
L e jou r blefle Tes ie u x dans l ’ om bre étincelants j
T r i f t c amante des m o r t s , e lle hait les vivants.
Il n’en eft pas abfolument du caractère comme
de la figure : s’il eft curieux , intéreflant, & d’une
Angularité rare ; le poète épique lui-même fe donnera
le foin de le dèveloper.
T e l e f t, au fécond livre de la Pharfale, le
Portrait du ftoïcien dans la perfonne de C aton.
Hi mores, hac duri immota Catonis
Se3afu.it: fervare modum , finemque tenere t
Paturamque fequi, patrioeque impendere vitam, &c.
Le genre où l’on eft le plus fouvent tenté de
faire des Portraits , c’eft le comique ; & c’eft
là juftement qu’il faut en être le plus fobre : rien
de plus contraire à la vivacité du dialogue & de
l’a&ion. J’ai vu le temps où nos comédies étoient
des galeries de Portraits ,* & avec de l’efprit,
cela fefoit d’aflez mauvaifes comédies. Quand
Molière a voulu prévenir les reproches des faux
dévots, il a tracé , dans le premier aCte du Tartiifëy
les deux caractères oppofés de la dévotion & de
l’hypocrifie : le fujet, le motif, la circonftance, en
valoient la peine. Lorfqu’il a voulu, dans une fcène
où le Mifanthrope eft en fituation, irriter fon humeur
en le rendant témoin d’une converfatiôn du
monde , de celles où , félon l’ufage , on médit de
tous les abfents, il a fait des Portraits\ & ceux-
là font de main de maître : mais hors de là , c’eft
l’a&ion qui peint ; & jamais , dans fes comédies , les
caractères annoncés ne font deffinés en repos.
La Tragédie exige quelquefois , & pour la vraif-
femblance & pour l’intérêt de l’aétion > des peintures
de caractères; & cela fait partie de l’expo lî-
tion : mais tout ce qui n’en eft pas néçeffaire à
l’intelligence des faits , tout ce qui n’a aucun trait
à l’aCHon préfentée , doit être exclu de ces peintures
; car tout ce qui eft inutile eft froid, fùt-il
d’ailleurs le plus beau du monde.
D ans tous les genres d’É lo qu en ee, un Portrait
p eu t être placé. D ans la louange 8i dans le b lâm e ,
rien derplus naturel. D ans la délibération , il im p
o rte encore p lus de faire connaître les h om m es,
& p ar çonféquent de les peindre. D ans le p la idoyer
, c’eft aufli très-fouvent par les qualités p e r-
fonnelles qu’on p eut juger de l ’intention , de la vrài-
fem blanee , & de la nature même de FaC tion, &
du degré d’indulgence ou de rigueur qu’elle m érite.
Voye\ Moyens, Pathétique, Péroraison ,
P reuve : é ç .
Or dans tous les cas où l’orateur a un grand
Intérêt de faire connoître une perfonne , il a droit
de la pejndre -, Çc plus le Portrait fera fidèle ,
intéreflant, important à la caufe , plus il aura de
beauté réelle : car la beauté, en fait d’Éloquence ,
a’eft que la bonté combinée avee la force du
moyen,
Enfin l’Hiftoireeft , de tous les genres, celui auquel
cette manière, de raffembler les traits d’un
caractère & de le defliner avec précifion, femble
etre la plus propre & la plus familière. Mais dans
l ’Hiftoire meme , lorfqu’ils font trop fréquents ,
les Portraits nous font importuns. Vrais , fingu-
liers , intéreffants pour l ’intelligence des faits ,
importants par le rôle qu’a joué la perfonne , fra-
pants, & par leur reflemblance , &par la force, la -
jüfteffe, l’originalité des traits qui les compofent, ils
font fur nous l’impreflion d’une vérité lumineufe, qui
répand au loin fes rayons. Mais le Portrait d’un homme
ifolé & dont le caraCtère n’eft d’aucune influence,
n’a lui-même aucun intérêt, & ne peut être dans
l ’Hiftoire qu’un ornement poftiche & vain, digne
tout au plus d’amufer une curiofjté frivole , mais
indigne d’un écrivain fage, comme d’un leCteur
férieux. La règle de l ’un fera donc de ne fe donner
la peine de peindre que les perfonnes qui, par leur
caraCtère, leurs fonctions, leurs raports avec les
faits intérefTants , peuvent donner envie à l’autre
de les connoître & de les voir, au naturel. Par là
les Portraits feront rares, & ils fe feront délirer.
Je croirois même , & j’ fen ai pour exemples tous
les meilleurs hiltoriens , que , lorfque tout un caraCtère
fè dèvelope dans l ’aCtion même , il eftaflez
connu par elle , & qu’il eft inutile d’en réfumer les
traits.
Plutarque les a réunis, mais au moment du
parallèle ; & c’eft alors qu’i l eft indifpenfable de ral-
fembler tous les rà^orts.'
Si cependant, à la fin d’un règne ou de la. vie d’u»
homme , un court épilogue en rappelle les cir-
confiances les plus marquées , & le fait voir lui-
même d’un coup-d’oeil avec les traits de caraCtère ,
les variations , les contraires , les qualités diverfes
ou oppofées que les évènements ont fait paroître
en lui ; ce fera fans doute un mérite & une grande
beauté de plus. T e l e ü , dans Tacite , ce Portrait
de Tibère à la fin de fon règne : modèle effrayant ,
pour ne pas dire défefpérant, de précifion , de force ,
& de clarté.
Morum quoque tempord illi diverfa : egregiutn
vitâfarnaque quand privatus , vel in imperiis fuit
Augujlo fu i t ; occultum ac fubdalum fingendis
virtutibus , donec Germanicus ac Drufus fuper-
fuere ; idem inter bona malaque mixtus , in-
coLumi matre ; intejlabilis fæ y it iâ , fed obteclis
Ubidinibiis , dum Sejanum dilexit timuitve :
pofiremo. in fçelera'Jimul aç dedecora prorupit ,
pojiquam y remoto pudore & metu ,* fuo tantum in-
gtnio utebatur. ( Annal, v u )
I l eft aifé de concevoir pourquoi, dans dés~Mé*
moires particuliers, les Portraits font naturelle*
ment plus fréquents qu’ils ue doivent l ’être dan*
l ’Hiftoire. Celle-ci na guère intérêt que de faire
connoître l ’homme public , St les évènements l ’expofent,
pufeuf; an lieu que des Mémoires noui décèlent
l ’homme privé, •& ne font qu'effleurer les a,étions
publiques. Les Mémoires du cardinal de Retz forlt
le derrière de la toile dù fingulier fpeCtacle de là
Fronde ; & dans les Portraits qu’i l nous trace des
perfonnages principaux de cette fcène héroï-comique,
il nous fait voir fouvent ce que l’aCtion même
ne nous en auroit point apris.
Par la mêmë raifon , lorfque dans l ’Hiftoire un
perfonnage a plus d’influence que d’aparence, qu’il
agit- plus au dedans qu’au dehors; i l eft interef-
fant de décrire avec folii ce reffort intérieur &
fecret des évènements qu’on raconte. Ainfi, rien
de plus néceffaire , de plus intéreflant dans le récit
du règne de Tibère, que.le P ortrd.it de Séjan.
Mox Piberium variis artibus devinxit adeo ,
ut obfcurum adverfum alios , jib i uni incautum
intecîumque efficeret ; non tam folertiâ ( quippe
iifdem artibus viclus ejl ) , quam deûm ira
in rem romanam., cujus+pari exitio viguit
aeciditque. Voilà le perfonnage j voici fon caraCtère.
Corpus illi laborum tolerans ; animus
audax , fu i obtegens ,• in alios criminator ; jiix ta
âdulatio & fuperbia j pqlam compojitus pudor ;
in tus fumma apifeendi libido , ëjitfque caujfâ,
modo largitio & lu xusy foepiiis indujlria ac vigi-
lan tia , haud minàs noxiæ , quotiens parando
regno finguntur. (Annal. IV .)
Dans un hiftorien éloquent ( & prefque tous les
anciens l ’étoient ; témoins Thucyide, Xénophon,
Sallufte, Tite-Live , & T a c ite ), la maniéré de
peindre ne diffère de celle de l ’ orateur que par
une précifion & une vérité plus févère : on va le
voir par des exemples qui dédommageront un peu
de ^a sècherefle de mes obfervations. Sallufte peint
Catilina.
Lucius Catilina y nobili genere natus , fu it
magna vi & animi & corporis , fed ingenio malo
provoque. Huic ab adolefceruiâ bella intejlina ,
£aedes, rapinoey difenrdia civilis , grata fuere ;
ibique juventutemfuam exercuit. Corpus patiens
snedioe , algoris , vigllue, fupra quant cuiquam
credibile eft. Animas audax , fubdolus, varias,
£ujuslibet rei Jîmulator ac diffimiilator, alièni
appetens, fu i profufus , ardensin cupiditatibus;
fa t is loquentidc, fapientioe parum : va fin s animus
, immoderata , incredibilia , nimis alta fem-
per cupiebat. ( Catil. V .)
De ce caraCtère & de celui de Céfar , Bofluet
femble avoir formé le Portrait de Cromwel.
« Un homme , dit-il, s’eft rencontré d’une pro-
» fondeur d’efprit incroyable : hypocrite raffiné
»» autant qu’habile politique , capable de tout en-
» (reprendre & de tout cacher , également aCtif
» & infatigable dans la* paix & dans la guerre,
» qui ne laifloit rien.à la fortune de ce qu’il pou-
» voit lui ôter par confe.il & par prévoyance ; mais
» au refte fi vigilant & fi prêt à tout, qu’ il n’a
» jamais manqué les oCcafions qu’elle lui a pié-
GilAMM. ET Lit t é r a t . Tom 111'
» Tentées; enfin un dé cfes cfprits remuants & auda-
» deux qui femblent êtré . nés pout changer le
» monde ». -
Ici l ’on voit le ton dé l ’Éloquence plus élevé que
celui de l ?Hiftoire.
Mais la différence éft plus fenfible encore dans
le Portrait qu’a fait Cicéron de ce même Catilina:,
en juftinant Coelius d’avoir été lié avec ce
faCtieux : reproche important à détruire.
Sluduit Catilinoe . Coelius : & multi hoc idem
ex omni ordine atque ex omni ouate fecèrunt•
Habuit enim ille , Jicut meminijfe vos arbitror,
pefmulta rtiaxiniarum non exprejfa figna , fe d
adumbrata , virtutum : utebatur hominibus improbis
multis, & quidem optimis fe vins deditunt
ejfe fimiilabat : erant apud ilium illecebroe libi-
dinum multos ; erant etiam indujlrioe * quidam.
Jlimûli ac laboris : flagrabant vida hbidinis
apud ilium ; vïgebant etiàm Jludia rei militaris.
Ne que ego unquam fu ijfe taie monjlrum m terris
ullum puto , tam ex contrariis diverfisque interfe
pugnantibus naturte Jludiis cupiditadbuj-
que conflatum. Quis cîariorïbus viris quodam
tempore jucundior l quis turpioribus conjunclior ?
Quis civis meliorum partium aliquando ? quis
tetrior hoflis huic civitati ? Quis in vôluptaiibus
inquinatior ? quis in laboribus patiendor ? quis
in rapacitate avarior ? quis in largitione effu-
Jzor ? I lia vero, ludices , in illo homine mirabilia.
fuerunt : comprehendere multos amicidâ ,* tue ri
obfequio; cum omnibus commünicare quod ha-•
bebat ; fervire temporibus fuorum omniumpecwiiâ%
gratiâ, labore corporis , feelere etiam , f i opus
effet y & audaciâ ; verfare fuam naturamy & regéfre
ad tempuSy atque hue & illuc torquere & fleclere f
cu.m trifiibus Jeverè, cum remiffis jucundèy cum
fenibus graviter, cum Juventute comiter, cum
facinorofis audaciter , cum libidinofis luxuriosc
vivere. ( Pro Coel. v, vj. )
Que l’on raproche ce morceau de celui de Sal-
lufte ; & des deux côtés on aura un modèle de
perfection , dans l ’art de peindre en orateur & en
hiftorien.
Mais pour ceux qui n’entendent point la langue
de Cicéron. & de Sallufte , voici, dans la nôtre , de
grands exemples de l ’un & de l ’autre genre d’écrire*-
L e cardinal de Retz, dans fes Mémoires, fait ainfi
les Portraits du grand Condé & de Turenne.
a M. le prince, né capitaine, ce. qui n’eft ja-
» mais arrivé qu’à lu i , à Céfar , & à Spinola ( cela
» eft-il bien vrai ? •), a égalé le premier & a fur-
» pafle le fécond. L ’intrépidité eft l ’un des moindres
» traits de fon caraÇtèrç,. La nature lui avoit fait
» l ’ ëfprit auffi grand que le coeur : la fortune , en
» le donnant à un fiècle de guerre , a laifle au
» fécond toute fon étendue ; la naiflance, ou plus
» tôt l’éducation dans une maifon trop attachée
» & foumife au Cabinet, a donné des bornes trop
» étroites au premiei. O a ne lui a pas infpiré