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vraifemblablement ce n'eft pas dans l’objet qu’ il fe
propofe j car il ne peut être dangereux d'empêcher
les hommes de mourir de faim. C e n'eft pas
non plus dans le moyen qu'il emploie pour parvenir
à fon but 5 car il n'eft ni dans l'homme, de
faire pour d'autres que pour lu i, de grands travaux
& de grandes avances , ni dans l'ordre naturel
de la réproduCtion, q ue, fans ces travaux &
ces avancées, les terres puiffent être fécondées.
Le fyftême des économistes étant ainfi fait pour
les hommes tels qu'ils font, & pour l'ordre de
la nature tel qu'il e ft, avant que de rejetter. leur
théorie, il faut commencer ou par changer cet
ordre, en affujettiffant la réproduCtion a d'autres
loix , ou par créer des hommes nouveaux, pour
peupler la terre d’une nouvelle efpèce d'êtres in-
telligens qui ne foient pas des hommes, qui n'aient
pas les mêmes befoins que les hommes. Cela fera
peut-etre un jou r , fi Dieu le veut } mais , en attendant
cette révolution, le germe moral de l'abondance
fera toujours le droit de propriété 5 &
je ne vois aucun inconvénient à le publier.
Le fécond avantage eft la liberté j le troifième
la mrete; le quatrième l'égalité. Sous la loi de
propriété , tout particulier étant pleinement libre
de difpofer à fon gré de fa perfonne & de fes
biens , tant mobiliers qu'immobiliers 3 de les employer
à tous les ufages qui ne bleffent en rien les
propriétés des autres citoyens, chacun jouit en cela
de la plus grande liberté qu'un homme raifonnable
puifle defirer en fociété. N o n , un homme raifonnable
ne ^portera jamais fes prétentions, jufqu’à
vouloir etre le maître de difpofer arbitrairement
de la perfonne & des biens d'autrui : il fent bien
que de telles prétentions ne pouvant manquer de
devenir réciproques, elles ne pourraient manquer
auffi de fubftituer à l’état focial, l'état de guerre,
état où perfonne ne peut fe flatter de jouir d'aucun
droit de propriété, d’aucune fôreté, d'aucune
liberté.
Dites- nous donc , monfîeur , fi vous penfez
qu’il feroit mieux pour le monarque ou pour la
nation , de la priver de cette liberté , dont les
droits de propriété font néceflairement les titres
& la mefure. Dites .-nous encore ce que gagne-
roient le fouverain, l'é ta t, les moeurs ou la religion
, fi le corps politique n'étoit pas organifé
de maniéré à procurer aux droits de propriété,
la plus grande sûreté poflible , celle qui leur eft
effentielle, pour qu'ils puiffent être, dans le fait,
comme dans la fpéculation , de véritables droits.
N'eft-il pas vrai, que fans' sûreté , comme fans
liberté, un droit ne feroit plus, dans le fait, qu'un
vain titre, dont il ne réfulteroit aucune utilité ?
N eft-il pas vrai , que procurer la sûreté des
droits de propriété, c'eft prendre les mefures né-
ceuaires pour prévenir, pour écarter les abus &
les crimes ?
Vous m'alléguerez peut-être, qu’une telle or-
gamfation feroit contraire aux intérêts des fouve-
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rains, en ce qu'elle mettroit à leur autorité des
bornes qui ne lui permettraient pas de devenir
arbitraire. Mais- il eft aifé de vous démontrer que
ces bornes font pofées par la nature ; que même
ce font elles qui les font ce qu’ils font ; mais en
tait de gouvernement, un feul ne pouvant jamais
etre par lui-meme plus fort que tous, autorité &
pouvoir arbitraire font deux chofes incompatibles;
elles ne font pas moins oppofées l’une à l’autre,
quç les tenebres a la lumière , que la folie à la
railon. bi quelqu un faifoit entourer de barrières
un précipice , pour vous empêcher d’y tomber ,
pretendnez-yous qu'il aurait mis mal-à-propos
des bornes a votre pouvoir, à votre liberté î
Maigre la diftance prodigieufe que votre naif-
fance, votre fortune , vos talens , vos emplois
mettent entre vous & une multitude d'autres
nommes, j efpere , monfieur , que vous ne vous
oftenferez pas non plus de l’égalité qui réfulte du
droit de propriété. Vous êtes trop judicieux pour
trouver mauvais que cette loi , fans chercher à
ignore les conditions égales, à rendre les hommes
égaux , dans lé fait , les rende cependant tous
égaux, dans le droit, les falfe jouir tous également
d un meme droit commun , d’ un droit qui
protégé egalonent toutes les prétentions légiti-
mes •, qui allure également à chaque citoyen la
liberté de faire pour fon intérêt perfonnel, tout
ce qui ne bleffe en rien l’intérêt commun. Loin
de pouvoir deviner le danger de cette égalité fo-
ciaie, il me paraît, je l’avoue, qu’on ne peut le
difpenfer de 1 applaudir , quand on veut conful-
ter & la nature & la religion; quand, dans chaque
homme , on voit un homme , fes droits &
celui qui les lui a donnés.
Si d’ ailleurs vous vous imaginiez que l’égalité
dût regner dans le fait, comme dans le droit, ja
vous répondrais que cette égalité de fait ne peut
etre dans l’ordre politique, parce qu’élle n’eft pas
dans l’ordre de la nature ; quelle ne feroit pas
non plus dans 1 ordre de la juftice, en ce que ceux
qui mettraient le moins dans la fociété , fe trouveraient
aulfi-bien traites que ceux qui mettroient
le plus ; que vouloir établir une telle égalité , ce
feroit favorifer la pareffe , énerver l’induftrie
etouffer le germe de l’abondance. Je vous laifle'
a juger fi cela peut convenir à l’intérêt commun,
& même aux bonnes moeurs. Defîr de jouir &
liberté de jouir, voilà, monfieur, l’ame du mouvement
focial ; & dans le moral, comme dans le
phyfique , le mouvement, qui détruit tout , eft
cependant ce qui produit tou t, ce qui conferve
tout.
La liberté du commerce , tant extérieur qu’intérieur
, eft une conféquence tiéceffaire du droit
de propriété : elle conduit à fa fuite la plus grande
concurrence poffible d'acheteurs & de vendeurs ;
& l'effet naturel de cette concurrence eft de mettre
une nation dans le cas de fe procurer toujours ,
fans au«une violence, le prix le plus avantageux
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pour elle, tant en vendant qu'en, achetant. Vous
concevez que ce double avantage favorifant tout-
à-la-fois & la culture & l'induilrie nationale, il
tend néceflairement à porter au plus haut degré
les revenus des particuliers, celui du fouverain,
la population, & généralement tout, ce qui concourt
à former la puiflance , la profpérité géner-
rale d'un empire. Direz-vous que ce font-là des
malheurs dont il faille chercher à nous garantir ?
j On croit voir cependant de grands inconvé-
niens réfulter d'une telle liberté : fans doute qu'ils
ne regardent pas le commerce intérieur. 11 y au-
roit une abfurdité trop manifefte à vouloir qu'une
province ne versât pas fon fuperflu dans une autre
province qui' en aurait befoin : ce feroit un
moyen infaillible de les ruiner toutes deux. Mais,
attendez j peut-être s'imagine-t-on que ce verfe-
ment peut s'opérer fans liberté } peut-être a-t-on
quelque expédient pour rendre le commerce plus
a c tif, en le rendant moins libre, en privant même
entièrement -fes agens de la faculté d'agir. Je
crains bien ,. monfieur, que quelque jour , ces
hommes graves & fenfés, qui ne font -point gens
à fyftêmes, ne propofent de nous charger de, fers j
pour que nous puilfions mieux marcher.
Je ne vois que deux moyens qu'on puifle em-
ployer pour faire paffer le fuperflu d'une province ;
dans une autre : le premier, indiqué par la nature
, eft la liberté d'un commerce mis en activité
par l'intérêt commun des vendeurs & des
acheteurs 3 je penfe que fans être un fou , on
peut compter fur fes effets. Le fécond , inventé
par les foi-difant ennemis des fyftêmes , eft un
privilège exclufif , à la faveur duquel quelques
particuliers puiffent acheter & revendre au prix
qu'ils veulent. Si*ce dernier moyen eft le meilleur,
apparemment que le monopole eft une chofe jufte
& utile à l'état : dans ce cas,, au-lièu de plufieurs
privilégiés , je vous confeille de n'en établir qu'un
feul j le monopole fera bien- plus sûr.
C e n'eft donc qué par rapport au commerce
extérieur, qu'on croit appereevoir des inconvé-
niens dans la liberté. On prétend que l'importation
des marchandifes étrangères fera fortir .l'argent
du royaume i mais les économistes démontrent
très - clairement que l'empêcher de fortir , c'eft
l'empêcher d'entrer 5 qu'une nation ne peut vendre
beaucoup & à un bon prix pour elle , fi elle
n'achète beaucoup } qu'elle feroit bientôt dans le
cas de ne plus rien vendre aux étrangers, fi elle
vouloir toujours leur vendre fans rien acheter : en
effet, avec quoi la paieroient-ils ? Mais ce n'eft
pas tout : s'il convient à notre intérêt national de
prohiber l'importation des marchandifes étrangères
, la même politique doit convenir également
à l'intérêt de chaque peuple. Voilà donc le commence
néceflairement interdit entre toutes les nations
: l'abfurdité des conféquences montre bien
l'abfurdité du. principe.
On allègue encore que cette importation pré-
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}*idicieroit à' nos manufacturiers > & cette objection
eft pareillement culbutée dans les ouvrages
économiques. Eft-ce que l'étranger n’a pas à faire
des fiais de tranfport ? D'ailleurs, il ne peut avoir
parmi nous la préférence fur nos manufacturiers,
qu'autant que fes marchandifes. ou leur prix font
plus avantageux à la nation : dans ce cas , exclure
l'étranger, c'eft fâcrifier l’intérêt commun
de: la nation à l'intérêt particulier de quelques
hommes falariés par là nation. Le grand moyen
de faire fleurir nos manufactures, eft la liberté
du commerce,. jointe à l'immunité de tous droits,
de tout impôt, tant fur les agens & fur les ouvrages
de l'indurtrie, que fur les matières premières
qu'elle emploie. Laijfe[ faire & laijfe% paffer i
voilà , felpn M. de Gournay , tout le code politique
du commerce ; & ce M. de Gournay
n'étoit point un méchant homme.
C'eft pour avoir ainfi confondu la nation avec
fes falariés , qu'on a cru de bonne-foi que la liberté
du commerce étoit contraire à l'intérêt national':
on l'a regardée comme un obftacle aux
grands profits de nos commerçans, aux grandes
fortunes que ceux-ci font ordinairement chez une
nation privée de cette liberté. En cela cependant,
ces politiques n'auroient point vu d'inconvénient,
s'ils avoient recherché fur qui & aux dépens de
qui de telles fortunes font faites : ils auroient bientôt
apperçu que les commerçans ne peuvent bénéficier,
qu'en revendant plus cher a la nation ,
ce qu'ils achètent de l'étranger , ou plus cher à
l'étranger, ce qu'ils achètent de la nation ; qu'ainû
de l ’une & de l'autre manière , leurs bénéfices
font pris, fur la nation , font faits au;x dépens de
la nation } car traitant avec l'étranger immédiatement,,
la nation achèterait à un prix plus bas ,
& vendrait à un prix plus haut.
. T ou t le monde dit que le commerce enrichit
une nation : les économistes le difent auffi comme
tout le monde j mais ils ne l'entendent pas comme
tout le monde. Selon, eux , le commerce enrichit
une nation , parce qu'il procure aux productions
territoriales l.e débit dont elles ont befoin pour
avoir .une bonne valeur en argent. Au moyen de
cet avantage, les propriétaires fonciers & les cultivateurs
font les plus grands efforts pour fertili-
fer leurs terres } ils en ont alors les moyens, &
leur intérêt leur en fait naître la volonté : de-là ,
cet axiome , que la confommation eft la mefure
néceffaire de la réproduCtion.
Mais les économistes ne regardent point comme
un accroiffement à la richefle nationale, les fortunes
pécuniaires des commerçans & des marchands
, lors même qu’elles font faites avec l'argent
de l'étranger ; car alors cet argent qui leur
refte, n'eft jamais qu’une portion des valeurs en
productions fournies par la nation à l'étranger ,
portion dont la retenue diminue d'autant la ri-
cheffe nationale, au-lieu<de l'augmenter. Je ne
vous parle point de celles qu'ils font avec l'argent