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: Quanta la qualité d*enthoufiaftcs que vous donnez
aux économises 3 véritablement je crois bien
gujjs} la méritent un peu. Quelques-uns d’entr’eux
me difoier.it un jour : « fi p0n pouvoit perfonnifier
f la* loi de propriété 3 avec tous les avantages
» qui en réfultent, il faudrait mettre 3 au bas de
» foii portrait , les deux vers que Voltaire mit au
» bas d’ un portrait dej.’Amour » :
Qui que tu fois , voici ton maître ;
Il l’eft > le fut., ou le doit être.
La raifon qu’ils en rendoient, c’eft que le bonheur
de notre efpèce étant néceflairement attaché
ail piaintien du droit de propriété, cette loi naturelle
fe trouve faite pour gouverner tôt ou tàlrd
le monde moral en fon entier. Fafle le ciel que
cette, prédiction s’accomplifle ! On ne regardera
plus comme un malheur pour le genre humain l’inf-
titution des fociétés.
Je paffe donc condamnation fur Tenthoufiafme
dés économises ; je tiens même que l’amour du bien
public eft un des fentimens dont il nous eft le plus
difficile de tempérer la chaleur ; mais , en fuppo-
fant qu’ils aient la vérité pour eux, il faut lé
jouer, cet enthoufîafme , au lieu de le condamner
: fi les âmes froides ne produifent pas de grands
maux, jamais aufli, jamais^elles ne produiront de
.grands biens.
Je fais parfaitement encore que , quoiqu’ils ne
foient pas du nombre de ceux qui difent, & nul
'autre n aura d'efprit hors nous & ‘nos amis 3 on pré-
ténd que leur tón. dogmatique eft révoltant : cela
fe peut ; il feroit même difficile qu'il ne le fût
pas. Nous fommes animaux d’habitude : naturel- j
lement on doit nous révolter, quand on attaqué
les préjugés dans lefquels nous avons vieilli. Celui
qui découvrit la circulation du fang, révolta tous
fes confrères en la publiant ; une foule de contra-
dîiéteurs s’éleva contre lui. Mon cher marquis,
comme la -vérité 3 ? erreur a fes martyrs. En général,
nous nous laiflons plus volontiers arracher les dents
que les préjugés , & voici pourquoi : le foulage- j
ment que doit nous procurer la première de ces
opérations, nous eft connu d’avance ; mais le bien
qui doit résulter de la fécondé, nous eft abfolu-
iment inconnu.
Ecartons, monfieur, toutes ces différentes qualifications
, pour venir à celle qui mérite le plus
d’attention. Eft - i! bien vrai que les économises
foient des hommes dangereux ? Sans douté que cé
n*éft pas de leur perfonne, mais bien de leurs
principes qu’on veut parler : des faits d’ une notoriété
publique ne permettent pas de l’entendre autrement.
Dans ce cas, pour qu’ils foient dangereux
ces principes, il faut qu’ils puiffent avoir des
fuites facheufes, ou pour l ’in térêf perfonne! dufou-
vcrain, ou pour les intérêts particuliers dé fes fu-
jetsj qu’ils fe trouvent contraires au bon ordre,
aux bonnes moeurs, ou à la religion : examinons I
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donc s’ il eft quelqu’un de ces înconvéniens qu’o*
puifife leur reprocher.
Perfuadés qu’en fe réunifiant en fociété , les
hommes ont eu pour objet de fe rendre heureux,
de fe procurer fur la terre tout le bonheur que
leur efpèce peut comporter, les économises pen-
fent qu’un gouvernement n’eft parfait, qu’autant
qu’il eft propre à remplir cet objet ; mais qu’il
ne peut y parvenir qu’ en fuivant les voies de la nature,
qu’en établiflant fon ordre public & fesioixi
fur l’ordre & les loix invariables de la nature. J ’ai
peine à croire que vous foyez .tenté de les contredire
; que vous ayez une autre idée de l’inftitu-
tion des fociétés politiques. Sans doute que vou.s
ne penfez pas qu’ il faille employer pour nous ren-,
dre heureux, des moyens contre nature ; leurs
fuccès s’ils eh avoient, feraient de vrais miracles
, & les miracles ne font pas faits pour durer >
d’ailleurs nous n’ avons p a s j e cr.ois , l’intention
de pouvoir en faire à volonté.
Confidérant donc le but des fociétés ; confidé-
rant aufli que le propre de tout être fenfibl.e eft
d’agir toujours poür fon intérêt réel ou apparent,,
vous conviendrez fans peine encore d’une féconde
vérité ; c’ eft que, parmi les,hommes, il n’ eft ni
ne peut être d’autre lien focial, qu’ un intérêt
commun connu d’eux': je dis, connu d'eux ; car ,
tandis que comme êtres ferifîbles ils agiflent pour
- leur intérêt perfonnel, comme êtres intelligens ils
font conduits par l’opinion vraie ou faufîe qu’ ils
en ont.
D é jà une autre conféquence, la néceflïté. dont
il eft que les hommes foient inftruits. de tout ce qui
concerne leur intérêt commun, dé tout ce.qu’il leur
interdit, de tout ce qu’il leur permet, de tout ce
qu’il exige d’eux j éh un mot, de tous les droits
dont ils doivent jouir, de tous les devoirs qu’ ils
doivent remplir.
Arrêtons-nous un moment fur ces premières vérités
: pourquoi le tyran Mahomet voulut-il bannir
de fes états l’inftruétion ? N ’ étoit-ce pas qu’il
avoit tout a rédouter de l’inftruélion ? Il voua fes
fujets à l’ignorance , pà'rce que , voulant les gouverner
comme des brutes, il avoit befoin d’en
| faire des brutés. Si cette coupable politique vous
; paraît injurieufe à l’humanité 5 fi elle révolte en
vous le fentiment & la raifon , je vous vois force
-d’adopter à cet égard le fyftême des économises :
perfuadés que f ignorance eft le plus cruel de nos
ennemis j qu’elle eft, comme le penfoitZoroaftre,
le génie mal-faifant,' le mauvais principe, auteur
de tout lé mal ^mofaî ; ils veulent qu’on la ^pour-
fuive en tous lieux, qu’on ne lui Iaifîe aucun afyle;
ils veulent que l’inftru&ion publique fafle ..de nous
des hommes , afin que nous puiflionS être gouvernés
comme des hommes. -
Hé bien, rrtonfiéur, voyëz.-vous à. cela quelque
inconvénient ? Quand on ne fe prôpofe point d’a-
bufer de notre crédulité 5 quand on ne veut point
faire de l’ignorance un moyen d’oppreflion, il me
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paroît difficile de; regarder comme dangereux,-qtle^
nous foyions inftruits de nos droits & de nos devoirs
efléntiejs ; que chacun de nous connojfle les
rapports de l’intérêt commun avec fon interet particulier
j qu’il fâche bien, en un mot, fon métier
de citoyen j car enfin ce métier a fes règles par- •
ticulièresj il n’ eft aucune condition dans laquelle
on foit difpenfé d’être citoyen. Je crois au
contraire que c’eft un moyen de, nous rendre chers
les uns aux autres de nous imprimer un grand attachement
à l’ordre public , un grand refpeét pour
les loix , un grand amour pour le fouverain , chargé
de maintenir, de faire obferver les loix. Et vous
pouvez qualifier de dangereux ce qui n’eft propre
qu’ à reflerrer les noeuds qui nous unifient ! Et
ceux qui cherchent à nous procurer î cet avantage,
font à vos yeux des fanatiques, qu’il faudroit prof-
crire. N ’eft-ce pas là ce que faifoit ce roi de Perfe,
quand il prioit Arimanius d’infpirer aux athéniens
de bannir leurs meilleurs citoyens.
Il eft virai que des hommes ainfi éclairés ne peuvent
plus êtrë dégradés, être réduits à la condition
des brutes î mais aufli vaut-jl mieux à tous égards
régner raifonnablement fur des hommes, que de
conduire arbitrairement des brutes. Dans le cas
dont il s’agit , le premier me, paroît même d’autant
préférable, que des brütës.de notre efpèce
feront toujours des tigres mal-apprivoifés : je parle
d’après l’expérience de tous les .temps,
. Un des plus beaux génies de notre lîècle a déployé
toute fon éloquence pour nous prouver que
les- progrès des fqences ont oçcafionne les. progrès
de la corruption. Mais par quelle.éfpè,cede feience
la corruption peut-elle êttè arrêtée ?, Eft-ce par la
Phyfique, l’Àftronomie, la Géométrie,; pjâit, les
autres fcienGes-de ' ce genre ?* Nullement : quelque
élevées quelles foient, quelque honneur qu’elles
faffent à l’efprit humain, quelque droit enfin qu’elles
aient à i notre admiration , elles ne nous découvrent
point jes règles de la; morale & de l’art dg
gouverner} elles ne tendent à perfedjonnèr'ni Jes.
moeurs ni le gouvernement : la, longue lunette de
celui qui contemple les aftres, ne l’empêche point
de tomber dans un puits.
A la vérité, ces. connoiflances font favorables
aux arts; mais les. arts mêmes, en augmentant
notre puiflanc.e, peuvent nous devenir funeftes.; &
ils le deviennent en. effet lorfque, livrés'à des erreurs
fur la morale & la politique , nous manquons
des autres connoiflances néceflaires pour faire,.ferr
-vir cette puiflance à , notre bonheur. • : <
Si donc, fous le nom de fcience ,. on- entend-là
découverte des vérités contraires à ces erreurs ,
..perfonne, je crois, n’entreprendra de perfuader
•que le progrès d’une telle fçience doive rendre les
.hommes plus corrompus : autant vaudroit foutenir
qu’ ils fe conduiroientmieux de toutes manières,
.fi, privés de la clarté; du jou r, ils étoient condamnés
à vivre dans l’obfcurité de la nuit^ qu’ainfi
mn moyen afiuré de nous rendre.meilleurs ôrplus
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heureux dans; ce bas monde feroit de nous crever
les v e u x j ’efpère que cela ne prendra pas. •
L ’intérêt commun étant le feul lien politique ,
le fondement de toute fociété, eft-çe que vousvre-
fufefez d’en conclure avec les économises , qu’il
doit être aufli le principe, la raifon primitive de
toutes les loix ? Salus populi fuprema lex cS<>. Leur
ferez-vous un crime de le regarder comme conf-
tituant nécefiairement la juftice par eflence, çom-,
me étant la règle fouveraine du jufto & de^ 1 in-
jufte ? Croyez - vous qu’il y ait de l’inconvénient
pour le monarque, pour l’état, les moeurs.ou la
religion , quand on foutiendra que , dans 1 ordre
des^chofes humaines, rien n’ eft vertueux s’il n’eft
juftë, rien n’eft jufte s’ il n’ èft conforme à l’intérêt
commun; qu’ainfi ,.,dans fa vie privée comme
dans fa vie publique , chacun doit s’ interdire ce
qui .blefle l’intérêt commun, ne fe permettre que ce
qui convient a cet intérêt. Ah ! monfieur, plût à
Dieu que cette morale fû t généralement adoptée î
Le fiècle d’or ne feroit pas perdu pour nous : loin
d’attacher la gloire à des forfaits ; loin d’être plus
féroces que les ours , qui du moins ne font point
la guerre aux autres ours , chaque homme ne Verrait
dans les autres hommes, que des frères, que
des amis. • /
• Dans le fyftême 4es économisés, l’intérêt commun
n’ eft point l’ intérêt des uns, établi fur la
ruine des autres : ils font bien, éloignés de penfer
qu’il faille des.efçlaves pour le bonheur des hommes
libres ; qu’il faille écrafer les campagnes par
des corvées, pour procurer quelques avantages aux
villes. Cét intérêt n’ëft non plus , ni une idée; vague
, ni une. chofe d’opinion : ils le font confifter
dans ce qui convient le mieux à tous les intérêts
particuliers ; & ce qui leur convient le mieux eft
l’inftitution du 'droit de propriété., l’inftitution
d’une légiflation & d’un ordre public, qui puifr
fent maintenir çonftamment/ce droit dans toute fa
plénitude "en faveur de chaque citoyen. La raifon
de-çela , . c’eft : que : fous la loi. de propriété, fous
cette loi qui.maintient chaque particulier en pofr
feffiçn de fon individu , de fes talens, de fes facultés
, dé fes biens , quels qu’ ils foient, chacun
jouit nécefiairement de tous les avantages qu’il
peut raifonnablement fe promettre de fa réunion en
fociété, .. . , . tsil
Le premier de ces avantages eft l’abondance des
chofes convenables i nos jouiflances , à nos lumières:
or il eft démontré qu’ à l’ aide du. droit de
propriété , cette abondance s’établit & fe perpétue
naturellement, autant que le territoire d’une nation
peut le comporter ; au lieu que , fans le droit de
propriété, la culture fera toujours languiflante ;
les terres feront, du moins en partie, frappées de
ftérilité 5,à quoi vous ajouterez que, fi le droit de
propriété ,féconde les terres, il ne féconde ;pag
; moins l’induftriê, qui iërt à déployer, l’utilité de
leurs produirions.
J’ignore où peut-être le .danger d’un tel fyftême: