
des dangers, dont une puiflance démefurée menace
prefque toujours les foibles. La queftion
n'eft pas un problème pour la plupart des politiques
j mais elle embarrafle ceux qui veulent allier
la juftice à la prudence.
D'un côté , l'état qui accroît fa puiflance par
une bonne adminiftration, ne fait rien que de
louable} il remplit fes devoirs, & il ne blefle
point ceux d'autrui. Le fouverain q u i, par héritage
, par une élection libre, ou d'une manière
jufte & honnête, réunit à fes états de nouvelles
provinces, des royaumes entiers , ufe de fes
droits , & ne fait tort à perfonne. Comment' fe-
roit-il donc permis d'attaquer une puiflance qui
s’agrandit par des moyens légitimes ? Il faut avoir
reçu une injure , ou en être véritablement menacé
, pour avoir le droit de prendre les armes ,
pour avoir un jufte fujet de guerre. D'un autre
côté , une' funefte expérience ne montre que
trop que les _puiflances prédominantes ne manquent
guère de molefter leurs voifins ,. de les
fubjuguer même , dès qu'elles le peuvent impunément.
L'Europe fe vit fur-le point de tomber
dans les fers, pour ne s’être pas oppofée de bonne
heure à la fortune de Cnarles-Quint. Faudra-
t-il attendre le danger, lailîer groffir l'orage qu'il
feroit facile de difliper dans fes commencemens,
fouffrir l'agrandiflement d'un voifin , & attendre
qu'il fe difpofe à nous opprimer ? Sera-t-il tems
de fe défendre , quand en n'en aura plus les
moyens ?
Comme il eft împofîible de fuivre ici les règles
du droit naturel , ou celles de la juftice civile j
qui ne permet les repréfailîes ou la vengeance
-qu'après le délit , il paroît que fi cette puiflance
formidable laifle percer des difpofitions injuftes
& ambitieufes , par la moindre injuftice envers
line autre, toutes les nations peuvent profiter de
l'nccafion , & , en fe joignant à l’offenfé, réunir
leurs forces pour la réduire, & poùr la
mettre hors d'état d’opprimer fi facilement fes
voifins, ou de les faire trembler devant elle.: toutes
les nations contre lefquelles elle dirige fes
v u e s , forment alors une fociété morale, & elles
femble.nt avoir le droit de repoufler ou de punir
l'injuftice faite à l'une d'entr'elles. Il eft d’ailleurs
permis, il eft louable d'affifter ceux qu'on opprir
me, ou qu'on attaque injuftement. Il eft peut-être
fans exemple > qu'un état reçoive quelque notable
accroiflement de puiflance , fans donner à d'autres
de juftes fujets de plaintes} mais, par la nature
des geuvememens, la politique ne peut pas
marcher avec tant de précifion.
Si un état puifîant, par une conduite jufte &
eirconfpeéte, ne donne aucune prife fur lui, doit-on
voir fes progrès d’un oeil indifférent ? & tranquilles
fpe&ateurs du rapide accroiflement de fes forces, faut-il donc le laifler combiner fans obftacle
les defleins qu'elles pourront lui infpirer ? Non
fans doute, La noqchalapce ne feroit pas e x c u - ,
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fable. L'expérience & l’hiftoire doivent fervîr de
guide aux hommes d'état j elle autorife pour eux
des précautions ou des allions , qui font des in-
juftices dans le droit naturel. Si les nations les
plus puiflantes de l'antiquité fe fuflent concertées
pour arrêter les entreprifés de Rome, pour mettre
des bornes à fes progrès, elles ne feraient pas
tombés fucceflivement dans la fervitude : mais la
force n'eft pas le feul moyen de fe mettre en
garde. Il en eft de plus doux, & qui font toujours
légitimes. Le plus efficace eft la confédération
des autres fouverains q u i, par leur réunion ,
tiennent en échec la puiflance qui leur fait ombrage.
La même malle de forces diminue lorfqua
les peuples font confédérés : la divifion s'y introduit,
& il y a toujours de la foiblefle dans
une confédération : c'eft un malheur j mais il
n'en réfulte pas pour les confédérés d'autre droit
que celui de calculer les confédérations avec plus
de foin.
Les confédérations, malgré leur foiblefle , feraient
un moyen fur de conferver l'équilibre, fî
tous les fouverains étoient aflez éclairés fur leurs
véritables intérêts-, & s'ils mefuroient toutes leurs
démarches fur le bien de l'état : mais les grandes
puiflances fe font toujours des partifans & des
alliés, & elles ont tant de moyens pour cela U
Eblouis par l'éclat d'un avantage momentané ,
trompés par des miniftres infidèles , des princes
deviennent les aveugles inftrumens d'une puiflance
qui les engloutira quelque jour, eux & leurs fuc-
cefleurs. Le plus fur eft d'affoiblir celui qui rompt
l'équilibre , aufli-tôt quon en trouve l'occafion
favorable, & qu'on peut le faire avec juftice ;
ou d’empêcher, par des moyens honnêtes, qu’il
n'acquière trop de forces. On ne doit pas fouffrir
qu'il s'agrandifle par la voie des aripes, &
on peut toujours l'arrêter avec juftice : car fi ce
fouverain fait une guerre injufte , chacun eft en
droit defecourir l'opprimé.
Mais fi cette puiflance formidable médite des
defleins d'oppreffion & de conquête j fi elle trahit
fes vues par fes préparatifs, ou par d’autres
démarches, eft-on en droit de la prévenir 5 lors
même qu'elle ne s'eft encore permis aucune injuftice
réelle ? Il feroit bien inutile de dire ici que
non j & , dans le fait, la queftion n’eft point
aifiée à réfoudre ; car alors de trop grands prépa-«
ratifs femblent être une véritable injuftice.
Les publicités examinent une queftion particulière
? qui a beaucoup de rapport à la précédente.
Si un voifin, au milieu d’une paix profonde ,
conftruitdes forterçfles fur notre frontière, équipp
une flotte, augmente fes troupes, aflemble une
armée puiflante , remplit fes magafins j en un mot,
s'il fait des préparatifs de guerre, eft-il permis de
l'attaquer pour prévenir le danger, dont nous nous
croyons menaces? La réponfe paroît dépendre des
moeurs & du caraâère de ce voifin, & il faut
encore oublier les maximes du droit naturel, qui
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ne s'occupe pas de ces détails. Il faut le faire
expliquer, lui demander la raifon de ces préparatifs.
C'eft ainfi qu'on-1 en ufe en Europe. Si fa
foi eft juftement fufpe&e, on peut lui demander
des fûretes. Le refus feroit un indice fuffifant de
mauvais defleins, & une jufte raifon de les prévenir.
Mais fi ce louverain n'a jamais donné des
marqués d'une lâche perfidie, & fur-tout fi nous
n'avons aucun démêlé avec lu i, pourquoi’ ne demeurerions
nous pas tranquilles-fur fa parole y en
prenant les précautions que-la prudence rend in - ’
difpenfables? C a r , s'il n'a pas rendu fa foi fuf-
peéte, on n'eft pas trop en droit d'exiger de lui
d'autre fureté.
Si'un fouverain demeure armé en pleine paix ,
la prudence ne permet pas à fes voifins de
refter -tranquilles fur fa parole : & quand ils fe-
roient fûrs de la bonne-foi de ce prince, ce qui
ne peut jamais arriver, il peut furvenir des différends
qu'on ne prévoit pas : lui laifleront-ils l'avantage
d'avoir alors des troupes nombreufes &
bien difciplihées, auxquelles ils n’auront à oppo-
fer que de nouvelles levées ? Non fans doute ,
ce ferait fe livrer prefque' à fa difcrétiôn. Ils font
donc contraints de l ’imiter, d’entretenir comme
lui une grande armée. Sans remonter plus haut
que le fiècle dernier, on ne manquoit guère de
ftipuler, dans les traités de paix, que de part
& d’ autre on licentieroit les troupes. S i, en pleine
paix, un prince vouloiten entretenir un plus grand
nombre , fes voifins prenoient leurs mefures, for-
moient des ligues contre lu i, & l’obligeoient à
défarmer. Pourquoi cette coutume ne s'eft-elle
pas confervée? Ces armées nombreufes privent la
terre de fes cultivateurs, arrêtent la population,
& ne peuvent férvir qu'à opprimer la liberté du
peuple qui les nourrit.
Les publiciftes s'avifent aflèz fouvent de
traiter des quèftions de morale a la fuite de leurs
queftions politiques : la reftitution des conquêtes,
des prifonriiers & des effets qui peuvent fe trouver
en nature, ne fouffre point de difficultés ,
difent-ils, quand l'injuftice de la guerre eft reconnue.
Ils ajoutent que la nation en corps & les
particuliers , connoiflant l'injuftice de leur poflef-
îipn, doivent fe deffaifir & reftituer tout ce qui
eft mal acquis » mais il ne ferait peut - être pas
facile d'en citer un exemple. Quant à la réparation
du dommage, les gens de guerre, généraux,
officiers & foldats, font-ils obligés en confcien-
ce à réparer des maux qu'ils ont faits, non par
leur volonté propre , mais comme des inftrumens
dans la main du fouverain. Grotius qui n'eft pas
toujours fi févère, fe décide ,.fans diftinétion, pour
l'affirmative. Voyez. Droit de la guerre de la
paix a liv. I I I , chap, 10.
Il faut laifler ici la rigueur du droit natu-
tel, & ne le rappeller qu'à la confciencè des fouve-
tains} quant aux effets extérieurs- du droit parmi
les hommes , il sft néceflaiie de recourir à des-
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règles d'une application plus fure & plus aifée ,
& cela pour le falut même & l’avantage de la
grande fociété du genre humain.
La première règle de ce droit eft que les traités à
la fuite d'une guerre jufte ou injufte, juftifient
tout : elle eft indifpenfable , fi l'on veut apporter
quelque ordre dans un moyen aufli violent que
celui des armes , mettre des bornes aux calamités
qu'il produit, & laifler une porte toujours ouverte
au retour de la 'paix. Il eft même impoffible d’agir
autrement dè nation à nation , puifqu’elles ne re-
connoiflent point de juge.
C e n’eft pas-tout, les droits fondés fur l’état
de guerre, la légitimité de fes effets, la validité
des acquifitiôns faites par les armes, ne dépendent
point -extérieurement 8c parmi les hommes ,
de la juftice de la caufe , mais de la légitimité
des moyens- en eux »mêmes, c ’eft à-dire, de tout
ce qui eft requis pour conftituer une guerre en
forme. Si l’ennemi obferve lès règles de la guerre,
on n’ eft point admis à fé plaindre de lui comme
d’un infraôteur dn droit des gens.
Seconde réglé. Le droit étant réputé égal, tout
ce qui eft permis à l’un , en vertu du droit de
guerre, eft aufli permis à l’autre. Une nation ,
fous prétexte que la juftice eft de fon c ô t é , ne
fe plaint pas des hoftilités de fon ennemi, tant
qu’elles n’excèdent pas les termes preferits par les
loix communes de la guerre.
Troifieme réglé. C e droit des gens , admis par
néceffité, & pour éviter de grands maux, ne
donne point à celui dont les armes font injuftes,
un véritable droit, capable de juftifier fa conduite
& de fafîiirer fa confcience , mais feulement l’ef-
, fet extérieur du d ro it, & de l'impunité parmi
les hommes. Le fouverain , dont les armes ne font
point âutorifées par la juftice, n'en eft donc pas
moins injufte, pas moins coupable contre la loi
facrée d e . la nature , quoique , pour ne point
augmenter les maux de la fociété humaine, la
loi naturelle elle-même exige qu'on lui abandonne
les droits extérieurs qui appartiennent très-jufte-
ment à^fon ennemi. C'eft ainfi q u e , par les loix
civiles, un débiteur peut refufer le paiement de
fa dette lorsqu'il y a prefeription ; mais il pé**
che alors contre fon devoir : il profite d'une loi
établie pour'prévenir une multitude de procès j
mais il agit fans aucun droit véritable.
Il importe peu de favoir fi ces règles découlent
du. droit des gens volontaire, ou du droit
des gens arbitraire, comme le veuf Grotius.
A u lieu d’établir fur cette matière de vaines
maximes qu’on n’écoutera point ; au lieu de donner
d’abord avec Grotius comme une règle certaine
& invariable, que c’eft Je feul efprit de paix
i qui doit diriger les opérations de la guerre r nous
croyons qu’ il fera plus utile dè relever les erreurs
dangereufes de ceux qui ont écrit fur la politique
8c fur le droit de la guerre.
Locke, dans le traité du Gouvernement civil 9