
aim e à voir fur la Scène , nous le trouvons m a-
jeftueux & terrib le chez les g re c s, & chez les
espagnols abfurde & ridicule : foit parce que le
m erveilleux de la F able eft plus poétique , foit
p arce qu’il eft mieux em p lo y é , fo it parce qu’il
eft vu de p lus lo in , & que nous fommes p lus £a-
m iliarifés avec les démons qu’avec les furies.
Major c Icmginquo reverentia.
L a m êm e façon de com pliquer l’intrigue & de
la charger d’inqidents rom anefques & m erveilleux ,
fait le fuccès de la C om édie efpagnole : les diables
en font les bouffons.
L o p e z de V éga & C aldéron étoient nés pour
te n ir le u r p lace auprès de M olière & de C orn
e ille : mais dominés p a r la fuperftition , par
1 ignorance , & par le faux g o ût des orientaux & des
barbares * que l ’E fpagne avoit contrarié , ils ont
ete forces de s y foum ettre : c’eft ce que L o p ez de
V ég a lui-m em e avouoit dans ces vers , qu’a daigné
traduire une p lum e qui em bellit tout.
les vandales, les goths , dans leurs écrirs bifarres.
Dédaignèrent le goût des grecs & des-romains :
N o s areux o n t marché dans ces nou v e au x chemins j
N o s a ïeu x étoient des barbares,
l ’abus règn e , l’ art tom b e , & la raifon s’ en fu it ;
Q u i veut écrire avec décence ,
A v e c art j a v e c g o û t , n ’ en recueille aucun fru it )
I I v it dans le mépris , & meurt dans l’indigence.
J e me v o is ob lig é de ferv-ir l ’ igno rance ,
D ’ enfermer fous quatre verrous
S o p h o c le , Euripide , & T é re n c e .
J ’ écris en ijtfen fé , mais j ’écris pour des fous.
lç^Public eft mon maître, il faut bien le fervir;
, -Il faut pour fon argent lui donner ce qu’il aime :
J.écris pour lu i, non pour moi-même;
Et cherche des fuccès dont je n’ai qu’ à rougir.
Un peuple férieux, réfléchi, peu îenfible aux
plaifirs de l ’imagination , peu délicat furies plaifirs
des fens, Sq chez qui une- raifon mélancolique
domine toutes les facultés de l ’âme 5 un peuple
dès long temps occupé de fes intérêts politiques,
tantôt à fecouer les chaînes de la tyrannie , tantôt
à s’ affermir dans les droits de la liberté ; ce peuple
chez qui la légiflation, l ’adminiftration de l ’É tat,
fa défenfe, fa sûreté , fon élévation , fa puiffance, les
grands objets de l’Agriculture, delà Navigation, de
rinduftrie, & du Commerce , ont occupé tous les
efprits; femble avoir du laiffer aux arts d’agrément
peu de moyens de profpérer chez lui.
Cependant ce même pays, qui n’a jamais produit
un grand peintre, un grand ftatuaire, un bon
muficien , l ’Angleterre , a produit d’excellents poètes
; foit parce que l ’angiois aime la gloire, &
qu’il a. vu que la Poéjie donnoit réellement un
nouveau luflre .au génie des nations ; foit parce
que, naturellement porté à la méditation & à la
trifteffe, il a fenti le befoin d’être ému & diffipé
par les illufions que ce bel art produit ; foit enfin
parce que fon génie , à certains égards , étoit
propre à la Poejie , dont le fuccès ne tient pas
abfolument aux mêmes facultés que celui des autres
talents.
En effet, fuppofez un peuple T qui la nature
ait refufé une certaine délicateffe dans les organes,
ce fens exquis, dont la fineffe aperçoit & faifît ,
dans les arts d’agrément, toutes'les nuances du
Beau ; un peuple dont la langue ait encore trop
de rudeffe & d’âpreté pour imiter les inflexions
d’un chant mélodieux , ou pour donner aux vers
une douce harmonie; un peuple dont l ’oreille ne
foit pas encore affez exercée, dont le goût même
ne foit pas affez épuré pour fentir le befoin d’une
élocution facile , nombreufe élégante ; un peuple
enfin pour qui la vérité brute , le naturel fans
choix, la plus groffière ébauché de l ’imitation
poétique, feroient le fublime de l’art : chez lui,
la Poéjie auroit encore pour elle la force au défaut
de la grâce, la hardieffe & la vigueur en
échange- de l ’élégance & de la régularité , l ’élévation
& la profondeur des fentiments & des idées ,
l ’énergie de l ’expreflion , la chaleur de l ’éloquence ,
la véhémence des paillons, la franchife des caractères
, la reffemblance des peintures , l ’intérêt des
fituations , l ’âme & la vie répandue dans les images
& les tableaux, enfin cette vérité naïve dans les
moeurs & dans l ’a&ion, q u i, tout inculte &
fauvage qu’elle e ft, peut, avoir encore fa beauté.
T elle fut la Poéjie chez lesanglois, tant qu’elle
ne fut que conforme au génie national ;& ce caractère
fut encore plus librement & plus fortement prononcé
dans leur ancienne Tragédie.
Mais lorfque le goût des peuples voifins eut
commencé à fe former , & qu’un petit nombre
d’excellents écrivains eurent apris à l ’Europe â
fentir les véritables beautés de l ’art ; il fe trouva ,
parmi les anglois comme ailleurs , des hommes
doués *d un efprit affez 'jufte & d’une fenfibilité
affez délicate , pour difcerner dans la nature les
traits qu’il falloit peindre & ceux qu’il falloit
rejeter, éc pour juger que de ce choix dépendoit
la décence, la grâce, la nobleffe, la beauté de
l ’imitation. Ce goût de la belle nature, lesanglois
le prirent en France à la Cour de Louis le Grand,
& le portèrent dans leur patrie ; ce fut à Molière ,
â Racine, â Defpréaux qu’ils durent Dryden, Pope ,
Adiffon. *
Mais au lieu que partout ailleurs c’eft le goût
d’un petit nombre d’hommes éclairés qui 1 emporte
â la longue fur ie goût de la multitude ,
en Angleterre c’eft le goût du peuple qui domine
& qui fait la loi. Dans un État où le peuple
règne , c’eft au peuple que l ’on cherche â plaire;
& c’eft furtout dans fes fpeétacles qu’il veut qu’on
l ’amufe â fon gré. Ainn, tandis qu’à la leéfcure
les poètes du fécond âge charmoient la Cour de |
Charles I I , & que la partie la plus cultivée de
la nation, d’accord avec toute l ’Europe, admiroit
la majeftueùfe funplicité du Caton d’Adiffon, l’élégance
& la grâce des Contes de Prior, & tous les
tréfors de la Poéjie de ftyle répandus dans les
Épitres de Pope : l ’ancien g oû t, le goût populaire
, n’applaudifïoit fur les théâtres , où i l règne
impérieufement, que ce qui pouvoit égayer ou
émouvoir la multitude ; un Comique groflier ,
obfcène, outré dans toutes* fes peintures ; un Tra-
^ pique auflî peu décent, où toute vraisemblance
etoit facrifiée à l ’effet de quelques fcènes terribles
, & qui , ne tendant qu’à remuer des efprits
.phlegmàtiques, y employoit indifféremment tous
les moyens les plus violents : car le peuple, dans
un fpeétacle , veut qu’on l’émeuve , n’importe
par quelles peintures; comme dans une fête il
veut qu’on l ’enivre , n’importe avec quelle l i queur.
Il eft donc de l ’cffence & peut-être de l ’intérêt
de la conftitution politique de l ’Angleterre, , que
le mauvais goût fubfîfte fur fes théâtres; qu’à côté ;
d’une {cène d’un pathétique noble & d’une beauté
pure , il y ait pour la multitude au moins quel-
ques.traits plus groffiers;& que les hommes éclairés,
oui font partout le petit nombre, n’ayent jamais
droit de preferire au peuple le choix de fes amufe-
ments.
; Mais hors du théâtre & quand chacun eft libre
de juger d’après foi , ce petit nombre de vrais
juges rentre dans fes droits naturels ; & Ta multitude
, qui ne lit point, laiffe les gens de Lettrés
, comme devant leurs pairs , recevoir d’eux
le tribut de louange que leurs écrits ont mérité :
c’eft alors que l’opinion du petit nombre commande
à l ’opinion publique. Voilà pourquoi l ’on
voit deux efpèces de goût, incompatibles en apparence
, fe concilier en Angleterre , & les beautés
& les défauts contraires prefque également applaudis.
Le génie de Shakespear ne Fut pas - éclairé ,
mais fon JnftinéV lui fit faifir la vérité & l'exprimer
par des traits énergiques ; i l fut inculte & déréglé
dans fes compofitions, mais il ne fut point ro-
manefque. Il n’évita ni la bafTeffe ni la groflîèreté ■
qu’autorifoient les moeurs & le goût de fon temps ,
mais il connut le coeur humain & les refforts du
pathétique. Il fut répandre une terreur profonde ;
i l fut enfoncer dans les âmes les traits déchirants
de la pitié. I l ne fut ni noble ni décent ; il fut
véhément & fublime. £hez lui nulle efpèce de
régularité ni* de vraifemblance dans le tifîu de
l’a&ion, quoique, dans les détails, il foit regardé
comme le plus vrai de tous les poètes : vérité fans
doute admirable, lorfqu’elle eft le trait fimple,
énergique, & profond qu’i l a pris dans le coeur
humain; mais vérité fouvent commune & triviale ,
qu’une populace groffière aime feule à voir imiter.
Shakefpear a un m érite réel & tranfeendant qui
Frâpe tout le monde. I l eft tragique , i l touche,
i l émeut fortement : ce n’ eft pas cette pitié douce
qui pénètre infenfiblement, qui fe faifit des coeurs ,
& q u i, les preffant par degrés, leur fait goûter
ce plaifir fi doux de fe foulager par des larmes;
c’ eft une terreur fombre , une douleur profonde ,
& des fecouffes violentes qu’i l donne a i âme' des
fpe&ateurs, en cela peut - être plus cher a une
nation qui a befoin de ces émotions violentes.
C ’eft ce qui l’a fait préférer à tous les tragiques
qui l ’ont fuivi. Mais tout l ’enthoufiafme de fes
admirateurs n’en impofera jamais aux gens de bon
fens & de goût fur fes groffièretés barbares.
A voir la liberté avec laquelle les anglois fe
permettent de parler , de penfer , & d’écrire fur les
intérêts publics , & les avantages que la nation
retire de cette liberté , On ne peut s’étonner affez
que-1a Comédie ne foit pas devenue à Londres
une fatire politique, comme elle i ’étoit dans
Athènes, & que chacun des deux partis n’ait pas
eu fon théâtre , où le parti contraire auroit été
joué. Seroit-ce qu’ayant l ’un & l ’autre des mystères
trop dangereux à révéler en plein théâtre ,
ils auroient voulu fe ménager ? ou que l ’impreffion
du fpeélacle fur les efprits étant trop vive &
trop contagieufe, ils en auroient craint les effets ?
Quoi qu’i l en fo it, la Comédie , fur le théâtre de
Londres , s’eft bornée à être morale: & comme,
dans un pays où i l y a peu de fociété, il y a
auflî peu de ridicules ; & qu’au contraire , dans un
pays où tous les hommes fë piquent de liberté &
d’indépendance , chacun fe fait gloire d’être original
dans fes moeurs & dans fes manières ; c’ eft à
cette fingularité, fouvent grotefque en elle-même &
plus fouvent exagérée fur le théâtre, que le Co-
■ mique anglois s’eft attaché , fans pourtant négliger
la cenfuredés vices, qu’il a peints des traits les plus
forts.
Mais fi le Parterre de Londres s’eft rendu l ’arbitre
du goût dans le fpectaele le plus noble,
fi , pour plaire.au peuple, i l a fallu que Je Trafique
fe foit lui-même dégradé ; à plus forte raifon
a-t-il fallu que le Comique fe foit abaiffé jufqu’au
ton de la plaifanterie la plus groffière & la plus
obfcène. Du refte, comme elle s’eft conformée
au génie de la nation , & qu’au lieu des ridicules
de fociété , c’eft l ’originalité bifarre qu’elle s’eft
propofé de peindre ; il s’enfuit que le Comique
anglois eft abfolument lo c a l, & ne fauroit fe tranfi
planter ni fe traduire dans aucune langue. Voye\
C o m é d i e ,
L ’orgueil patriotique de la nation angloife, ne
voulant laiffer à fes voifins aucune gloire qu'elle
ne partage , lui a fa it , comme on d it, forcer
nature pour exceller dans les beaux - arts ; par
exemple , quoique fa langue ne foit rien moins
que favorable aux vers lyriques., elle eft la feule
dans l ’Europe qui ait propofé à l ’Ode chantée une
fête folennelle, dans laquelle , comme chez les grecs,