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naturels. Je ne puis me fou venir, fans une forte
de frémilTement, d'avoir vu l'énoncé fuivant, dans
un projet de fonds pour les befoins de la guerre:
Quarante mille hommes à embarquer
pour les colonies.. . . . . . . , . . . . . . . . . . 40,000.
A déduire un tiers pour la mortalité
de la première année....................... .... 14.553.
Reftera........................... .......................... z 6, 667.
dont la folde, à raifon de..............& c.
C'eft un commis qui trace de fens-froid cette
ligne ! C'eft un miniftre qui , fou vent , n y voit
qu’un apperçu de dépenfe , & qui tourne tranquillement
le feuillet pour pafler au réfultat.
Comment fe défendre ici d'un fentiment profond
de trifteflfe! Ah! lï par quelque loi de la nature
qui m’eft inconnue , les hommes méritoient
tant d'indifférence , j'aurais bien tort d'écrire * &
de m'inquiéter fi vivement fur leur fort j je ne fe-
rois moi-même qu’une vjle pouflière que le vent
de la vie agite un inftant : mais j'ai une plus haute
idée de notre exiftence & de l'efprit qui l’anime ;
mais j'ai une plus haute idée de ces rapports |
fcellés d'une main divine , 8ç qui nous lient les
uns aux autres.
Les citoyens , dit-on , fe doivent à leur patrie.
Sans doute } mais c'eft le gouvernement qui règle
cette dette : ainfi , les facrifices qu'il exige font
juftes ou déréglés , fuppQrtables ou terribles, félon
la fagefle de fes délibérations.
Les hommes , ajoutent encore les apolo gifles
de la guerre 3 les hommes l'ont faite de tout tems I
Sans doute ; & de tout tems, encore, les orages
ont détruit les moiffons ; la pelle a fait fentir fon
fouffie empoifonné ; l'intolérance a facrifié des
victimes , & les crimes divers ont défolé la terre !
Mais obftinément aufli , la raifon a combattu contre
là folie , la morale contre les vices , l’art contre
la maladie , & l'induftrie des hommes contre
la rigueur des faifons.
Que des nations barbares 8c condamnées à-des
privations par leur ignorance , aient été entraînées
vers les pays où le progrès des arts & la di-
verfité des richelfes leur promettoient des biens
inconnus, on conçôit les motifs de.cette inva-
fion, dès que la juftice & l ’humanité font un joug
dont on confent à s’ affranchir : mais aujourd’hui,
que la perfection générale de l'iriduftrie & Inintelligence
du commerce ont mis plus d'égalité, entre
les jouifiances des nations , les guerres femblent
appartenir davantage à l’ambition particulière des
princes, & à l'inquiétude de leurs confeils,
J'entends une dernière objection : Les homtpes
aiment les bazards , & fouvçnt c'eft d'eux-mêmes
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qu#i!s les cherchent i J'en conviens : pîufieurs ÿ
trouvent les honneurs. 8c la fortune j mais ceux
qui n ont pour prix de leur farig’ que la fubfiftancê*
la plus indifpenfable , fi ce n'eft pas la force qui
les engage , fi ce n'eft pas la difcipline qui les retien
t , c eft un fentiment exalté par l'exemple 8c
par 1 opinion. Mais parce que des hommes au-
roient ete places dans une pofition où leur volonté
meme les conduiroit à des malheurs, ces malheurs
changer oient-ils de nature ?
L ignorance des hommes du peuple eft line minorité
prolongée > 8c .dans toutes les pofitions où
ils fe trouvent preffés par les circonftances , leur
premier choix ,^Ieur premier mouvement ne figni?
hent rien. 11 faudroit étudier leurs fentimens ,
dans ces momens, où déchirés de mille douleurs,
mais confervant encore un fouffle de vie , on les
enleve par monceaux, du champ funefte où la faux
de 1 ennemi les a renverfés : il faudroit étudier
leurs fentimens , dans ces lieux défaftreux où on
les accumule , & où les-fpuffrances qu'ils fuppor-
tent pour conferver une exiftence languiflante, ne
prouvent que trop le prix qu'ils mettent à la con-
^fervation de leurs jours , & la grandeur du fa cri?
fice auquel ils fe font expofés. 11 faudroit encore
étudier leurs fentimens, dans ces momens où ils
ajoutent peut-être à tant de maux ;■ 'le fou venir'
amer de l'efreur d'un moment, qui les à conduits
à cette deftinée. 11 faudroit , .fur-fout , étudier
leurs fentimens , & fur ces vai fléaux enflammés,
ou il n y a plus qu’un inftant entr'eux 8c la morç
la plus cruelle,. 8c fur ces remparts où un bruit
foqterrain leur annonce qu'ils vont être enfevelis
fous un amas affreux de pierres & de pouflière;
mais la terre les a couverts, la mer Les a engloutis,.
& nous les publions $ & leur voix, abfolument
éteinte . ne peut plus-acçufer les malheurs de la
guerre. Durs furvivanciers que nous fommes , c’eft
en marchant fur des corps mutilés 8c fur des offe-,
mens brifés , que nous‘ nous réjouiflons de la
gloire & des honneurs dont nous avons feuls
héjrité J
Qu on ne me reproche point de m'être arrêté
ftir ces lugubres images 5 on ne fauroit trop les
préfentej , tant on s'habitue. , au milieu de la fo-
ciéte même , à ne voir dans la guerre 8c dans fes
horreurs , que l'occupatipn d’ une je un elfe brillante,
un exercice offert à fon courage , 8c le développement
du talent des généraux. Et tel eft l ’effet
de cette ivreffe paflagère;que l’on prend quelquefois
le bruit des cercles de la capitale , pour le voeu
général de la nation. Ah ! vous qui gouvernez ,
ne vous y laiflez point tromper } ceux dont vous
êtes prêts à fuivre l'impulfion, s'étonneront bientôt
de votre condefcendance, tant leur fentiment
eft peu profond j tant, fur-tout, il eft peu conforme
à leur véritable intérêt. Mais il faut des
evènem.ens aux gens pififs ; & après une. lqn^uç
paix , ils font impatiens du trouble d e làguerrti
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comme on voit quelquefois les pâtres des montagnes
ennùyés de l'uniformité de leur vie , defîrer
ün orage ou quelque tempête , afin que la nature
ànimée leur offre un fpe&acle nouveau.
Il ne faut point encore perdre de vue , qu’ au
milieu des diftraCtions de la fociété, on n'eft mis
en mouvement que par des idées fimples, l'eTprit
n ayant pas le tems de s'y appliquer à des difcuf-
fions réfléchies : ainfi, l'efpérance d’un fuccès,
l'éclat d’une victoire , l'humiliation d’ un peuple
dont on eft jaloux , voilà ce qu'on doit faifîr avidement
$ mais la grandeur des dépenfes , l’ufage
heureux"& fécond qu'on pourroit en faire j hélas!
faut-il le dire ? la mort & la deftruétion des hommes
dont on ne voit point palfer les convois funéraires
, tontes ces diverfes confidérations , qui
exigent une forte de rapprochement , font pref-
que toujous écartées , oul'impreflion, du moins,
en eft trop fugitive.
C ’eft donc aux hommes qui étendent 8c qui gé-
fiéralifent davantage leurs réflexions ; c'eft aux
hommes qui font éclairés par ces deux grandes lumières
, la penfée 8c le fentiment , c'eft à eux à
présenter, à défendre, à animer, s'ils le peuvent,
les idees raifonnablès & profpères j c'eft à eux à
les faire fortir de l'ombre où elles fe tiennent ,
pour leur donner de l’éclat & de l’afcendantj
c eft à eux encore à qui il convient de ne point fe
laiffer éblouir par les preftiges de la fauffe gloire,
afin de referver.leur premier hommage à ces vertus
générales & bienfaifantes , qui font avant tou t, 8c
par-deffus tout, le génie tutélaire des nations.
Pour moi , loin de. regretter d'avoir combattu
feloo mes forces contre les chimères deftrudtives
du bonheur des hommes 8c de la véritable puif-
fànce des Etats 5 loin de craindre d’avoir montré
trop de zèle pour des vérités qui font en contradiction
avec tant de pallions 8c de préjugés , je
crois ces vérités fi utiles , fi néceflaires , fi pariai
tement juftes 5 j’en fuis fi profondément pénétré
, qu apres leur avoir prêté ma foible voix pen-
dant le cours de mon adminiftration , qu'âpres
avoir enaÿé du fein de ma retraite à les répandre
encore, je voudrois que la dernière goûte de mon
fang fut employée à les tracer.
C eft vous , fur-tout , quç j'invite à foutenir
ces principes ; c'eft vous qui devez le faire,
hommes diftingués par le caractère de votre état
8c par le rang que vous occupez dans l’égLife 5
n oubliez jamais que vous êtes des miniftres de
paix ; & q'uand vous béniffez les drapeaux, quand
vous confacrez les vi&oires 8c les trophées, que
votre coeur reffente, avant tou t, les malheurs de
1 h um a n ité& que votre éloquence les rappelle à
la confcience des rois. Laiflez au mon^ & à fes
hiitoriens , Je foin de célébrer la mémoire des
neros de la mort 8c de la vengeance > car au mi-
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lieu des paflions deftrmftives , c’eft à vous quefied
la pitié : faites aimer le fouverain par fes vertus,
les miniftres par leur fagefle ; mais ne prenez jamais
le langage des courtifans, quand vous parlez
au nom de celui devant qui toutes les puiftances
de la terre ne font rien.
Le fujet que je traite en ce moment, appartient
a toutes les nations j & l’on ne peut remarquer,
fans douleur, que dans pîufieurs royaumes , ce
n eft pas feulement la guerre qui multiplie les
maux de 1 humanité , c’eft encore ce génie abfo-
lument militaire qui en eft tantôt l’effet, & tantôt
le precurfeur 5 déjà pîufieurs Etats font changés
comme dans un vafte corps de caferne , & l’augmentation
fucceflive des armées difeiplinées , y
accroît dans la même proportion les impôts , la
crainte & l ’efclavage. Enfin , par une réaction
malheureufe , les dépenfes exceffives , qui font
I effet de cette fituation forcée , infpirént le defir
de les rendre fru&ueufes par des conquêtes 5 & à
mefure que les fpuverains viennent à bout d’étendre
leurs pofTefiions , le .befoin du defpotifme fe
fait fentir davantage j & un jour, fon aétion même
ne paroitra pas aftez rapide pour lier enfemble
tant de parties.
Alors , ce que les princes trouveront de trop
par-tout , c e f t la penfée ; & peut-être qu’ambitieux
d une gloire f’emblable à celle des méchani-
..ciens^ou des machiniftes , leur dernier voeu fera
de découvrir un fecret, pour arrêter ou conduire,
d un feul mouvement, toutes les volontés de leurs
fujets. Quelle dégradation de la nature humaine !
Quel facrifice offert à l’ambition d’un feul ! C e s
ldees; à la vérité , font moins fenfibîes , lorfque
• ansÆe \cmklables monarchies il y a , comme au-
jouid hui , pîufieurs fouverains doués d’un efprit
fupeneur , & q u i, fouvent combattus entre diffe-
rei« fentimens , voudroient pouvoir concilier
1 elior national qui leur plaît perfonnellement ,
avec les principes militaires qui conviennent à leur
politique 5 mais les hommes partent , avec eux
quelquefois s évanouiflent tous les adouciflemens
qui tenoient à leur caractère.
L'efprit des réflexions que fa i faites jufqu'à
prefent, n eft pas applicable uniquement aux peuples
dont les intérêts font réglés par une feule
v o lo n t é j e m'adrefle à vous1 également , grande
nation ^ a qui le fentiment de la liberté prête toutes
fes forces ! que cette énergie de votre ame ,
que cette abondance ou cette communauté de lu-
rrneres qui en réfulte , vous côndulfe aux fentimens
d humanité politique , qui s'uniffent fi bien
aux grandes penfées! Ne-vous laiflez point dominer
; ni par une ardeur aveugle de richeffes, ni
par une orgueilleufe confiance, ni par un fentiment
perpétuel de jaloufie. Et puifqne les flots de
la mer vous afrranchiflent du joug impérieux des
armées difeiplinées , fongez que vous devez vos