
mal, poffèdent, dit-on, leurs états en pleine propriété
; mais les fouverains que le libre confente-
ment du peuple a établi fur le trône., ne poffè-
dent la couronne qu’à titre d’ufufruit. Te! eft le
langage de Grotius fuivi de Pufendorf, & de la
plupart des commentateurs ou des écrivains de
droit public.
Grotius & Puffendorf s’éloignent ici des principes
de la raifon, ce qui leur arrive trop fouvent ;
& comme ils n’ont pas faifi les véritables principes
de la nature & des devoirs de la fociété ,
ils ne peuvent guères établir que des erreurs ,
lorfqu’ ils établirent les droits des fouverains &
ceux des fujets. La couronne , difent - ils , appartient
en pleine propriété, par droit de conquête
: Y état conquis change donc de nature ;
avant d’être conquis., le prince étoif établi pour
l'état ; & depuis 1? conquête , c’ eft Yétat qui eft
formé pour le prince. Enfuite quel eft donc le
maître de cette nouvelle conquête ? C e ne doit
pas être le fouverain qui l’ a conquife , à moins
qu’ il ne l’ait conquife par fes forces perfonneiles,
fans faire ufage de celles de Yétat ; car s’ il l’ a conquife
avec les forces de Y’état, c’eft à Yétat qu’elle
appartiendra : car le prince n’eft pas le maître de
ce qu'il acquiert par des moyens que Yétat lui
fournit.
Un peuple, ajoutent nos jurifconfultes , s’ eft
donné fans réferve à un fouverain, pour éviter
un plus grand mal : ainfi que les égyptiens,
pour échapper aux horreurs de la famine, dirent
a Jofeph : « achète nous & nos terres pour du
„ pain, & nous ferons efclaves de Pharaon ».
Mais ce peuple a-t-il pu lé donner tellement fans
réferve , que le prince doive regarder cette nation
comme un bien qui lui appartient en pleine propriété
, & dont il foit le maître d’abufer , s’il le
juge à propos ? La nature de la fociété civile &
de la fouveraineté permet - elle qu’on étende le
pouvoir abfolu au-delà des bornes de l’ utilité publique?
car la fouveraineté abfolue ne fçauroit
donner au fouverain plus de droit que le peuple
n’en avoit originairement lui-même. O r , avant la
formation des fociétés civiles, perfonne, fans contredit
, n’avoit le.pouvoir de fe faire du mal à foi-
même ou aux autres donc le pouvoir abfolu ne
donne pas au fouverain le droit de maltraiter fes
fujets. Donc un peuple qui fe donne à "un fouverain
, fans réferve, pour éviter un plus grand mal,
ne s’y donne pas au point de le revêtir d’un pouvoir
arbitraire tel qu’il le faudrait, pour que le
fouverain le poffédât à titre de patrimoine.
Rien n’empêche, continuent les mêmes auteitrs,
qu’ori difpofe du pouvoir fouverain , auflï bien que
de tout autre droit ; la nature des chofes ne s’y
oppofe p as , & fi la convention entre le prince
& le peuple déclare que le prince aura plein droit
de difpofer de la couronne, comme il le trouvera
à propos, ce fera un état patrimonial : mais ce que
nous avons déjà dit, fuffit pour apprécier ces maximes
, & nous n’ ajouterons rien de plus.
Du régime des états politiques. Quant au régime
des états politiques, il importe beaucoup à un
prince qui ne veut point faire de fautes, de con-
noître le génie & les inclinations dominantes du
peuple qui-lui eft fournis. Toutes les provinces
n’ont pas le même goût ou la même humeur > mais
elles forment toutes enfemble un caractère général
, quj eft le réfultat des inclinations particulières
, exaltées, adoucies ou tempéré'es les unes par
les autres : & .c’ eft ce caractère général de la nation
qu’ il faut connoître, pour le fuivre dans ce
qu’ il a de bon, pour éviter de le choquer, pour
le ménager dans ce qu’il a de défectueux, & pour
que certaines qualités excellentes fervent de contrepoids
à d’autres qu’il eft utile de changer.
Il y a des peuples que le courage & les moyens
de l’honneur touchent beaucoup, & qui cependant
font pareffeux ; il faut corriger une inclination
par l’autre. Il y en a qui font fenfibles à la confiance
du prince , & qui s’ attachent au gouvernement
en proportion des égards qu’ont pour eux
les adminiftrateurs j mais qui fe mécontentent ai-
fémept, s’ils fe croient méprifés, & fî on ne
leur montre que l’autorité abfolue : il faut éteindre
les femences de divifion & de révolte, en donnant
à ces peuples quelque part aux délibérations
publiques. Il y en a qui fuivent toutes les impref-
fions des personnes les plus qualifiées du pays, &
qui ne tiennent à Yétat que par les grands propriétaires,
dont ils refpeCtent la naiflance & dont
ils ont befoin : il faut alors gagner la noblefle, lui
donner des emplois, l’ attacher au bien public par fon
intérêt particulier. Nous pourrions entrer ici dans
des détails beaucoup plus étendus > mais ils fe-
roient inutiles aux princes éclairés, & à ceux qui
ne le font pas. .
Quand on examine cette multitude d’affociations
diverfes que réunifient ordinairement les monarchies
, on y voit les reftes de l’ancienne divifion
qui pàrtageoitles provinces entre plufieurs maîtres,
avant qu’ elles fuflent réunies fous un feul, &
qu’ elles fifient un même corps. Ces provinces oublient
avec peine les antipathies que des- intérêts
oppofés avoient fait naître, & que les guerres &
la jaloufie des fouverains avoient entretenues. Il
faut peu de chofe pour rouvrir ces plaies, dont
le fentiment confus dure long-temps, quoiqu’on
ne fe fouvienne pas de leur origine ; & le moindre
prétexte fuffit, dans des occasions délicates
pour dégoûter ces provinces de 1 obeiflance, fur-
tout quand on leur préfère celles qu’autrefois elles
n’aimoient pas, ou qu’elles s’imaginent être traitées
avec plus d’indifférence. ^
Il eft de la fagefle & de la bonté d’ un prince
de prévenir ce mal, en montrant plus de confiance
aux provinces foupçonneufes, & en les inté
refiant avec adreffe à fa perfonne & à l’état :
mais il doit cacher foigneufement fes vues i car au
lieu de guérir le mal, il ne feroit que le découvrir
j il apprendroit à cette clafie de fes fujets
qu’il s’en défie puifqu’ il la ménage, & qu’elle peut
l’ inquiéter puifqu’il la craint. t
Outre les divifîons qui ont autrefois partage
les monarchies en différens royaumes , & qui ont
laiffé comme une efpèce de cicatrice qu’on peut
encore obferver, il y a des provinces particulières
plus difficiles à manier , plus remuantes, plus
orageufes, ou par le voifinage d’un autre prince,
ou par la facilité des fecoürs étrangers, ou par une
difpofition naturelle à s’oppofer à ce que les autres
provinces approuvent ou condamnent. Il ne faut
pas que le prince, même dans la plus profonde
paix, oublie jamais ce caractère , & qu il fe contente,
pour tenir ce pays dans le devoir, des
obéifiance & leur inaltérable foumiflion fuppor-
tent tout fans fe plaindre, il feroit affreux de fe
prévaloir contr’eux d’une difpofition qui au contraire
précautions qui fuffifent pour les autres. Il doit
y conferver les places fortes, & les^ bien appro-
vifionner : changer fouvent les garnifons & les
commandans , & les bien payer 5 'mettre, beau- '
coup d’équité, de douceur & d’attention dans
l’adminiftration de ce diftriCt, & entretenir une
bonne intelligence avec le prince qui en eft voi-
fin.
■ Les privilèges, ou véritables ou prétendus, de
certaines provinces doivent être approfondis. Il
faut en connoître les titres & l’origine, en examiner
la poflefliqn , l’interruption, & les caufes
qui en ont fu{pendu l’effet. Les monarques veulent
toujours établir une adminiftration uniforme & un
même régime dans les diverfes provinces > ils n attendent
que les occafions favorables pour abolir
les prérogatives de ceux de leurs fujets qui ont
paffé fous la domination de la couronne à des
conditions avantageufes ; ils travaillent infenfible-
ment à/ce grand projet, & ils réufliffent ordinairement.
Il eft fans doute de l’ intérêt des autres
fujets que les provinces privilégiées foient dépouillées,
de leurs exemptions î car le fardeau retombe
fur eux : la fuppreflion des privilèges des provinces
favorifées intèrefle même la nation envifagée collectivement
: car, pour y opérer les grandes réformes
dont elle a toujours befoin, pour donner
à fes moyens toute leur énergie, & pour afleoir
les impôts d’ une manière convenable, il faut que
l*adminiftration ait une marche uniforme & rapide >
mais cette entreprife eft fort délicate : le prince
eft obligé fouvent de conferver ces privilèges ; &
s’ il eft rare qu’il en accorde de nouveaux, ou qu’il
rétabliffe ceux qui font tombés en défuétude , il
n’ofe abolir ouvertement ceux qui fe trouvent en
vigueur. Enfin on attache les peuples au gouvernement,
en ne paroiffant pas jaloux de leurs privilèges
légitimes, en nefaifant pas confifter l’autorité
royale à les éteindre & à les fupprimer, comme
s’ils lui étoient contraires, & en les maintenant
comme des preuves de la bonne-foi &'de la géne-
rofité du fouverain. Mais pour être jufte, on ne
doit pas faire retomber le fardeau fur la claffe des
.fujets non privilégiée ; & parce que leur longue
mériteroit une récompenfe.
Un prince doit être inftruit à fond des revenus
de chaque province 5 il doit favoir en quoi ils
confiftent j comment on les perçoit ; comment ils
font employés $ quelle augmentation on y peut
faire, fans charger le peuple 5 de quelle diminution
le peuple auroit befoin j quels font ces be-
foins 5 par quelle voie l’ on y pourroit remédier ,
fans toucher aux revenus du prince j quelles dé-
penfes , dont la province eft chargée, pourroient
être fupprimées ; quels abus fe font introduits dans
l’adminiftration de fes fonds, & quelle diflipation
on en fait.
Il doit être exactement informé du commerce
de chaque province j de ce qui abonde dans l’une
& manque à l’ autre 5 des moyens de fuppléer à
leurs befoins mutuels par des échanges, & de faciliter
le commerce par la navigation, par la commodité
& la fûreté des chemins, par î’affranchif-
fement de certaines marchandifes ou de certains
jours , ou par d’ autres voies. Pour conferver de
nouveaux états , le prince doit fe faire eftimer ,
aimer & craindre des nouveaux fujets , parce
que la fouveraineté méprifée, haïe & foible eft
de toutes les fouverainetés la plus méprifable.
Il doit favorifer les miniftres de la religion, les
perfonnes vertueufes & les gens de lettres, tous
également propres à émouvoir & à calmer le peuple.
Il doit donner des places honorables & utiles
à la nobleffe du pays , & à ceux qui y ont de la
confédération, en obfervant d’employer ailleurs les
officiers & les troupes du pays nouvellement acquis.
Il doit lier par les mariages les anciens & les
nouveaux fujets, faire prendre infenfiblement aux
uns les moeurs des autres , & les faire participer ,
autant qu’il eft poflible , à la même religion, aux
mêmes lo ix , aux mêmes exercices & aux mêmes
plaifirs j leur faire parler la même langue, & faire
élever auprès du prince les enfans des nobles du
pays.
Il doit garder inviolablement les conditions fous
lefquelles les habitans fe font fournis, & les gouverner
avec juftice.
Que fi l’intérêt de la religion & celui de Yétat déterminent
le conquérant à établir quelque nouveauté,
il faut le faire pendant que l’étonnement de la conquête
dure encore, & que le peuple , intimidé
par la préfence des troupes , reçoit facilement les
changemens , pour ne pas s’expofer à quelque
chofe de pis.
Il doit défarmer les habitans , élever des citadelles
, y établir des garnifons nombreufes , ou
démanteler les places fortes du pays, fi les habitans
font enclavés dans la monarchie.
Tranfplanter une partie des nouveaux fujets ,
& les remplacer par des colonies des anciens.
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