant d'infortunés infpira.un
grand éloignement pour la compagnie des Indes,
qu'on rendoit refponfable de ces calamités. Cette
averfion, née de la compaffion feule, ne tarda
pas à fe changer en une haine profonde, & ce ne
fut pas fans dé grands motifs.
Depuis leur, établiffement, les colonies fran-
çoifes recevoient leurs efclaves -des mains du monop
o le , & en recevoient par conféquent fort peu
& à un prix exorbitant. Réduit, en 1 7 13 , à l'im-
poffibilité de continuer fes opérations languiffan-
te s , le privilège affocia lui-même à fon commerce
k s négocians particuliers, fous la condition qu'ils
lui paieroient quinze liv. pour chaque noir qu’ils
porteroient aux ifles du vent, & trente pour ceux
qu'ils introduiroient à Saint-Domingue. Cette nouvelle
combinaifon fut fuivie d'une telle activité ,
que le gouvernement commença enfin à fe détacher
de l'exclufif, en conférant , en 17 16 3 la
traité de Guinée aux ports de Rouen, de Bordeaux
, de Nantes & de la Rochelle. Il devoit
leur en coûter deux piftoles pour chaque efclave
qui arriveroit en Amérique : mais les denrées qui
provièndroient de la vefite de ces malheureux ,
étoient déchargées de la moitié des droits auxquels,
les autres produâions étoient affervies.
On commençoit à fentir le bien qu'alloit produire
cette liberté, toute imparfaite qu’elle étoit,
puifqu'elle fe bornoit à quatre rades , lorfque Saint-
Domingue fut encore condamné à recevoir fes cultivateurs
de la compagnie des Indes , qui n'étoit
même obligée de lui en fournir que deux mille
chaque année. En effet, on ne fait ce qui doit le
plus étonner , dans le cours des événemens relatifs
au nouveau-Monde, ou de la rage des premiers
conquérans qui le dévaluèrent, ou des mauvais
calculs des gouvernemens qui, par une fuite,
de réglemens peu judicieux, femblent s'être pro-
pofés , ou d'en perpétuer la mifère, ou de l'y
replonger lorfqu'il fe promettoit d'en fortir.
C e fut en 1722 qu'arrivèrent, dans la colonie,
les agens d'un corps odieux. Les édifices qui fer-
voient à leurs opérations, furent réduits en cendres.
Les vaiffeaux qui leur arrivoient d'Afrique ,
ou ne furent pas reçus dans les ports > ou n'eurent
pas la liberté d'y faire leurs ventes. Le gouverneur
général , qui voulut s'oppofer à une licence
excitée par l'abus de l'autorité, vit méprifer des
ordres qui n'étoient pas foutenus de la force j il
fut même arrêté. Toutes les parties de l'ifle re-
tentiffoient de cris féditieux & du bruit des armes.
On ne fait où ces excès auroient été pouffés,
fi le gouvernement n'avoit eu la modération de
céder. Pour cette fois , les peuples ne furent point
punis des fautes de leurs chefs 5 8e le duc d’Orléans
montra bien, dans cette circonftance, qu'il
n'étoit point un homme ordinaire, en s'avouant
lui-même coupable d'une rébellion qu'il avoit excitée
par une inftitution vicieufe, & qui auroit
été févérement punie fous lïh adminiftrateur moins
éclairé ou moins modéré. Après deux ans de
troubles & de confufion, les inconvéniens qu’entraîne
l'anarchie ramenèrent les efprits à la paîx ;
& la tranquillité fe trouva rétablie , fans les remèdes.
violens de la rigueur.
Depuis cette époque, jamais colonie ne mit fi
bien le temps à profit que Saint-Domingue. Ses
pas vers la profpérité furent prompts &: foutenus.
Les deux guerres malheureufes qui troublèrent
fes mers, ne firent qu'en comprimer les refforts.
Sa force s’en accrut, & fon aâion en devint plus
rapide.
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