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affreufe guerre civile. De cette manière ] perfonne '
n’ eft monarque que de fait , dans les états def-
potiqu.es.- i
On voit bien , que ni le droit naturel le
droit des gens ne font le principe de tels états ,
l'honneur ne l'eft pas davantage ; les hommes y
étant tous égaux , on ne peut pas s'y preferer aux
autres 5 les hommes y étant raus efclaves, ori ne
peut s'y préférer à rien. Encore moins, chercherions
nous ici quelque étincelle de magnanimité :
le prince donneront-il ce qu'il eft bien éloigné
d'avoir en partage ? Il ne fe trouve chez lui , ni
grandeur, ni gloire. Tout l'appui de fon gouvernement
ell fondé fur la crainte qu'on a de fa vengeance
; elle abat tous les courages , elle éteint
jufqu'au moindre fentiment d’ambition : la religion
, ou plutôt la fuperftition, fait le relie, parce
que c’ eft une nouvelle crainte ajoutée à. la première.
Dans l'empire mahométan, c’eft de la religion
que les. peuples tirent principalement le ref-
pect qu’ils ont pour leur prince.
Entrons dans de plus grands détails, pour mieux
dévoiler la nature Sir (es maux des gouvernemens
defootjques de l’Orient.
D ’abord , le gouvernement defpotique s’exerçant
dans leurs états fur des peuples timides &
abattus, tout y roule fur un petit.nombre d’idées;
l’éducation s’y borne à mettre la crainte dans le
coeur & la fervitude en pratique. Le fayoir y eft
dangereux, l’émulation- funefte : il eft également
pernicieux qu'on y raifonne bien ou mal ; il fuffit
qu’on raifonne pour choquer ce genre de gouvernement
; l’éducation y eft donc nulle; on ne pour-
roit que faire un mauvais fujet, en voulant faire
lin; bon efclave.
Le Javoir, les talens , la liberté publique ,
Tout eft mort fous le joug du pouvoir defpotique.
Les femmes y font efclaves ; & comme il eft permis
d’en avoir plufieurs , mille confidérations. obligent
de les renfermer : comme les foùverains en
prennent tout autant qu’ils veulent, ils en ont un
fi grand nombre d’enfans, qu’ils ne peuvent guère
avoir d’affeition pour eux, ni ceux-ci pour leurs
frères. D ’ ailleurs, il y a tant d’intriçues dans leur
ferra i l , ces lieux où l’Srtifice , la méchanceté, la
rufe, -régnent dans le filence , que le prince lui-
même y devenant toujours plus imbécille, n'en eft
que de premier prifonnier de fon palais.
C ’eft un ufage établi dans les pays defpotiques
que l’on n’aborde perfonne; au-deflus de foi , fans
lui faire des préfens. L ’empereur du Môgol n’admet
point les requêtes de fes fujets, qu'il n’en ait
reçu quelque chofe. Cela doit être dans un gouvernement,
où l’on eft. plein de l’idée .que le fu-
pérîeur ne doit rien à l’inférieur ; dans un gouvernement
, où les hommes ne fe croient liés que par
les châtimens que les uns exercent fur les'autres.
La pauvreté & l’incertitude de la Fortune y na-
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turalifent Lufure , chacun augmentant le prix de
fon argent | à proportion du péril qu'il a à le prêter.
La misère vient de toutes parts dans un pays
malheureux j tout y eft ô té , jufqu’ à la reflource
des emprunts. Le gouvernement ne fauroit etre
injufte , fans avoir des mains qui. exercent fes in-
juftices : or , il eft impoffible que ces mains ne
s'emploient pour elles - mêmes , ainfi 3 le peculat
y. eft inévitable. Dans des pays., où le prince/e
déclare propriétaire des fonds 3 & l'heritier de
fes fujets, il en réfulte néceffairement l’ abandon
de la culture j tout eft en friche & défert. Quand
les fauvages de la Louifiane veulent avoir du fruit,
ils coupent l’arbre au pied. Voilà le gouvernement
defpotique, dit l’auteur de l’Efprit des loix.
Dans un gouvernement, defpotique de cette nature
, il n’y a. donc point de loix fur la propriété
des terres , puifqu’ elles appartiennent toutes au
defpote } il n’y en a pas non plus fur les fuccef-
fions, parce que le fouverain eft le feul fucceffeur
de droit. Le négoce exclufif qu’ il fait dansquel-
ques pays , rend inutiles toutes fortes de loix fur
le commerce. Comme on ne peut pas augmenter
la fervitude extrême , il ne paroît point dans les
pays defpotiques d’Orient de nouvelles loix C en
temps de guerre, pour l’augmentation des impôts.
Les mariages, contractés avec des filles efclaves,
font qu’il n’y a guère de loix civiles fur les dots
& fur les avantages des filles. Dans quelques pays
de l'Inde , on n’a pu découvrir de loix écrites.
Le vedan & autres livres pareils; , ne contiennent
point de loix civiles. En Turquie, où l’on s'em-
barraffe aufli peu de la fortune , que de la vie
& de l’honneur des fujets, on termine promptement
toutes les difputes. Le bacha fait diftribuer
des coups de bâton fous la plante des pieds des
; plaideurs, & les renvoie chez eux.
Si les plaideurs font ainfi punis,. quelle ne doit
point être la rigueur des peines pour ceux qui
; ont commis quelque faute ? A in fi, quand nous
lifons dans les hiftoires les exemples de la juftice
atroce des fultans, nous fentons, avec une efpèce
de douleur, ies maux de la nature humaine. Au
Japon , c’ eft pis encore y on y punit de mort
prefque tous les crimes. Xàgj il n’ eft pas queftion
de corriger le coupable, mais de venger l’empe-
reur. Un homme qui hafarde de l’ argent au jeu,
eft puni de mort, parce qu’il n’eft ni propriétaire,
ni ufufruitier de fon bien.
Le peuple qui ne pofsède rien en propre, n’a
aucun attachement pour fa patrie, & n’eft lié par
aucune obligation à fon maître} de forte que, fui-
vant la remarque de M. la Loubere, comme les
fiamois doivent fubir Ie^meme joug fous quelque
prince que ce foit, ils ne prennent jamais aucune
part à fa fortune ; au moindre trouble, ils biffent
aller tranquillement la couronne à celui qui a le
plus de force ou d’adreffe. Un .fiamois s’ éxpofe
gaiement à la mort pour fe venger d’une injure
particulière, pour fe délivrer de la vie , ou pour
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fe dérober au fupplice j mais mourir pour le prince
ou pour la patrie, c- eft une vertu inconnue dansée
pays-là. Ils ne manquent pas de motifs, puifqu ils
n’ont ni liberté, ni biens. Lçs prisonniers, faits
î.par le roi de P égu, relient tranquillement dans a
nouyelle habitation qu’on leur affigne, parce qui elle
ne peut être pire que la première. Il en eft de
I même des habitans de P égu, pris par les fiamois.
i Accablés dans leur pays par la fervitude , ils difent
[ avec l'âne de la fable.
Battez-Vous, & nous laiffe% paître }
Notre ennemi , c efi notre maître.
La tébelliott de Sacravir donna de la joie au
[ peuple ; la haine qu’avoit infpirée T ib e re , fit fou-
[ haiter un heureux fuccès à l’ennemi public. Multi
I odio prsfeniium fuis quifque periculis l&tabantur»
i Je fais que les rois d’Orient font regardés comme
lenfans adoptifs du ciel. On croit que leurs âmes
Ifont céleftès, & furpaffent les autres en vertus,
■ autant que leur condition furpaffe en bonheur celle
I de leurs fujets ; cependant, lorfqu’une fois tes fu-
Ijets fe révoltent, le peuple vient à mettre en doute
I f i l’adsption célefte n’a pas paffé de la perfonne du
■ roi légitime à celle du fujet rébelle ; d’ ailleurs, dans
Ice s pays-là , il ne fe forme point de petite révolte,
if Point d’intervalle entre le murmure & la fédition
la fédition & la cataftrophe ; le mécontent va droit 5-au prince, il le renverfe; il en efface jufqu’ à l’idée.
«Dans un inftant, l’efclave eft le maître ; il eft ufur-
■ pateur Sc légitime. Point de grande eaufe par de
|grands événemens dans ces pays defpotiques. Au
■ contraire, le moindre accjdent produit une grande
révolution , fouvent aülfi imprevue des agens que
■ des patiens. Lorfqu'Ofman, empereur des turcs,
I fu t dépofé, on ne lui demandoit que juftice fur
I quelque grièf. Une voix fortit de la foule, & nom-
I ma par hafard Muftapha. Soudain, Mullapha fut
■ empereur.
I Le père Martini prétend que les chinois fe péril
fuadent, qu’ en changeant de fouverain, ils obéif-
■ fait au ciel , & quelquefois, ils ont préféré un
I brigand au prince reconnu ; mais outre , d i t - i l,
I que cette autorité defpotique eft fans défenfe, fon
I exercice fe terminant entièrement au prince, elle
I eft affoiblie , faute d’être' partagée & çommuni-
I quée. Celui qui veut détrôner le prince, n’a guères
i qu’à jouer le rôle & prendre l’efprit de fouverain.
■ L ’autorité, renfermée dans un feul homme, paffe
■ fans peine à un autre, faute de gens dans les em-
■ plois, qui s’ intéreffent à conferver JÎ autorité royale.
» Il n’y a donc que le prince intéreffé à défendre
B le prince, tandis que cent mille bras s’intéreffent
B à défendre nos rois.
F Loin donc que leS defpotes foient affurés du
K trône, ils ne font que plus près de tomber ; loin
■ que leur vie foit en 'sûreté, iis ne font que plus
■ ‘ expofés à la petdre d’une manière tragique. Un
D É S $ s ,
fultan eft foulent mis en pièces , avec moins de
formalité qu'un malfaiteur de la lie du peuple ;
avec moins d’autorité, il aurait moins à craindre.
Caligula, Domitien & Commode^ furent égorgés
par ceux dont ils avoient ordonne la rnort , & c .
( Le chevalier de J a u c o u r t . ) Conliderons
maintenant le defpotifme fous fon vrai point de \ ue,
& pour le bien connoître, remontons a fa fource.
On fuppofe que le defpotifme eft le gouvernement
d'une fociété , qui n’ a d’autre loi que *a yo_
lonté d’un feul. Si cela e ft, tous les fujets d ua
defpote n’ont point d’opinion à eux. S ils n ont
point d’opinion, ils n’ont point de befoins ; car
le befoin de manger leur fait chercher du pain,
celui de repofer , un ab r i, celui de fe couvrir,
un vêtement, celui de fe reproduire,une femme, & c .
avant que le prince leur ait ordonne rien de tout
cela. Or , on n’a point ces chofes, qu’on ne les
acquière î on ne les acquiert pas fans travail j on
ne travaille pas fans accord, fans aide j on n elt
point aidé fans conventions, & nulle convention
qui ne foit une loi entre les contraélans.
Il fuit de tout cela, que fi le defpote régné fur
une fociété, le principal de l'aétion fociale y va
de foi-même, fans le concours du defpote , &
à plus forte raifon, fans l’intervention & 1 exçref-
fion de fa volonté. Voilà donc la toitte-puiflance
de cette volonté, bornée au pouvoir d empecher
toutes ces chofes, & d’en intervertir 1 ordre &
le cours. C ’ eft-là le reffort de la violence, qui eft-
le même p ar-tout, & qui femblable aux ravages'
du feu & des inondations, n’a pas befoin d une
dénomination particulière pour etre inferee dans
la cathégorie' des gouvernemens. ■ •
Mais i c i , c’eft autre chofe > le 'prince ex ille,
& eft reconnu comme puiffance légitime j il pourvoit
à la défenfe du territoire & de fes frontières ;
il en. impofe au-dehors 3 il veille au-dedans a la
paix publique & à la fûreté privée, & fon ordre
perfonne! fournit à tout.
S’il en impofe au-dehors , c’eft par^ des forces
militaires i ces forces, & ce qui les réunit & les
fubordonne, fuppofent des loix militaires. Celles-
ci fans doute tiennent plus que toute autre à la
volonté d’un chef 3 mais cette volonté doit pourtant
être entendue ; elle doit s’énoncer^ dans la
langue des autres, & frapper à leur opinion 5 s’ il
veille au-dedans, c’ eft encore par des ordres ;
mais ces ordres doivent correfpondre à l’opiniçn’
de la juftice fommaire, & cette opinion eft fon-
• dée fur la loi du bon fens. D è s - lors je conçois
notre defpote ; c’ eft un chef cjui n’ a encore acquis
qu’une portion du pouvoir d’ un monarque,
la portion qui doit aller par des ordres j c’ eft un
fouverain à qui il' relie le pa^ le plus effentiél &
le plus difficile à faire vers la puiffance, à fe rendre
vrai monarque , chef de juftice , qui parvient
à dominer p^r des lo ix , c’ell-à-dire, à etre inf-
titué , reconnu , révéré & affermi dans la toute-
] puiffance parles loix.