conçois pas comment nos amarres ont pu y résister.
Sur les deux heures après minuit, le ciel s’embellit
un peu, la mer fut moins houleuse, et le vent me
sembla se rapprocher de FE. Je conçus un moment
Fespoir de nous tirer de danger; mais au point du
jour le ciel se chargea de nouveau, les grains revinrent
avec la houle et le vent du S. E. Impossible par
conséquent de tenter aucun mouvement.
Néanmoins, vers dix heures du matin, je iis hisser
le petit hunier, et tout disposer pour l’appareillage,
dans le cas où le vent varierait tant soit peu vers le
nord de Fest. Alors j ’eusse tout filé par le bout, pour
atteindre le mouillage de Pangaï-Modou, avec la seule
ancre qui me restait, ou bien j ’eusse gagné le large
où j ’eusse attendu le retour des embarcations parties
pour Hifo, puis je me serais dirigé immédiatement
sur un port du Chili ou du Pérou, pour y remplacer
les ancres, les câbles et grelins perdus. Cette nouvelle
direction eut tout-à-fait dérangé le plan de campagne
de VAstrolabe, et nous eût fait perdre au moins
huit ou dix mois de travaux. Cependant il n’y a pas
de sacrifice que je n’eusse fait alors pour avoir la faculté
de prendre ce parti.
Convaincu qu’en cas de naufrage nous serions à
peu près obligés de nous remettre à la discrétion des
naturels, attendu que nous ne pouvions lutter contre
une population de dix ou douze mille individus robustes
et bien armés, surtout connaissant comme je le
faisais les mauvaises dispositions d’un grand nombre
des marins de l’Astrolabe, je voulus du moins éviter
que nos armes à feu ne tombassent au pouvoir des sauvages,
et ne devinssent entre leurs mains des instru-
mens de mort contre nous. Je fis demander en secret
à toutes les personnes de Fétat-major leurs fusils de
chasse, je les fis descendre avec les fusils de munition
et les pistolets du bord tout-à-fait au fond de la
soute à poudre située sous ma chambre, et je fis condamner
très-solidement par le charpentier lé double
panneau qui donnait accès dans cette soute. J’eus soin
de faire exécuter cette opération à Finsu des chefs
qui se trouvaient à bord et que les officiers avaient
réunis à leur table, où ils prenaient joyeusement leur
part d’un copieux déjeuner. Ces armes se seraient englouties,
avec le navire, et les naturels n’en auraient
jamais eu connaissance.
Je n’étais pas du tout flatté de l’idée de voir les
Français de l’Astrolabe devenir les mousquetaires de
MM. les eguis de Tonga-Tabou, ce qui serait indubitablement
arrivé, une fois le navire perdu, sans la
précaution que je venais de prendre i.
Un murmure confus s’éleva tout-à-coup dans Fé-
quipage, et je vis tous les yeux tournés vers une pirogue
qui portait deux ou trois naturels et un petit
homme d’assez mauvaise mine en costume de matelot.
Ayant demandé quel était cet individu, Singleton me
répondit que c’était un matelot nommé John, déser-
' La perspective la plus brillante pour les Européens fixés parmi ces
naturels est de devenir en quelque sorte les gardes-du-corps ou les artilleur.s
(les chefs; ce st aussi la raison pour laquelle ceux-ci tiennent tant à attacher
des blancs à leur service.