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par les principaux, & contenu par h gravité de
certains perfonnages. Ainfi, dans la république romaine
, en rendant les fuffrages fecrets , on dé-
truifit tout ; il ne fut plus poflible d'éclairer une
populace qui fe perdoit. Mais lorfque, dans une
ariftocratie, le corps des nobles donne les fuffrages
(r ) , ou dans une démocratie le fénat ( i ) j comme
il n’eft là queftion que de prévenir les brigues,
les fuffrages ne fauroient être trop fecrets.
L a brigue eft dangereufe dans un fénat ; elle
eft dangereufe dans un corps de nobles : elle ne
l ’eft pas dans le peuple , dont la nature eft d’agir
par palfion. Dans les états où il n’ a point de part
au gouvernement, il s'échauffera pour un aéteur ,
comme il auroit fait pour les affaires. Le malheur
d’une république, c’ eft lorfqu’ il n’y a plus de brigues
; 8c cela arrive, lorfqu’on a corrompu le
peuple à prix d’argent : il devient de fang-froid,
il s’affeétionne à l’argent ; mais il ne s’ affeéfionne
plus aux affaires : fans fouci du gouvernement, 8c
de ce qu’on y propofe, il attend tranquillement
fon falaire.
C ’eft encore une loi fondamentale de la démocratie
, que le peuple feul faffe des loix. Il eft pourtant
mille occafions où il eft néceffaire que le fénat
puifle ftatuer ; il eft même fouvent à propos
d’eflayer une loi avant de l’établir. La conftitution
de Rome 8c celle d’Athènes étoient très-fages.
Les arrêts du fénat (3) avoient force de loi pendant
un an s ils ne devenoient perpétuels que par
la volonté du peuple.
Il ne faut pas beaucoup de probité, pour qu’ un
gouvernement monarchique ou un' gouvernement
defpotique fe maintiennent ou fe foutiennent. La
force des loix dans l’un , le bras du prince toujours
levé dans . l’autre , règlent ou contiennent
tout. Mais, dans un état populaire, il faut un
reffort de plus, qu’on peut appeller la vertu : on
a beaucoup critiqué Montefquieu fur ce point j
on ne l’a pas entendu, parce qu’on n V point
voulu fe donner la peine d’ examiner ce qu’il veut
(dire ; o u , après avoir réfléchi fur fon affertiqn ,
on a voulu fe donner le plaifir de le critiquer. Il
eft clair que l’auteur de l’Efprit des loix parle de
l’intégrité des moeurs publiques 8c de l’intégrité
particulière des citoyens ; il n’ eft pas moins clair
qu’ une monarchie peut avoir beaucoup de force
8c de profpérité , quoiqu’on ne trouve point d’ intégrité
dans les moeurs publiques, 8c dans celles
des fujets en particulier ; 8c qu’une république au
contraire manquera toujours de profpérité 8c de
fo rc e , s’il, ne règne pas, dans toutes les claffes
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des citoyens , un grand fond de refpe& pour les
moeurs de Tétât. .
C e que je dis eft confirmé par le corps entier
de Thiftoire, & très - conforme à la nature des
chofes. 11 eft évident que dans une monarchie ,
où celui qui fait exécuter les loix fe juge au-deffus
des loix, on a befoin de moins de vertu que dans
un gouvernement populaire.
11 eft évident encore que le monarque qui, par
mauvais confeil ou par négligence, ceffe de faire
exécuter les lo ix , peut aifément réparer le mal;
il n'a qu’à changer de confeil, ou fe corriger
de cette négligence. Mais lorfque, dans un gouvernement
populaire, les loix ont cefle d’être exécutées
, comme cela ne peut venir que de 1^
corruption de la république, l’état eft déjà perdu.
Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté ,
elle ne put plus la recevoir j elle n’avoit plus qu’un
foible refte de vertu : & comme elle en eut toujours
moins, au lieu de fe réveiller après Céfar ,
Tibère , Caïus , Claude, Néron , Domitien ,
elle fut toujours plus efclave ; tous les coups portèrent
fur les tyrans, aucun fur la tyrannie.
Les politiques grecs qui vivoient dans h gouvernement
populaire , ne reconnoiffoient d’autre
force qui pût le foutenir, que celle de la vertu.
Ceux d’aujourd hui ne nous parlent que de manufactures
, de commerce, de finances, de richeffes
& de luxe même.
Lorfque cette vertu cefle, l’ambition entre dans
les coeurs qui peuvent la recevoir, & l’avarice
entre dans tous. Les defirs changent d’objet ; ce
qu’on aimoit, on ne l’aime plus ; on étoit libre
avec les lo ix , on veut être libre contre elles ;
•chaque citoyen eft comme un efclave échappé de
la maifon de fon maître ; ce qui étoit maxime ,
on l’appelle rigueur ; ce qui étoit règle , on l’appelle
gêne ; ce qui étoit attention 3 on l’appelle
crainte. La frugalité eft prife alors pour l’avarice.
Autrefois -le bien des particuliers faifoit le tréfor
public, mais pour lors le tréfor public devient le
patrimoine des particuliers. La république eft une
dépouille, & fa force n’eft plus que le pouvoir
de quelques citoyens, & la licence de tous.
Athènes eut dans fon fein les mêmes forces,
pendant qu’ elle domina avec tant de gloire , &
pendant qu’ elle fervit avec tant de honte. Elle
avoit vingt mille citoyens (4) lorfqu’ elle défendit
les grecs contre les perfes ; qu’ elle difputa l’Empire
à Lacédémone, & quelle attaqua la Sicile.
Elle en avoit vingt mille, lorfque Demetrius de
Phalere les dénombra ( r ) , comme dans un marché
Ton compte les efclaves. Quand Philippe ofa
(3) Comme à Venife. • - ' _ . ..
■ & Les trente tyrans d’Athènes voulurent que les fuffrages des aréopagiftes fuflent publics, pour les diriger
à leur fantaifie.. lyfias, orat. contra agorat. cap. 8.
13) Voye^ Denys d’Halicarnafle , liv. IV & IX*
<4) Plutarque , m Periclé. Platon, in Critiâ.
(s) Il s’y trouva vingt mille citoyens, dix mille étrangers, quatre cens mille efclaves. Voye^ Atnenee,
liv. VI. - •'■ —.--v •• - ' ■ . .
dominer
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dominer dans la Grèce, quand il parut aux portes
d’Athènes ( i ) , elle en avoir le meme nombie. On
peut voir, dans Démoftherie, quelle peine il fallut
pour la réveiller : on y craignent Philippe, non
pas comme l’ennemi de la liberté , ;mais des plai-
fii-s (a). Cette ville qui avoit refifte^a tant de de-
faites! qu’on avoit vu renaître apres fes d éd u c tions
, fut vaincue à Cheronée,- 8e le fut pour
toujours. Qu’importe que Philippe renvoie tous
les prifonniers ? il ne renvoie pas des hommes, il
étoit toujours auffi aifé de triompher des torces
d’Athènes, qu’il étoit difficile de triompher de la
Veï.a vertu dans une république eft une chpfe
très-fimple ; c’eft l’amour de la république; c eft
un féntiment qui ne dépend pas de hnftruition :
le dernier homme de l’état peut avoir ce lenti-
ment comme le premier. Quand le peuple a une
fois de bonnes maximes, il s’y tient plus longtemps
que ce qu’on appel!c les honnêtes gens. Ile lt
rare que la corruption commence par lui j fouvent
il a tiré de la médiocrité de fes lumières un attachement
plus fort pour ce qui eft établi. ^
L ’amour dè la patrie conduit à la bonté des
moeurs, & la bonté des moeurs mène à l’amour
de la patrie. Moins nous pouvons fatisfâire nos
paflions particulière?, plus nous nous livrons aux
générales. Pourquoi les moines aiment-ils tant leur
ordre ? C ’eft juftement par l’ endroit qui fait .qu il
leur eft infupportable. Leur règle les prive de toutes
les chofes fur lefquelles les paflions ordinaires
s’appuient : refte donc cette paflion pour la réglé
même qui les afflige. Plus elle eft auftère, celt-
à-dire, plus elle retranche de leurs penchans ,
plus elle donne de force à ceux qu’elle leur laine.
L’amour de la république , dans une démocratie 5
eft celui de la démocratie ; l’amour de la démocratie
eit celui de l’égalité.
L ’amour de la démocratie eft encore 1 amour
de la frugalité. Chacun devant y avoir le meme
bonheur & les mêmes avantages , y doit goûter
les mêmes plaifirs & former les mêmes efperan-
ces ; chofe qu’ori ne peut attendre que de la frugalité
générale.
L ’amour de l’égalité, dans une démocratie borne
l’ambition au feul defir, au feul bonheur de rendre
à fa patrie de plus grands fervices que les
autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous
des fervices égaux} mais ils' doivent tous également
lui en rendre. En naiffant, on contracte envers
elle une dette immenfe, dont on ne peut jamais
s'acquitter.
Ainfi les diftinétions y naiffent du ^principe de.
l’égalité, lors même qu’ elle paroît ôtée^ pair des
fervices heureux , ou par des talens fupérieursv
D É M *7
L ’amour de la frugalité borne le defir d avoir
là l’attention que demande le néceffaire pour fa famille,
& même le’ fupevflu pour fa patrie. Les richeffes
donnent une puiffance, dont un citoyen ne
peut pas ufer pour lui 5 car il ne feroit pas égal.
Elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir
non plus, parce qu’ elles choquèroient l’égalité tout
de même. . , ,
Auffi les bonnes démocraties, en etabmlant la
frugalité domeftique, ont-elles ouvert la porte aux
dépenfes publiques, comme on fit a Athènes &
à Rome. Pour lors la magnificence & la profufion
naifloient du fond de la frugalité même 5 & comme
la religion demande qu’on ait les mains pures
pour faire des offrandes aux dieux, les loix vou-
loient des moeurs frugales, pour que Ton pût
donner à fa patrie.
Le bon fens & le bonheur des particuliers con-
fifte beaucoup dans la médiocrité de leurs talens &
de leurs fortunes. Une république où les loix auront
formé beaucoup de gens médiocres , compofée
de gens fages, fe gouvernera fagement ; compofée
de gens heureux, elle fera très-heureufe.
L ’amour de l’égalité & celui de la frugalité font
extrêmement excités par l’égalité & h frugalité
■ mêmes , quand on vit dans Une fbeiete ou les loix
| ont établi Tune & l’ autre. . . " . .
Dans les monarchies &. les états delpotiques,
perfonne n’ afpire à l’égalité ; cela ne vient pas
, même dans l’idée ; chacun y tend à la fuperiorite.
! Les gens des conditions les plus baffes ne défî-
• rent d’en fortir, que pour être les maîtres des
j autres. .
Il en eft de même de la frugalité. Pour 1 aimer,
il faut en jouir. C e ne feront pas ceux qui feront
corrompus par les délices, qui aimeront la vie
frugale ; & fi cela avoir été naturel & ordinaire ,
Alcibiade n’ auroit pas. fait l’admiration de l’ univers.
C e ne fera pas non plus ceux qui envient
ou qui admirent le luxe des autres , qui aimeront
! la frugalité ; des gens qui n’ont devant les yeux
que des hommes riches , ou des hommes miféra-
bles comme eu x , détellent leur mifère, fans aimer
oü connoître ce qui fait le terme de la raifère.
E I
C ’eft donc une maxime très-vraie cpie,. pour
que Ton aime l ’égalité & la frugalité dans une
république, il faut que les loix les y aient établies.
. T
Quelques îégiflateurs anciens, comme Lycurgue
& Romulus ,1 partagèrent également lés terres.
Cela ne pouvoir avoir lieu que dans la fondation
d’une république nouvelle ; ou bien lorfque l’ancienne
étoit fi corrompue, & lès efprits dans
une telle difpofîrion , que les pauvres fe croyoient
• “nv£ItiI aux ufagcs de laBUerr‘ Vargent deftiné pour les théâtres. t j
(Eson. pplit. diplomatique. Tom* li t