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Peut-être m’allèz-vous dire, comme beaucoup !
de gens , qu'un monarque pourra toujours aufli,
& même plus facilement encore, abufer de fon
autorité. H é ! fans doute, il le pourra “toujours ,
fi la fociété fe trouve pial conftituée ; je ne vois
pas même comment il feroit poflible d'en empêcher.
Alors l'expédient des contre-forces n'eft plus
qu'un moyen d'oppofer l'arbitraire à l'arbitraire :
c'eft tomber de Caribde en Sylla 5 c'eft fubftituer
aux inconvéniens du defpotifme, tous ceux de
l’anarchie. Mais lorfqu'une conftitution eft régu-_
Iière en tout point ; lorfqu'elle ne permet pas que
le diftriét particulier du fouverain, & le diftriâ:
particulier des loix puifTent jamais être cônfon-*
dus; qu'on faffe dépendre des volontés perfonnel-
les d'un feul, ce q u i, d'avance & pour toujours,
doit néceflairement être réglé par les loix ; il eft
évident que de tels abus ne peuvent avoir lieu.
Sachant très-bien que perfonne ne vient dans ce
monde avec fes titres a la main, le chef d'une
telle fociété ne peut fe diflimuler que les loix font
les titres uniques de la fouveraineté : il fe regarde i
donc comme le premier fujetdes loix j & l'intérêt
qu'il a de les conferver, eft trop grand, trop impor*
tant, pour pouvoir celler d'être préfent à fes yeux
Le dirai-je, mon cher marquis ? il en eft des corps
politiques comme de nos corps"phyfîques : quand
ils font maborganifés, ce qui doit fervir à leur
conferver la vie, fert à leur donner la mort.
Je n'entrerai point ici dans le détail de toutes
les conditions que requiert une conftitution régulière
j je me contenterai de vous dire qu'ayant
pour bafe la loi de propriété, &. pour objet le
maintien de ce droit dans toute fa plénitude, une
conftitution politique ne devient régulière que par
l'établilfement de toutes les grandes polices, de
toutes les inftitutions qui doivent néceflairement
fe réunir pour remplir cet objet : voilà le principe .
d'après lequel vous pouvez vous-même la combiner;
N e vous imaginez pas qu'une telle organifa-
tion ne foit qu’une belle chimère : par la raifon
qu'elle ne convient pas moins aux vrais intérêts
du fouverain qu'à ceux de fes fujets, je ne vois
pas ce qui pourroit empêcher de l'établir, ou lui
caufer enfuite la moindre altération, quand elle
fera connue pour ce qu'elle eft.
Si nous fuppofons donc des corps politiques
bien conftitués , des corps politiques qui foient,
non des automates, non de Amples cadavres qu'on
peut diflequer à fon gré ; mais bien des corps
vivants , organifés en tout point d'une manière qui
convienne à leur nature, d’une manière conséquente
à la loi de propriété 5 ils auront des loix
fondamentales 8c immuables, des loix que le fouverain
fera dans l'heureufe impuiflance de changer
: ce prince n’en aura pas même la volonté j
tout lui fera connoître qu'elles font faites pour
lui & non contre lui., Toujours ainfî gouverné lui-
même par de telles loix dans fa vie publique ,
fon autorité ne pourra rien avoir d’arbitraire i &
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? c'eft précisément parce qu'elle n'aura rien d'arbitraire
, parce qu'elle fe trouvera toujours d’accord
avec les loix, toujours fondée fur les loix*
toujours identifiée avec celle des loix, qu'elle
deviendra néceflairement abfolue, néceflairement
inébranlable ; qu’elle acquerra toute -la ftabilité
des loix.^ Ah ! monfieur, quel beau rôle pour les
rois ! C'eft alors que, régnant par des loix générales
& invariables , ils gouverneront leûrs empires
comme Dieu gouverne l’univers 5 c'eft alors
que, chéri, adore d'un peuple heureux & nombreux
, un monarque ne fera plus , aux yeux de
fes fujets , qu'une image vivante de la Divinité ;
pourroit-on être françois, 8c contempler ce tableau
fans émotion ?
Telle eft la brillante perfpe&ive que préfente
aux Souverains & à leurs fujets, ce fyftême qualifié
de dangereux par ceux qui ne le connoiflent
pas. Cependant vous n'en découvrez point encore
toute l’etendue : citoyen de l'univers, comme l'îl-
luftre auteur de Télémaque , & l'honnête abbé
de Saint-Pierre, je pourrôis dire même comme
Henri I V , Yèconomifle embrafle dans fes vues toutes
les nations policées} il les confidère comme ne
formant entr’elles qu’une feule & même famille;
il les voit toutes naturellement unies par les liens
d'une utilité réciproque; ihen conclut que la paix
1 eft le feul état qui convienne à leur intérêt commun
; que cet intérêt commun qui , pour elles
comme pour le fimple particulier, confifte dans
la fureté de leurs droits de propriété , 8c dans la
liberté de les exercer, doit être la bafe de leur
politique ; qu'il doit diéler tous leurs traités, attendu
que, fans lu i, fans fa garantie , il eft im-
poflible de rendre les traités durables , de leur
donner aucune folidité.
Je vous fais grâce ic i, moniteur, des raifons
alléguées pour prouver que cette fraternité des
nations n'a,rien qui ne-foit conféquent à la juftice
par efîence ; qu’ elle eft dans l'ordre de la nature y
dans les vues de Dieu ; ces raifons font connues
de vous comme de moi, gravées dans votre coeur
comme dans le mien ; 8c elles vous montrent que,
pour ne pàs condamner un tel fyftême , il n'eft
pas néceflaire'd'avoir le bonheur d'être chrétien;
qu'il fuflit d'être homme, d'être éclairé par les
lumières naturelles, dont notre intelligence nous
rend fufceptibles. O u i, c'en eft aflèz pour nous
convaincre qu'étant tous appellés à connoître cette
juftice, 8c fes rapports avec nos vrais intérêts ,
nous fommes tous aufli deftinés à la pratiquer ;
que c'eft pour nous une obligation , un devoir
dont nous ne pouvons nous écarter, fans nous
dégrader, fans effacer en nous ce qui diftingue
des brutes les êtres intelligens.
L e BONHEUR PARTICULIER DES INDIVIDUS
NE PEUT ETRE RAISONNABLEMENT ET SOLIDEMENT
ÉTABLI , Q\JE SUR LE. BONHEUR GÉNÉRAL
de l’espece : voilà le grand principe des
éfonomijles. Ils tiennent donc que, pour être heuÉ
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retix, les hommes ont befoin de fe prêter une
mutuelle afliftance ; qu'il eft de leur devoir, comme
de leur intérêt, de s'entre-fervir; qp'ainfi la
bienfaifance, cette vertu qui nous fait vivre déli-
çieufement dans les autres ; qui ajoute à nos jouif-
fances perfonnelles, toutes celles que nous leur
procurons, eft une branche eflentielle de la juftice
qu'ils; fe doivent réciproquement ; qu'en ceia meme
, ces êtres intelligens ne diffèrent de plufîetfrs
brutes, que parce qu'ils font par raifon, ce qu'elles
font par inftinét, par un effet naturel de leur or-
ganifation.
. Quelle politique 8c quelle morale ! elles n’ont
d'autre objet que de pacifier la terre , que de rendre
les hommes heureux, en les rendant juftes 8c
bienfaifans. Traitez-les l'une 8c l'autre de chimériques
; dites qu’elles font impoflibles dans la pratique
; à la bonne heure.: nous en paroiflons tellement
éloignés, qu'on peut bien penfer ainfi ,
quand on ne' prend pas la peine d'y réfléchir ,
de confidérer combien l'homme moral eft faétice,
combien il eft aifé de le plier à la pratique des
vertus fociales, en y attachant l'intérêt de fon
amour-propre, de ce befoin naturel qu'il a de l'ef-
time de foi-mêmé 8c de celle d’autrui. Mais toujours
fera-t-il vrai que, pour croire dangereufes
de telles maximes, il faut en avoir une idée faufle ;
toujours fera-t-il vrai que , fi notre efpèce eft condamnée
à ne jamais rien faire de parfait, il n’en
eft pas moins néceflaire que nous ayons une idée
vraie de la perfection, pour pouvoir nous conduire
j pour travailler à notre bonheur1 en êtres
intelligens ; car plus nous ferons voifins de la perfection,
plus aufli nous ferons heureux.
Le befoin que nous avons de cette idée, me
paroît d'autant plus abfolu, que l'amour-propre,
ce grand reflort de l’humanité, ce germe de toutes
nos grandes pafiions, ce fentiment qui, félon
Montefquïeu, fait que nous nous aimons plus que
notre vie même, tient de nos opinions la direction
qu'il -nous donne, le mouvement qu'il imprime au
monde moral. Aufli nous porte-t-il tantôt au mal , 8c tantôt au bien, félon que les opinions relatives
à lu i, font des erreurs ou des vérités.
N e faifons donc point un crime à ceux qui
s'efforcent de nous faire connoître la perfection
en fait de politique & de morale. Le but qu'ils
lëpropofent, mérité bien qu'en les jugeant, nous
nous dépouillions de notre légèreté ordinaire. Une
difcuflion exaCte 8c rigoureufe de leurs principes
ne peut que répandre parmi nous de grandes lumières
, ne peut ainfi que tourner à l'avantage
commun de la fociété. La religion même, qui n'a
lien de plus à redouter que le defpotifme ; la religion
, dont les véritables intérêts & ceux de fes
miniftres feront toujours unis à ceux de l'état ,
doit naturellement y gagner, , & y gagner beaucoup.
Sous les gouvernemens déréglés, haïe des
uns 8c méprifée des autres, fes efforts ne peuvent
jien contre le torrent de la corruption. Sa voix
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fe fera bien mieux entendre, quand Torganifation
des corps politiques, ayant toutes les conditions
requifes pour faire régner les bonnes moeurs ,
mettra les hommes dans la néceflité d'être vertueux
pour être heureux. Alo rs , pour les attacher de
plus en plus à leurs devoirs 7 pour ériger les vertus
morales en vertus chrétiennes, la religion n'aura
rien à faire que d'élever nos vues jufqu'à l’Etre
fuprême ; que de joindre aux motifs humains, les
autres motifs quelle nous propofe, 8c qui font
faits pour nous rapprocher de la Divinité.
Au furplus, moniteur, puifqu'avec l'amour de
la juftice dans le coeur ; puifqu'avec tout le zèle
poflible pour le bien public, on ne peut être
compté ■ parmi les économises, fans pafler pour un
vifionnaire, pour un homme dangereux, apparemment
qu'on doit fe faire un honneur infini', une
réputation brillante , en affeClant de foutenir les
propofîtions contraires à leurs principes. Publiez
donc hautement que les fociétés & leurs gouvernemens
ne font point inftitués pour rendre les peuples
heureux; o u , fi vous le voulez, que nous
pouvons être heureux fans droits de propriété ,
fans fureté , fans liberté ; que nous pouvons être
heureux, quoiqu'opprimés, quoique réduits à la
condition humiliante des efclaves , des animaux
domeftiques.
Publiez que les hommes ont la fcience infufe, ou
plutôt que, fans rien lavoir, ils n'ont cependant befoin
de rien apprendre pour pouvoir agir raifon-
nahlement ; qu'en leur qualité d'êtres fenfibles ,
ils ne font pas faits pour être conduits par l'attrait
de leur intérêt perfonnel ; que du moins cet'
intérêt n'eft fournis à aucune dépendance naturelle,
à aucun ordre auquel nous foyons tenus de
nous conformer, comme êtres intelligens ; qu'il
e ft, au contraire, en notre puiffance de nous
fouftraire aux loix de la iuture, de changer à
notre gré les caufes du plaifir 8c celles de la douleur.
Publiez qu’il n’eft point pour nous de juftice
par efîence ; que le jufte & Pinjufte ne font que
de convention ; qu'ils n'eurent jamais leurs principes
dans la nature même des chofes ; que le vice
& la vertu tiennent de nos opinions tout ce qu'ils
font ; qu'ils n'ont aucun rapport néceflaire avec
notre intérêt commun.
Publiez que cet intérêt commun eft une chimère
; que, pour former une véritable fociété ,
nous n'avons aucun befoin de ce lien politique ;
que les hommes peuvent être parfaitement unis en-
tr'eux, quoique dïvifés par des intérê t oppofés ,
par des opinions & des prétentions inconciliables j
que leurs intérêts particuliers ne font jamais mal
entendus, quelque contraires qu'ils puiflent être
à l’intérêt général ; qu'en conféquence, ils font
bien de Violer les droits les uns des autres, quand
ils le peuvent impunément.
Publiez que tous les hommes doivent être égaux
dans le fa it , malgré les différences naturelles qui