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S e c t i o n p r e m i e r e .
Précis de l'hifloire politique de la colonie de Saint-
Domingue.
Cette ifle , célèbre dans l'hiftoire pour avoir
été le berceau des efpagnols dans le nouveau
monde , jetta d'abord un grand éclat par l'or
qu'elle fournifloit. Ses rieheffes diminuèrent avec
les habitans du pays qu'on forçoit de les arracher
aux entrailles de la terre ; 8c elles tarirent
enfin entièrement lorfque les illes voifines ne
fournirent plus de quoi remplacer les déplorables
victimes de l'avidité des conquérans. La.paflion
de rouvrir cette fource d'opulence, infpira la pen-
fée d'aller chercher des efclaves en Afrique : mais
outre qu'ils ne fe trouvèrent pas propres aux travaux
auxquels on les deftinoit, l'abondance des
mines du continent qu'on commençoit à exploiter,
xéduifit à rien les grands avantages qu'on avoit
-tirés jufqu1 alors de celles de St. - Domingue. La
fanté, la force, la patience des nègres , firent
imaginer qu'il ëtoit pofîible de les employer utilement
à la culture ; 8c on fe détermina, par né-
cefiité ,, à un parti fage, qu'avec plus de lumières,
on auroit embraffé par choix.
. Le produit de, leur induftrie fut d’abord extrêmement
borné , parce qu'ils étoient'en petit nombre.
Charles-Quint, q u i, comme la plupart des
ïbuverains , préféroit fes favoris à fes peuples,
avoir exclufivement accordé la traite des noirs à
un noble flamand , qui abandonna fon privilège
.aux génois. Çes, avares républicains firent de ce
honteux commerce l'ufage qu'on fait toujours du
monopole : ils 'voulurent vendre- cher, & ils vendirent,
peu. Lorfque le temps & la concurrence
■ eürënt amené le prix naturel 8c néceflaire des ef-
ç là v e s , ils fe multiplièrent. On doit bien penfer
que- l'efpagnol, accoutumé à traiter les indiens ,
•prefque auffi blancs que lui, comme des animaux,
m'eut pas une meilleure opinion de ces noirs africains
-qu il leur fubftituoit. Ravalés encore à fes
yeux par le prix même qu'ils lui coûtoient, ils
-ne firent qu'aggraver le poids deleur fervitude.
'Elle devint intolérable. Ces malheureux efclaves
‘'tentèrent de recouvrer des droits que l'homme ne
•peut jamais aliéner. Ils furent battais j mais ils
Tj.èrent ce fruit de leur défefpoir, qu'on les traita
'depuis avec moins d'inhumanité.
• Cette modération , s'il faut appeller ainfi la tyrannie
qui craint la révolte, eut des fuites favorables.
La culture fut poufTée àvec une efpèce de
Ttiéçès. Un peu après le milieu du feizième fiècle,
la métropole titoit annuellement de fa colonie ,
dix 'millions pefant "de fucre, beaucoup de bois
de teinture , de «tabac , de cacao , de cafle, de
. gingembre , de coton , une grande quantité de
. çufis. On pouvoit penfer que ce commencement
de prospérité infpirerôit té " goût , & donneroit
les moyens d'en étendre les progrès. Un eriçhaînement
de caufes, plus funeftes les unes que les
autres, ruina ces efpérances.
Le premier malheur vint du dépeuplement- de
St.-Domingue. Les conquêtes des efpagnols-dans
le continent, dévoient contribuer naturellement à
rendre floriffante une ifle que la nature paroif-
foit avoir placée pour devenir le centre de la vafte
domination qui fe formoit autour d'elle, pour etre
l'entrepôt de fes différentes colonies. Il en arriva
tout autrement. A la vue des-fortunés prodigieufes
qui s’élevoient au Mexique ou ailleurs-, les plus
riches habitans de St.-Domingue méprisèrent leurs
établiffemens, 8c quittèrent la véritable fource des
rieheffes , qui e ft, pour ainfi d ire, à la furface
de la terre, pour aller fouiller dans’ fes entrailles
des veines d'or qui tariffent bientôt. Le gouvernement
entreprit en vain d'arrêter cette émigration.
Les loix furent toujours éludées avec adreffe,
ou violées avec audace.
La foibleffe, qui étoit une fuite néceflaire de
cette conduite, enhardit les ennemis de l'Efpagne
à ravager des côtes fans défcnfe. On vit meme
le célèbre navigateur anglois , François Drake,
prendre 8c piller la capitale. Ceux des corfaires
qui n’avoient pas de fi grandes forces, ne^ man-
quoient guère d'intercepter les bâtimens qui étoient
expédiés de ces parages, alors les miéux connus
du nouveau monde. Pour'comble de calamité,
les caftillans eux-mêmes fe firent pirates. Ils n'àt-
i taqüoient que les navires de leur nation, plus riches,
plus mal équipés , plus mal défendus que
tous les autres. L'habitude .qu'ils avoient contractée
, d'armer clandeftinement pojur aller chercher
par-tout des efclaves, empêchoit qu'on ne pût les
reconnoître j 8c l'appui qu'ils achetaient des vaif-
feaux de guerre, chargée de protéger la navigation
, les affuroit de l'impunité.
Le commerce * que la colonie faifoit avec les
étrangers, pouvoit feul la relever, ou empêcher
du moins fa ruine entière : il fut défendu. Commè
il co'ntirtuôit ,' malgré la vigilance des comman.-
dans, ou peut-être par leur connivence, une cour
aigrie , & peu éclairée, prit le parti de rafer la
• plupart des places maritimes, & d'en concentrèr
les malheureux habitans dans l'intérieur des terres.
Cet a£tê de violence jetta dans les efprits un découragement,
que les incurfions 8c l'établifîement
des François dans F ille , portèrent depuis au dernier
période. •
-L'Efpagne , uniquement occupée du vafte empire
qu'elle avoit formé dans le continent , ne
fit jamais rien pour.diflîper cette léthargie. Elle
fe refufa même aux follicitations de fes fujets flamands
, qui defiroient vivement d'être autorifés à
défricher des_ contrées fi fertiles. Plutôt que de
courir le rifque de leur voir faire fur les, côtes un
commerce.frauduleux, elle consentit à biffer dans
l'oubli une poffeflion qui avoit été importante ,
■ 8c qui pouvoit le redevenir.
L'Efpagne oçcupoit, fans fruit, comrrie fans
partagç-,
partage, cette grande poffeflion, lorfque des an- 1
.glois & des françois, qui avoient été chaffes de
St.-Chriftophe, s'y réfugièrent en 1650. Quoique
la côte feptentrionale où ils s'étoient d abord établis
, fût comme abandonnée , ils fentirent que,
pouvant y être inquiétés par leur ennemi commun
, ils dévoient fe ménager un lieu sûr pour
leur retraite. On jetta les yeux fur la T o r tu e ,
petite ifle fituée à deux lieues de la grande > 8c
vingt-cinq efpagnols qui la gardoient, fe retirèrent
à la première fommation.
Les aventuriers des deux. nations, maîtres ab-
folus d'une ifle qui avoit huit lieues de long, fur
deux de large , y. trouvèrent un air p u r , mais
'point de rivières & peu de fontaines. Des bois
précieux couvroient les montagnes , des plaines
fécondes attendaient des cultivateurs. La côte du
nord paroiffoit inacceflible. Celle du fud offroit
une rade excellente, dominée par un rocher, qui
ne demandoit qu'une batterie ae canon pour défendre
l'entrée de Fille.
Cette heureufe pofitiqn attira bientôt à la Tortue
une foule de ces. gens qui cherchent la fortune
ou la liberté. Les plus modérés s'y livrèrent
à la culture du tabac , qui ne tarda'pas à avoir
de la réputation. Les plus aélifs alloient çhajfer des
boeufs fauvages à S. Domingue, dont il vendoient les
peaux aux hollandois. Les plus intrépides armèrent
en courfe, & firent des a étions d'une témérité
brillante, dont le fouvenir durera long-temps.
C e t établiffement allarma la cour de Madrid.
Jugeant, par les pertes qu'elle effuyoit déjà, des
malheurs qui la menaçoient, elle ordonna la def-
tfuéHon de la nouvelle colonie. Le général des galbons
choifit, pour exécuter fa commiflion, l'inftant
.où la plupart des braves habitans de la Tortue
étoient à la mer ou à .la çhaffe. Il fit pendre ou paffer
’au fil dè l'épée tous ceux qu'il trouva ifolés dans
leurs habitations , 8c il fe retira fans laiffer de.gar-
nifon, perfuadé que les vengeances qu'iL venoit
d'exercer rendoient cette, précaution inutile : mais
il éprouva que la cruauté n'eft pas le meilleur garant
de la domination.
Les aventuriers inftruits de ce qui venoit de fe
paffer à la Tortu e, avertis en même-temps.qu'on
venoit de former à Saint-Domingue un corps de
cinq cents hommes deftiné à les harceler , fenti-
rent qu'ils ne pouvoient éviter leur ruine, qu'en
ceffant de vivre dans l'anarchie. Aufli-tôt, facri-
fiant l'indépendance individuelle à la fûreté faciale
, ils mirent à leur tête Willis * anglois, qui
s'étoit diftingué dans cent occafions, par fa prudence
8c par fa valeur. Sous la conduite de ce
ch e f, on reprit poffeffion, fur la fin de 1638,
4'une ifle. qu'on avoit occupée.pendant huit ans 5
8c , pour ne plus la perdre, on s'y fortifia.
Les françois fe reffentirent bientôt de l a . partialité
de Fefpflt national. Willis ayant attire un
affez grand nombre de fes compatriotes, pour être
en .état de donner la lo i , traita les autres en fu-
(Scçn. polit. & diplomatique, Tom. II,
jets. Le commandeur de Poinci, gouverneur général
des iflès du vent , averti de la tyrannie de
Willis , fit partir fur le., champ de Saint-Chrift.o-
phe quarante françois qui en prirent cinquante autres
à la côte de Saint-Domingue. Us débarquèrent
à la T ortue, & s’ étant joints aux habitans de
leur nation , ils, fommèrent tous enfemble les anglois
de fe retirer. Ceux-ci, déconcertés par çet
aéle de vigueur inattendu, & ne doutant pas que
tant de fierté ne fût .foutenue par des forces plus
nombreufes ..qu'elles ne Fétoientj évacuèrent l'ifle
pour n'y plus revenir.
L'efpagnol montra plus d’opiniâtreté. Les corfaires
qui fortoient tous les jours dé la Tortue ,
lui caufoient des pertes fi confîdérables, qu'il crut
que fa tranquillité, fa gloire 8ç fes intérêts exi-
geroient également qu'il la f ît rentrer fous fa domination.
Trois fois il réuflit à s'en emparer , 8c
trois fois il en fut chafle. Enfin elle refta en 16 $9
aux françois, qui l’éyacuèrent lorfqu'ils fe virent
folidement établis à Saint-Domingueh mais fans
renoncer à fa propriété. Le gouvernement en a
toujours tiré les boisnéceflaires à fes conftruélions,
au fervice de fon artillerie, aux befoins de fes
troupes ; mais une difpofition mal calculée l ' a ,
pour ainfi dire, livrée à une famille particulière.
Cependant les progrès de ces aventuriers furent
lents , & ne fixèrent les regards de la métropole
qu'en 166$. C e n'eft pas qu'on ne vît errer d'une
ifle à l'autre affez de ehàffeurs & de pirates ;
mais le nombre des cultivateurs qui étoient proprement
les feuls colons , étoit exceflivement borné.
On fentoit la néceflké de les multiplier, &
le foin de cet ouvrage difficile fut confié à un
gentilhomme d'Anjou , nommé Bertrand D o -
geron.
Dogeron, dans le court efpace de quatre ans ,
porta à quinze cents le nombre des cultivateurs
qu'il avoit trouvé à quatre cens. Ses fuccès aug-
mentoient tous les jours, lorfqu'il les vit arrêtés
en 1670, par un foulévement dont l'incendie em-
brafa la colonie entière. Perfonne ne lui imputa le
malheur d'un événement où il n'avoit pas en effet
la moindre part.
Lorfque cet homme vertueux fut nommé par la
cour de France au gouvernement de la Tortue 8c
de Saint-Domingue, il ne réuflit à faire connoître
fon autorité, qu'en laifîant efpérer que les ports
, qui lui alloient. être fournis , ne feroient pas fermés
aux étrangers. Cependant, avec l'afeendant
qu'il prit fur les efprits, il établit peu-à-peu ,
dans la colonie, le privilège exclufif de la compagnie
qui parvint à négocier enfin Tans concurrens. Mais
fa profpérité la rendit injurte, au point qu'elle
vendoit fes marchandifes deux tiers de plus qu’on
ne les avoit payées jufqu'alors aux hollandois. Un
monopole fi deftruétif fouleva les habitans. Ils prirent
les armes, & ne les mirent bas après un an
de trouble, qu'à condition que tous les vaiffeaux
françois auroient la liberté de trafiquer avec eu x ,
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