
chand des acheteurs étrangers , peut .entraîner
des exportations dangereufes : il n’eft plus queftion
de valeur quand il y a difette j il faut vivre à
tout prix , & chacun prend fa part de ce qui
s'offre à vendre. Il eft vrai que fi la France étoit
féparée des pays étrangers , par des déferts ,
à travers defquels le tranfport des bleds exigeât
une dépenfe de dix à douze livres par feptier ,
cette circonftance pourroit empêcher les étrangers
d'enlever le néceffaire de ce royaume. Mais
les provinces maritimes & fes provinces frontières
font plus près du pays étranger que des
provinces de l'interieur , fes communications avec
le - premier font aufiî plus faciles & moins
coûteufes que de remonter les rivières navigables.
II n’eft donc pas douteux que l’intérêt des
acheteurs peut fouvent les engager à des exportations
contraires au bien *de la France.
En vain obfervera t on que fi les autres nations
s’emparent de nos bleds , nous en uferons de
meme avec elles 3 & que par cette réciprocité
cette liberté ne fera point nuifible. L'établiffement
de la plus libre exportation en France ne déterminera
jamais les autres puiffances à s'écarter
des loix Qu’elles ont à cet égard, & qu’elles
modifient ou changent félon leurs befoins.
Dans tous les pays de l ’Europe , ces loix
défendent l'exportation } on ne fort des bleds
d’ Italie que fur des permiflions qu'on fufpénd ou
qu'on renouvelle à chaque récolte i en Suiffe,
en Savoie , la prohibition abfùlue exifte prefque
toujours. La plupart des Etats d’Allemagne qui
nous avoifinent, fuivent le même exemple. Dans
la Flandre Autrichienne , l’exportation n'eft
permjfe que par intervalles j en Angleterre, elle
eft interdite dès que le bled eft à un certain
prix 5 au Levant, on la permet ou on la défend,
félon les circonftances > en Barbarie * on limite
les quantités $ en Eipagne & en Portugal, on y a
des befoins continuels j en Sicile même, pays purement
Agricole, on ne biffe fortir des grains
qu'après s'être allure qu'il en refte dans le pays
une provifion fuffifante.
Au milieu_de toutes ces loix prohibitives, fi
la France, qui eft le pays le plus peuplé de l'Europe
, fe laiffoit aller aux principes de la liberté
abfolue,. toutes les nations en feroient étonnées
& ce royaume ne tarderoit pas à reffentir des
troubles & des malheurs qui le forceroient à -
changer de fyftême.'
Si en convenant qu’il eft poflible d’abufer de
la libre exportation des grains , on foutenoit que
ces abus font d une fi petite importance , que
ce n eft pas la peine d’enfreindre la liberté pour
les prévenir, on prouveroit par des calculs dé-
monftratifs leur danger.
On compte en France vingt-quatre millions ‘
' d habitans, qui confomment chacun environ deux
feptiers de grains par année ; enforte qu’il leur
» le £ort compenfant le foible, quarante-huit
millions de feptiers, donnant chacun , après la
mouture, environ deux cens quarante ou quatre-
vingt livres de pain , félon qu'on y laiffe plus ou
moins de fon5fi au commencement de la récolte nou-
3 chaque habitant achetoit les deux feptiers
de bled , qui font néceffaires à fa fubfiftance pendant
lannee , on connoîtroit avec certitude la
quantité dont on aurait befoin , & l’on y'pourvoirait
par des achats en pays étranger. Dans le
cas d’obftacle invincible, tout habitant qui n’aurait
pas pu obtenir fes deux feptiers, feroit forcé
de s expatrier pour chercher fa nourriture ailleurs.
Si le déficit de bleds eft de quatre cens mille
feptiers, voilà deux cens mille habitans perdus
pour l’é ta t, & c’ eft un mal dont la mefure eft
connue.
Mais en fuppofant que ces mêmes habitans ,
au lieu de fe pourvoir en entier de leur fubfif-
| tance au commencement de l’année , achètent
leur pain ou chaque femaine ou chaque jou r ,
non-feulement le vuide fera connu beaucoup plus
tard mais le danger de ce vuide s'accroîtra d'une
maniéré terrible.
Fn effet, chez la nation ou la malle totale des
fubfîftances a été partagée au commencement de
l annee , le déficit de quatre cens mille feptiers
n a pu repréfenter que la nourriture de deux cens
mille perfonnes ; mais dans un pays où le partage
fe feroit tous les trente jours , le vuide de
quatre cens mille feptiers ne s'appercevroit qu'au
commencement du dernier mois, & alors ces
quatre cens mille feptiers feroient la nourriture
neceffaire à deux millions quatre cens mille hommes
jufqu'à la fin de l'année.
Si les provifîons ne fe faifoient que chaque femaine
, au commencement de la dernière ce
même vuide de quatre cens mille feptiers priverait
de fubfiftance dix millions quatre cens mille
perfonnes.
Pour pouffer cette hypothèfe à l'extrême, une
.nation compofée de vingt quatre millions d'ames
pourroit mourir de faim avec un vuide de quatre
cens mille feptiers , fi elle faifoit fa provifion tous
les trois jours, parce que les trais derniers de
l'année il n'y aurait plus de bled, vu que quatre
cens mille feptiers compofent la nourriture de
vingt-quatre millions d'hommes pendant cet intervalle.
C ’en eft affez pour faire fentir qu'il ne fuffit
pas qu'une exportation foit modérée pour qu'elle
foit indifférente , & à l’abri des inconvéhiens*
On remarque facilement que plus une nation eft
nombrejife, ou plus elle eft compofée d'une grande
quantité de gens de travail, q u i , par indigence
ou par habitude g ne font que de très-petites
provifîons de pain ou de bled, plus les dangers
de l’exportation augmentent , non - feulement
parce que le vuide eft apperçu plus tard , mais
encore parce qu’à . mefure que l’année s'écoule,
h même quantité de bled repréfente la nourriture
d’un plus grand nombre de perfonnes.
S'il n'y avoit dans un pays qu'une quantité de
bleds égale aux befoins , une grande partie des
habitans feroit expofée à périr, parce que cette
égalité générale entre toutes les fubfîftances, &
tous les befoins d'un grand royaume, ne pourrait
jamais èxifter de même dans tous les lieux &
dans tous les inftans $ il fuffiroit qu'un homme
eût plus que fa part, pour qu'un autre fût dans
la difettè.
Ajoutons encore une confîdération très-importante
,.c ’eft qu’il n'y a nulle égalité entre le défîr
de réali fer du bled contre de l'argent, & le bè-
foin d'échanger fon argent contre du bled.
Le fuperfiu confîdérable qui exifte dans les
mains d'un grand nombre de propriétaires , prévient
l'Etat d'oppreflion & de aétreffe' dans lequel
fe trouverait la partie du peuple qui vit de
fon travail. 11 les excite à vendre, il affoiblit
leur empire naturel fur les acheteurs , & remet
en quelque forte • l’égalité parmi dès contraélans
fi différens par les motifs qui les dirigent j car
les uns fe préfentent au marché pour vivre ,
'pour fatisfaire à des befoins impérieux j les
autres pour fe procurer dequoi entretenir leur
lu x e , ou fe procurer leurs commodités.
L ’importance infinie de ce. fupe.rfl#, eft donc
une idée fur laquelle on ne fauroit trop s'arrêter.
C'eft par elle qu'on découvre les principaux in-
convéniens de la liberté illimitée au commerce
des grains , & la néceflité d'y mettre des bornes.
Il faut développer cette propofition par un
exemple fenfible. Qu’on fe repréfente cent mille
hommes renfermés dans un lieu quelconque > cent
mille pains leur font apportés chaque jour pour
JeLif fubfiftance $ tant que cette fourniture eft
faire exactement , le prix convenu ne change
point : mais fi l'on s’apperçoit qu'il manque deux
ou trois pains , voila un vuide qui prive deux
perfonnes de leur fubfiftance. La crainte d'être
l'un de ces malheureux, excite une telle ardeur
d'acheter , que les marchands peuvent doubler
ou tripler le -prix ordinaire.
Bien plus , fi les cent mille acheteurs n'ont aucun
moyen de s'affurer d'abord que le nombre des
pains qu'on leur apporte eft égal à leur nombre,
l'inquiétude les faifitj leur imagination s’allarme,
& exagère le déficit lors même qu’il n'y en a pas.
Les vendeurs ^ à leur tour ,-intéreffés à perpétuer
cette crainte, tâcheront de l'entretenir p^r la ma-
pinances, Tome II,
nière adroite avec laquelle ils entafferont ces pains
pour en diminuer l’apparence , Sr ils vendront
plus chèrement. Le prix ne reviendra à un taux
raifonnable , que lorfque.les marchands auront vu
plufîeurs fois qu'il leur refte beaucoup de pain , Sc
que leur empreffement de vendre aura redonné
aux acheteurs la tranquillité qu'ils avoient perdue.
Telle eft l’idée fuccinte du commerce des grains.
C e que l’ on a expofé avec des circonftances pré-
ci fes , s’exécute , feulement d’une manière con-
fufè , dans une grande fociété, parce qu’il faut vivre
, & parce que la crainte de manquer du nécef*
faire ne calculant plus avec l’intérêt, preffe d’acheter
à tout prix.
Aufiî l’exportation d’une très-petite quantité de
b led, un enlèvement particulier dans un lieu-, un
monopole partiel , fuffifent fouvent pour faire
doubler le prix des grains, fans qu’il y ait un vuide
reel. Il n’eft pas néceffaire, comme on le dit dans
quelques ouvrages économiques, de s’emparér dti
cinquième ou du dixième de la maffe du bled,
pour augmenter fon prix de la^même quotité. On
a l ’expérience que c en ’eft point dans cette proportion,
ni fous ce rapport, que le prix des grains
monte. Dans certaines circonftances, l’enlèvèment
du dixième de la maffe des bleds pourrait en hâuffer
le prix à un excès fans mefure 5 & quand on veut
concevoir ce renchériffement, ce n’eft point avec
la maffe des bleds exiftans qu'il faut comparer les
quantités enlevées , mais avec la fomme du fuperdu
, néceflaire pour tempérer la puiffance des vendeurs
, & modérer les allarmes des confomma-
teurs.
Suivons toujours les effets de l’exportation. Il
eft confiant que la liberté qu'elle obtient dans un
pays , augmente les moyens de vendre, mais non
pas ceux d’acheter ; car en admettant les étrangers
dans fes marchés, l’Etat ne lés affujettit à aucune
réciprocité. Il s'enfuit donc que la permiflîon continuelle
d’exporter des g r a in s , doit tenir les prix
plus hauts que la prohibition. Mais cette même liberté
doit aufiî occafionner des écarts confîdérables
dans les prix , en donnant lieu à une exportation
inconfidérée, q u i, quoique médiocre en quantité,
peut caufer une hauffe exceflîve , par les raifons
qu’on en a données ci devant.
Cette hauffe, dira-t-on , eft un bénéfice pour
les proprietaires , un encouragement pour l’agriculture
& pour les défrichemens. Cela eft vrai,
pourvu quelle foit rapide & paffagère 5 mais fi elle
eft confiante , deS-iors les falaires augmentent en
proportion de la cherté des fubfîftances ; fans quoi
il s établirait entre la claffe des propriétaires &
celle des ouvriers qui les fervent , une forte de
conioat terrible , où la propriété accablerait du
poids de fa prérogative, le malheureux qui vit du
travail de fes mains.
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