
tions une dépendance & un profit réciproque. Les
produirions des atteliers de l'ancien monde euf-
ient été échangées contre celles des mines du nouveau
5 & le fer ouvragé eût été payé , à poids égal,
par l'argent brut. Une union fiable 3 fuite necefiaire
d'un commerce paifible ,. fe feroit formée fans répandre
du fang , fans dévafier des empires. U E f
pagne n'en feroit pas moins devenue maitrefîe du
Mexique 8c du Pérou 3 parce que tout peuple qui
cultive les arts, fans en communiquer les procédés
&\la pratique, aura une fupériorité réelle fur
ceux auxquek il en vend les produirions. .
On ne raifonna pas ainfi. La facilité qu'ôn avoit
trouvée à fubjuguer les indiens ; l'afcendant que
prit YEfpagne fur l'Europe entière > l'orgueil fi
ordinairè aux conquérans 5 l'ignorance alors générale.
des vrais principes du commerce : ces rai-
fons & plufieurs autres empêchèrent d'établir
dans, le nouveau-Monde une adminittration fondée
fur de bons principes.
La dépopulation de l'Amérique fut le déplorable
effet des premiers établiffemens elpagnols. Les
premiers pas des conquérans furent marqués par
des rus (féaux de fang. Aufli étonnés de leurs victoires
que le vaincu F étoit de fa défaite ils prirent
3 dans I'ivrefîe de leurs fuccès , le parti d'exterminer
ceux qu'ils avoient dépouillés ,5 & des
peuples innombrables' difparurent de la terre.
Les mines furent encore une plus grande caufe
de defiruétion. Depuis la découverte ’du nouveau-
Monde , ce genre de richefîes abforboit tous les
fentimens des elpagnols. Inutilement quelques hommes
plus éclaires que leur fiècle 3 leur crioient :
lailfez Y or 3 fi la furfacè de la terre qui le couvre
peut produire un épi dont vous fafîiez du pain 3
un brin d'herbe que vos brebis puifîent paître. Le
feul métal dont vous ayez vraiment befoin 3 c'eft
le fer. Conftruifez-en vosfcies, vos marteaux, les
focs de vos charrues j mais ne les transformez pas
en outils meurtriers. La quantité d'or nécdfaire
.aux échanges des nations eft fi petite, pourquoi
donc la multiplier fans fin ? Quelle importance y
a-t-il à repréfenter cent aunes de toile ou de drap
par une livre ou par vingt livres d'or ? Les efpa-
gnolsfirent comme le chien de la fable, qui lâcha
l'aliipent qu'il portoit , pour fe jetter fur fon
image qu'il voyoit au fond des eaux, où il fe
noya.
L'Amérique fut comme maudite pour fès conquérans.
L'empire qu’ils avoient fondé, s'écroula
bientôt de toutes parts. .Les, progrès dudéfordre
& du crime furent rapides. Les forterefîes les plus
importantes tombèrent en ruine. Il n'y eut dans le
pays ni armes, ni magafins. Le foldat qui n'étoit
ni exercé , ni nourri, ni vêtu, devint mendiant ou
voleur. On oublia jufqu'aux élémens dé la guerre
& de la navigation, jufqu'au nom des inftrumens
propres à ces deux arts fi nécelfaires.
Le commerce ne fut que l'art de tromper. L'or
& l’argent, qui dévoient entrer dans les coffres
du fouverain, furent continuellement diminués par
la fraude, 8c réduits au quart de ce qu'ils dévoient
£tre‘ ^ 0Lltes les clafîes de fujets corrompus par
,v.ar/ce,3 donnoient la main pour empêcher la
verite'xl arriver au pied du trône, ou pour fauver
les prévaricateurs que la loi avoit proferits. Les
premiers 8c les derniers magiftrats agirent de concert
pour appuyer leurs injuftices réciproques.
Le cahos où ces brigandages plongèrent les af-r
faires , amena le funefte expédient de tous les
états mal adminiftrés, des impofitions fans nombre.
On paroifloit s'être propofé la double fin
d'arrêter toute induftrie3 8c de multiplier les vexa*
tions-
La haine qui fe mit entre les efpagnols nés dans
le pays , 8c ceux qui arrivoient d'Europe, acheva
de tout perdre. La cour avoit imprudemment jetté
les femences de cette divifion malheureufe. De
faux rapports lui peignirent les créoles comme des
demi-barbares , prefque comme dés indiens. Elle
ne crut pas pouvoir compter fur leur intelligence,
fur leur courage , fur leur attachement, & elle
prit le parti de les éloigner de tous les poftes utiles
ou honorables. Cette réfolution injurieufe les aigrit.
Loin de travailler à les appaifer, les dépo*-
fitaîres de l'autorité fe firent un art d'envenimer
leur chagrin par des partialités humiliantes. Il
s'établit entre les deux clafîes, dont l’une étoit
accablée de faveurs 8c l'autre de refus, une aver-
fion infurmontable. Elle fe manifefta par des éclats
q ui, plus d'une,fois,, . ébranlèrent l'empire de la
métropole dans le nouveau - Monde. C e levain
étoit fomenté par le clergé; Créole & le clergé
européen , qui avoient • a!ufli contracté la contagion
de ces difeordes. On peut, d'après ce calcul
, fe former une idée des obftacles quéfrencontre
le gouvernement efpagnol, qui s'occupe aujourd'hui
du foin de mieux- régler le Mexique 8c
le Pérou > & fi les réformes s'opèrent avec lenteur ,
il ne faudra pas s'en étonner.
S e c t i o n I V e.
Obfervatïons fur F agriculture , les manufactures » le
commerce , les revenus , la population & les progrès
de /’Efpagne.
Les métaux du nouveau-Monde, auxquels Y Efpagne
a mis tant d'intérêt depuis la découverte de
l'Amérique , lui ont fait bien du mal 5 8c avant dé
parler de fon agriculture ., de fes manufactures ,
de fon commerce, de fes revenus, de fa population
& de la lenteur de fes progrès dans le régime
de fes vaftes pofîeflions, il eft bon d'établir quelques
principes, & de, rapporter'quelcmes obfer-
vations qupferviront à jetter du jour fur ce chapitre.
L * Efpagne a des colonies qui lui rapportent de
l’argent j la Hollande en a qui ne lui rapportent
que des épiceries : cependant ce petit état eft
cent fois plus fort que ne le permet l’étendue de
fon terrain ; Y Efpagne eft cent fois plus foible, fi
l’ on compare fon territoire à celui des Provinces-
Unies j l ’intérieur de ces provinces eft florifîant
par-tout 8c fourmille d’habitans, & l'on fait quel
eft l'intérieur de Y Efpagne.
Il eft facile de juger l'effet qu'ont produit ces
métaux apportés d'Amérique en Efpagne, fi on.
examine l'état de cette dernière contrée, avant
la découverte du nouveau-Monde : fi l'on remonte
aux temps anciens , les Efpagnes pafîoient pour
le Pérou de l'Europe ; on ne voyoit point alors
de pays plus peuplé ni plus cultivé, plus abondant
en bèftiaux, plus riche en tout, du moins
dans les provinces intérieures. ,
Quand les maures conquirent les Efpagnes , il
faut voir les relations qu'ils font de cet heureux
pays, & les maures étoient connoifîeurs. L'ac-
croiflement du defpotifme eft toujours la fuite des
guerres civiles 5 car les .peuples veulent fe reposer
, quand les faétions 8c les faétièux font détruits.
Ainfi les rois à3Efpagne devinrent plus abfolus ,
lorfqu'ils eurent reconquis leurs petits royaumes j
ils fouffrirent les maures qui voulurent fe foumet-
t r e , & rien n'étoit encore plus fertile que Y E f pagne
5 mais fon abondance alloit décliner.
Ferdinand le Catholique chafla tous les juifs :
il en fut fort loué par le pape ; mais Y Efpagne
perdit un grand nombte de fes habitans. On découvrit
l'Amérique ; Y Efpagne en fit fa conquête, 8c voici ce qui eft arrivé.
Elle facrifia une population immenfe pour peupler
le nouveau-Monde : ces nouveaux colons ont envoyé
dans leur patrie une multitude de productions
, dont on fe pafîoit auparavant, 8c fuf:tout
dé l'or & de l'argent.
On diroit que cet or étranger répugne à prendre
racine, chez les efpagnols qui l'ont découvert ;
car il glifîe, pour ainfi d ire, fur la fuperficie
de leur pays , 8c il ne paroît que chez les autres
-nations.
Depuis cette époque, Y Efpagne a moins de
manufactures \ elle a abandonné l'agriculture, &
elle a augmenté en luxe , fource de ruines pour
les peuples conquérans. L'exemple de quelques
grands, enrichis par .la découverte des Indes ,
excite au luxe, 8c la faufîe grandeur de l’état a
înfpiré à ^plufieurs rois une ambition qui n'étoit
pas raifonnable. Philippe II vouloit conquérir la
France 8c l'Angleterre ; il afpiroit ouvertement à
la monarchie univerfelle. On évalue à trois milliards
les dépenfes qu'il a facrifiées à un projet fi
défectueux 5 8c ces belles prétentions qui plaifoient
au peuple, l'ont plongé dans la misère. On peut
comparer l'or des Indes qui vient en Efpagne, à
celui que les particuliers gagnent au jeu : il ne
profite point j on le difîîpe follement, 8c on finit
par perdre fon patrimoine.
Les maures 8c les juifs chafles fous Ferdinand V 8c Philippe I I I , 8c pourfuivis encore fous fes fuc-
cefîeurs par l'inquifition, emportèrent avec eux
beaucoup d’ argent. Celui - ci avoit tout un autre
ufage dans YEfpagne, que n’avoit celui des Indes
: il y étoit mieux naturalifé, il circuloit, il
aidoit le commerce, il fe répandoit par-tout.
On eft effrayé des pertes réelles que YEfpagne
a efîuyées depuis environ iy o ans : M. lè marquis
d'Argenfon en fit en 1755 la récapitulation que
voici.
Le tiers de fes habitans perdus par le bannifle?*
ment des maures 8c des juifs (1 ).
L'argent que faifoient circuler ces maures 8c ces
juif?.
Les hommes qu'a condamnés l’inquifition.
L'accroiflement des moines 8c du clergé.
Les fondations nouvelles, plus eccléfiaftiques
que pieufes,, animées par les richefîes de l'Amérique.
Le dépeuplement de la moitié du continent
en Europe, pour aller défricher l'Amérique 8c
l'Afie.
Les nouvelles maladies venues des Indes, qui
femblent avoir choifî YEfpagne pour leur premier
féjour en Europe.
La fuccefîion de la maifon de Bourgogne, q u i,
en donnant des provinces éloignées, a produit des
guerres.fi funeftes.
Les guerres étrangères, pour acquérir ou défendre
d'autres provinces éloignées.
La mauvaife diftribution des richefîes des Indes,
l'augmentation de luxe, la diminution de
l'agriculture & des arts, & la nation livrée ainfi
à la fainéantife que lui infpire la chaleur du climat.
Examinons maintenant avec impartialité 8c avec
décence quel eft l’état de l’Efpagne. Ecoutons d’abord
M. Cavanilles qui ne peut être fufpeâ: ,
puifqu'il a répondu à un écrivain qui avoit porte
trop loin fes reproches.
« Il eft certain , dit-il, que jufqu’à ce queChar-
>» les III parvînt au trône, la véritable fcience du
‘ » gouvernement nous étoit prefque inconnue. Le
» choix d'un plan avantageux de commerce, ce-
v lui d’une forme plus régulière dans la percep-
M tion des impôts, ainfi que dans les autres par-
» tieS de l'adminiftration enfin l’ introduélion de
33 toutes les lumières qui dévoient faire connoître
33 aux. efpagnols leurs véritables intérêts , 8c les
33 obliger d’abandonner des préjugés nuifibles j
R r i j
(1) Cette évaluation eft un peu trop forte.