
Avec l'augmentation des Salaires*-, vient nécef-
fairement l'augmentation des impôts ; car le tré-
for public , au profit duquel ils fe perçoivent, elt
forcé d'augmenter fes dépenfes , pour fubvenir
aux appointemens, aux gages , aux penfions, &
aux foldes des hommes qu'il emploie , en proportion
du renchériffement des fubfiftances.
Voici la marche de ce renchériffement , 8c fon
effet j fur les dépenfes du fouverain & fur l'impôt,
à la fuite d’une exportation libre & illimitée.
j0\ Renchériffement du prix des denrées & de
la main-d'oeuvre.
2°. Bénéfice momentané pour le propriétaire
des denrées & pour la claffe induftrieufe, fur la
portion de leurs revenus dellinée au paiement des
impôts.
3°. Souffrance des rentiers, des penfîonnaires ,
appointés, des foldats , des matelots, & de tous
les hommes engagés à fervir l'Etat pour une rétribution
déterminée.
4°. Néceffité plus ou moins tardive pour le fouverain
, d'augmenter les rétributions.
f°» Vuide au tréfor, par cette augmentation de ;
dépenfes.
6°. Néceffité d'accroître l'impôt , pour remplacer
le vuidè.
7° . Par l'effet de ce nouvel im p ôt, anéantifle-
ment du bénéfice momentané, que le renchériffe-
ment de la denrée & de la main-d'oeuvre avoit
procuré au propriétaire & -à l'homme induftrieux.
Le haut prix des grains , produit par une exportation
confiante , ne borne pas fon influence
aux objets qu'on vient d'expofer 5 il l'étend à toutes
les productions de la terre , & à tous les ouvrages
de l'induftrie nationale & étrangère , parce
qu'indépendamment de la cherté des fubfiftances ,
en accroiffant la maffe du numéraire , il faut en
augmenter la quotité , pour payer la valeur des
chofes.
Cette influence devient auffi très-fâcheufe par
rapport à la partie des manufactures nationales
qu'on vend aux étrangers , qui fait le plus utile
des échanges , la vente des ouvrages d'induftrie
étant le plus avantageux des moyens donnés, à la
France pour payer les biens qui lui manquent. Il
faut développer cette propofition.
Suppofons qu'il faille acheter annuellement cent
mille quintaux de tabac de la Caroline.
Si l'on accomplit cé paiement avec cent mille
feptiers de 'bled produits par vingt mille arpens de
terre, on prive le royaume du nombre 'd’hommes
que ces vingt mille arpens peuvent nourrir.
S i l'on paie cette même quantité de tabac avec *
le produit de cinq mille arpens de vignes, on ne
diminue la population que du nombre d'habitans
que ces cinq mille arpens peuvent entretenir, l'on
aura bien mieux fait que de payer en bled.
Mais fi l ’on peut payer ce tabac avec le fimple
travail des hommes , l'on fera bien mieux encore;
car on ne vendra que leur tems , & non le produit
d’une terre qui peut les occuper & les nourrir.
C'eft donc ce genre d'échanges qui donne à la
population fa plus grande étendue 5 car plus la
valeur des marchandifes qu'on vend aux étrangers
elt compofée du prix du travail, plus ce commerce
efl favorable à la population nationale.
En vendant le produit brut de cent mille arpens,
on perd peut-être le moyen de faire fubfîfter cent
mille hommes.
Si l’on vend , au même prix, le produit de cinquante
mille arpens travaillés par cinquante mille
hommes , on ne perd qUe le moyen de faire fub-
fifier cinquante mille hommes. On applique le
produit d'un arpent à la nourriture d'un homme ,
pour préfenter une mefure facile j 8c en continuant
cette gradation , on trouveroit que le meilleur
échange feroit celui du produit de mille arpens
mis en valeur par le travail de quatre-vingt-dix-
neuf mille perfonnes.
Ceux qui foutiennent que la vente des bleds eft
la plus avantageufe aux nations, s'intérefferoient-
ils donc bien moins à la population d'un pays qu’ à
fa richeffe ?
Sous ce dernier point de vue , il efl: facile de
montrer que le commerce des manufactures eft
également îe^plus convenable.
Quoi! dira-t-on, la dépenfe d’un ouvrier n’ eft-.
elle pas égale à la récompenfe qu'il reçoit de fon
"travail , 8c cette dépenfe n'eft-elle pas égale aux
productions de la terre, qu'ilconfomme, ou qu'il
donne à confommer à fa famille , 8c aux hommes
qui lui font un habit , un chapeau , des fouliers ,
&c. ? L'argent qu'il reçoit & qu’il diftribue, peut-
il repréfenter autre chofe que ces différens befoins ?
Ainfi la valeur totale du travail doit être égale à
la valeur totale des productions de la terre , que
les ouvriers confomment ou dont ils difpofent
On peut d'abord obferver , que lors même
qu'on choifit les richeffes pour l'unique but de fes
Spéculations politiques , lés raifonnemens les plus
favorables au commerce des grains fe bornent à
l'aflimiler à celui des manufactures ; mais il eft facile
de détruire jufqu'à cette parité.
Suppofons un homme, à la fois fouverain &
propriétaire de tous les biens d'un royaume , dédaignant
l’accroiflfement de la population , & bornant
tous fes voeux à l'acquifition de l'arg'ent.
V o y o n s , pour y parvenir, quel commerce ü fa-
voriferoit.
Si tout le royaume dont je fuis le propriétaire,
fe diroit-il à lui-même , ne produifoit que des
grains t le raifonnement qu’on vient de faire feroit
jufte, 8c il me feroit égal de vendre du bled ou du
travail. Mais outre des terrains propres "à la culture
des champs , j ’en ai qui ne peuvent fervir
qu’à nourrir des troupeaux , à produire des bois
8c des fruits. J'ai des rivières qui ne contiennent
que des poiflons ; des carrières qui ne renferment
que des pierres propres aux bârimens ; j'ai des
maifons & des édifices publics , & beaucoup
d'autres biens qui ne font pas tranfportables ,
comment donc les convertirai-je en argent ?
Il n’eft qu’un feul. moyen pour y parvenir. Au
lieu de vendre mes bleds aux étrangers, je les dif-
tribuerai à de nouveaux habitans de mon royaume.
Il leur faudra , de plus , à chacun , du bois ,
une maifon , des fruits , 8c une part dans les di-
verfes productions que je ne puis exporter ; leur
valeur , cependant, fera partie du prix de leur
travail 5 ainfi en le vendant aux autres nations ,
j'aurai trouvé le fecret de convertir en métaux précieux,
une multitude de biens dont il ne m’étoit
pas poflible de faire commerce au-dehors.
Ainfi , fans prendre aucun intérêt à la population,
mais uniquement par amour pour la richeffe,
je dois préférer le commerce des manufactures à
celui des denrées de néceffité.
Enfin , on^doit faire une remarque efTentielle à
la fuite de ces différentes confédérations.
Le prix du travail commun 8c groflier, eft com-
pofé delà valeur des diverfes productions nécefîai-
res aux ouvriers;mais le prix du talent ou d’une induf*
trie rare ou particulière, eft encore corapofé d'une
fomme quelconque qu’on ne dépenfe pas , mais
qu'on théfaurife. C e defir d'acquérir pour garder,
pour accumuler, 8c pour reproduire, eft un fenti-
ment général , 8c il réfulte de cette circonftance
morale , que la valeur du travail & des ouvriers eft
infiniment fupérieure à la fomme de leurs dépenfes
, & par conféquent à celle de leurs confomma-
tions.
Par exemple, un habile peintre fa i t , dans le
cours d'une année, un nombre quelconque de tableaux
, qui font vendus aux étrangers , 8c qui in-
troduifent en France dix mille écus.Ge peintre, cependant
, n'en a voulu dépenfer que cinq mille ;
ainfi , lors même que toutes les productions que
lu i, fa famille , & fes ferviteurs ont confommées,
auroient pu être vendues aux étrangers , il eft fur
qu'elles n’auroient rapporté dans le royaume, que!
la moitié du prix du travail du peintre.
C e t exemple frappant peut s’appliquer à tous
les hommes induftrieux , depuis l'artifte célèbre,
ou le chef de manufacture, qui théfaurifent, peut-
ctre, dix mille francs chaque année, jufqu'à l ’arti-
fan greffier qui n’épargne que quelques écus.
Conclons donc que , de toutes les manières de
payer les biens étrangers1, la plus avantageufe à un
royaume, c'eft la vente du tems ; c'eft-à-dire,
celle des productions de l'induftrie : & comme la
préférence que les acheteurs donnent aux manufactures
de tel ou tel pays , eft fondée en partie
fur la comparaifon des prix ; que ces prix font réglés
par la valeur de la main-d'oeuvre, qui dépend,
a fon tour , des fubfiftances , on fent combien la
modération confiante du prix des bleds importe
au commerce le plus avantageux de la France.
Lqrfqu’un pays, par le feul échange de fes productions
de luxe,&: de fes objets d'induftrie, peut
obtenir , non-feulement toutes les marchandifes
étrangères qu’il defire, mais encore de très-grofles
fommes d’argent, pourquoi louhaiteroit-il de vendre
des grains ? Seroit-ce pour avoir encore plus
d'argent ? Il en auroit autant en nourriflant des
hommes , 8c vendant leur travail. D ’ailleurs cet
argent, tant qu'il eft reflerré dans une fociété ,
n'eft ni une jouiflance, ni une force ; il ne fe convertit
en puiflance , qu’autant que la nation qui le
poffède , le deftine à acheter au-dehors le fervice
des hommes ; mais pourquoi diminuer fa propre
population , pour obtenir un tel avantage ? Les
hommes font une puiflance encore plus fûre que
l'argent , parce qu'il faut le concours des étrangers
, pour le convertir en force, parles fubfides.
Jufqu'ici on n'a examiné- la liberté de l’exportation
des grains , que par fon influence fur la population
8c la richeffe ;■ il faut actuellement la confi-
dérer dans fon rapport avec l'opinion des hommes
, tels qu'ils font , 8c tels qu'ils feront toujours.
La libre exportation des grains, fût-elle auffi favorable
à la profpérité publique qu'elle y paroîc
contraire , comment pourroit-on maintenir une
loi qui l'autoriferoit conftamment ? Comment
pourroit-on y- foumettre les paffions du peuple ?
Le pain qui le nourrit, la religion qui le confole ;
voilà fes feules idées. Elles feront toujours auffi
fimples que fa nature. La profpérité de l'E ta t, les
fiècles , la génération fuivante, font des mots abstraits
qui ne peuvent le frapper. Il ne tient à la Société
que par fes peines ; 8c de tout cet efpace im-
menfe qu'on appelle l'avenir, il n’apperçoit jamais
-que le lendemain : il eft privé, par fa mifère, d’un
intérêt plus éloigné.
Ainfi, lorfqu’ il verra le prix des grains monter,
8c rendre fa fubfiftance incertaine , comment ne
s'éleveroit-il pas contre leur exportation, ou contre
toute loi politique , à laquelle il imputeroit fon
malheur 8c fon inquiétude !
Au fein du travail 8c de l'indigence , il fupporte
tranquillement le fpeCtacle de l ’oifiveté , de l'abondance
, 8c du bonheur apparent des riches;
leur pompe 8c leur grandeur font une forte de
1 magie qui lui en impofe 5 mais lorfqu'une allarme*
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