
* 3 ° V E R
& que par habitude l’oreille s^eft fait un plaifir
de ces finales confonnantes ; le fenriment de l ’har-
nionie naît en partie de cet enlacem ent& Qui-
nault , ainfi que Malherbe, a eu quelque mérite
a 1 y_ faire contribuer. I l doit ' y avoir entre l’a
phrafe poétique & la phrafe muficale une exaCte
correfpondance. L ’une fe modèle fur l’autre : c’eft
la coupe des Vers qui en décide la forme ; c’eft la
rime qui la divife, 8c qui en marque à l ’oreille
les articulations. I l n’eft dontT"pas indifférent au
muficien que le poète , dans le mélange des Vers
& 1 entrelacement des rimes , ait bien ou mal
de {fine , divife, dèvelopé , circonfcrit la phrafe ou
la période poélique; & nous parler de la Mufique
greque , dont on ne fait rien , à propos de la nôtre ,
dont on fait peu de choie , pour nousperfuader que
des rimes enfilées au hafard , ou des rimes artifte-
ment entrelacées dans nos Vers, font une chofe indifférente
j c’eft en même temps fe moquer de la rime
8c de la raifon. )
? Mais de quelque façon qu’on entrelace les rimes,
1 oreille exige qu’il n’y ait jamais de fuite deux
finales pleines ni deux muettes de différents fons ,
comme vainqueur 8c combat, comme victoire 8c
couronne.
( Dans les Vers rimés deux a "deux, le fens peut
finir au premier, & le fécond peut commencer une
nouvelle périodè ; c’eft même quelquefois une
efpèce de tranfition, & un. moyen de déguifer le
manque de iiaifon d’un fens à l ’autre. Mais dans
les. Vers entrelacés, la rime & la penfée doivent
fe clorré eafemble, fi l ’on veut que la période
poétique foit nombreufe & bien arrondie. C ’eft ç e
qu’on défire fouvent dans les poéfies de Chau-
lieu.
Quoique nos Vers Payent point de mefure
précife, le caraCtère qui les diftingue ne laiffe pas'
de fe faire fentir. Le Vers de douze fyllabea
( l’alexandrin )' a, de. la nobleffe , à? la pompe , de
1 harmonie. : & malgré cette égalité continue &
invariable de fes deux héraiftichès, qui fernble le
rendre monotone ; un écrivain, .qui a de l ’oreille &
affez d’art pour donner a fon ftyle le mouvement
de la penfée ou du fentimerit qu’i l exprime , (aura
bien varier encore la coape & le rhythme du Vers.
V o y e \ H é m i s t i c h e .)
Le Vers de dix fyllabes françois répond au Vers
héroïque italien , que les anglois ont adopté ; avec '
'cette différence, que dans les- Vers françois le repos
eft conftamment après la quatrième fyllabe , &
-que le Vers italien s’appuie tantôt fur la quatrième
, tantôt fur la fixième; en forte qu’il eft
■ divifé par fon repos en quatre & fix, ou en fîx &
quatre. Ce changement de coupe répugne a notre
-oreille; & nous avons pour nous l ’exemple des'
Anciens , qui ne varioient point la coupe de l ’al-
caïque & du phaieuce , modèle du Vers de dix
fyllabes;
Mais les Vers héroïques italiens étant féminins,
V E R
fans mélange, ils feroient monotones, s’ils avoïeni
tous la meme coupe au lieu que de notre Veis
de dix fyllabes la marche eft régulière & n’eft;
point fatigante ; il coule de fource , il eft doux
fans lenteur, il eft rapide fans cafcade ; & l ’inégalité
'des deux hémiftiches , avec, le mélange desfinales
alternativement fonores & muettes , feffit
pour le fauver de la monotonie.
( ^ Le Vers de huit fyllabes qui répond a l’ana-
créontiqué ,. à du nombre & de i’impulfioii, & il
eft fufceplible de tous les mouvements de la paffion
8c de l ’enthoufiafme- Le Vers de fept fyllabes a
de la viteffe, de la légèreté ÿ & la gaîté furtout
en eft le caractère. Qu’un poète , avec de l ’oreille ,,
ait bien étudié les éléments de l ’harmonie de notre
langue, il trouvera donc aifément dans nos- Vers les-
moyens de tout exprimer.
J’ai obfervé , dans l ’article N o m b r e , que le
Vers métrique des- Anciens, même le plus régulier,
l’hexamètre, n’étoit pas toujours harmonieux;
8c la raifon èn'eft que la précifion de la mefure
ne fuffit pas à l ’harmonie de. la parole. Elle y
contribue, elle y ajoute : mais fans le choix des
mots les plus expreffifs par Je ton en même temps
que par le nombre, fans le mélange & la fucceffion.
des voyelles & des confonnes les plus fenfible-
ment analogues au caraCtère de la penfée, du fen-
timent, ou de l ’image ;‘la mefure feule, en Poéfie,.
feroit ce qu’elle eft en Mufique, lorfqu’elle eft dénuée
du charme de la mélodie et de 1 èxpreffion de
l’accent.
De même auffi que la Mufique , fans être méfia
ée , peut être harmonieufe par l ’heureux chôix
des modulations & des accords , la Poéfie, fans
obferver une mefure exaCte , un mouvement réglé ,
peut fe donner encore une harmonie très--fenfible
8c nos beaux Vers en font la preuve. Les nombres
n’en font pas égaux ; mais lorfqu’ils font mis a
leur place., & qu’ils- ont cnfemble un rapport
affez marqué avec ce que le Vers exprime, l’oreille
en eft encore ravie : ainfi , fans être comparables
aux Vers de Virgile du côté du rhythme , les
Vers de Racine ne laiffent pas d’avoir une harmonie
enchantereffe ; & celui qui , comme Racine,
faurà donner à un certain nombre de fyllabes, fans
mefure précife, cette harmonie plus libre, & cependant
fi rare encore-, aura un très-grand avantage
a écrire en Vers plus tôt qu’en profe. C’eft
ce que La Motte n’a pas fenti. J’ai obfervé d’ailleurs
que la rime a pour nous l ’attrait d’une cu-
riofité piquante , & que la furprife que nous caufe
cette difficulté vaincue avec une adreffe ingénieufe,
eft pour nous encore un plaifir. J’ai reconnu de
plus qu’on étoit quelquefois redevable à la rime
d’une heureufe fingularité d’idées incidentes, ou de
mots imprévus qu’elle fefoit trouver. Enfin je n’ai
rien diffimulé de ce qui la rend chère à l ’oreille ,
&fecourable pour la mémoire. Voye^ R im e ,
J’ajoûte encore ici qu’il dépend de nos poètes
V E R
<de donner à leurs V e r s , finon toute la précifion
du nombre & de la mefure , au moins une apparence
de cadence métrique qui en impofe agréablement
à l’oreille; 8c l ’art de cadencer les Vers en
les récitant, peut encore augmenter cette illufion.
Mais quelque charmé qu’ayent pour nous de beaux
Vers 3 je ne faurois les regarder comme une forme
iaféparable du langage poétique. Ariftote l ’a dit;
c’eft le fond des choies , non la forme des Vers ,
qui fait le poète & qui conftitue la Poéfie. Or
fi le charme des Vers d’Homère n’étoit pas de
l ’effpnce de la Poéfie; fi on la 'concevoit denuee
de cette cadence harmonieufe & imitative, qui
ànimott tout, qui exprimoit tout ; exigera-t-elle
des Vers fans rhythme, 8c dont le mouvement irre^-
gulier n’imite prefque jamais rien ?
Un Vers italien, un Vers allemand » un Vers
anglois n’a ni cadence ni mefure fenfible pour
une oreille françoife; un Vers françois n’en a
guère plus pour l’oreille de nos voifins : perfonne ,
même aujourd’hui, ne peut dire qu’il fente, bien
diftindtement le rhythme du Vers fenaire des Anciens
, du Vers de Térence & d’Euripide. I l n’y
auroit donc pour nous ni Poéfie dramatique ancienne
, ni aucune efpèce de Poéfie étrangère ,
comme il n’y auroit pour les étrangers aucune
efpèce de Poéfie françoife ; & le V e r s , qui varie
fans ceffe d’une langue à l ’autre au point d’être
méconnoiffable pour qui n’y eft point accoutumé ,
teroit pourtant un attribut inféparable de la Poéfie ?
C ’eft ce qui me femble auffi difficile à foutenir qu’à
concevoir.
Suppofons que les belles fcènes d’Euripide &
de Sophocle, que les morceaux fublimes de Milton
n ayent jamais été qu’une profe éloquente &
harmonieufe ; dira-t-on que les hommes de génie ,
qui ont fi bien peint, ne font pas des poètes ; &
qu’un ouvrage de ce ftyle , rempli de pareilles
beautés , ne mérite pas le nom de Poème?
Les étrangers avouent de bonne foi qu’ils ne
Tentent point l’harmonie des Vers de L a Fontaine
, & qu’ils font même peu touchés de celle
des Vers de Racine. Ce ne font pour eux que des
lignes de profe élégantes & mélodieufes d’un certain
nombre de fyllabes longues ou brèves à volonté
., & coupées en deux par un repos. I l en eft
de même pour nous des Vers italiens , allemands,
ou anglois ; & quand il feroit vrai que l ’harmonie
des Vers de Virgile 8c d’Homère auroit encore
le même charme pour tous les peuples qui les
entendent, en eft-il de même des Vers que chacun
d’eux s’eft fait au gré de fon oreille ? L’anglois ,
l ’italien , le françois feandent chacun à leur manière
les Vers de Y Enéide ; mais tous lui donnent
les mêmes nombres, & pour tous ils font compotes
de fix mefures à quatre temps. Mais quelle
fera pour l’étranger la façon de feander nos Vers ?
Celui c i , par exemple ,
Je ne veux que la voir, foupirer 8c mourir,
V E R * 3 1
eft compofé de feize temps. Celui-ci en a vingt &un
Les temps font activés; ceffez, teifte Chaos ;
8c tous les deux ont douze fyllabes.
De tels Vers fontrils tellement effenciels a la
Poéfie, que l ’en priver ce fut l ’anéantir ? Je fuis
loin de penfer qu’une profe inanimée puiffe les
remplacer.- Je crois même qu’un poeme écrit en
profe demanderoit une plénitude d’idées , de fen-
timents, 8c d’images, une chaleur , une continuité
d’intérêt, dont peuvent fe pafTer les V e r s vu que
la fingularité de leur méchanifme peut quelquefois
par intervalle amufer, occuper l ’oreille. Mais
en fuppofant toutes les beautés poétiques, foit
du ftyle foit de la penfée réunies dans un ouvrage ;
l ’invention, J’imitation, le coloris, le deffin ,
l ’ordonnance, en deux mots, la Peinture 8c 1 E loquence
au plus haut degré , ne feroit-ce plus de
la Poéfie, dès qu’il y manqueront ce nombre de
fyllabes , ces repos, 8c ces confonnances qui carac-
térifent nos Vers ? L ’habitude en a fait fans doute
pour notre oreille un plaifir de plus ; & une infinité
de chofes foibles & communes, ont paffé a
la faveur de l’illufion que les Vers ont faite a
l’oreille. Mais la beauté des tableaux , des images,
que la Poéfie nous préfente, les ,traits pathétiques
dont elle nous pénètre, ont-ils befoin de cette féduc-
tion pour fe faire admirer, pour fe faire fçntir :
changera-t-elle de nature en renonçant à un de ces
moyens & au plus fantafque de -tous ?
La Poéfie eft une peinture qui parle, o u , fi
l’on veut, un langage qui peint ; le comble de
l ’art feroit de peindre en même temps &^àl efprit
& à l’oreille : mais fi, réduite à peindre a 1 efprit,
elle y excelle, n’eft-ce pas quelque chofe? Mais
. fi, au lieu d’enfermet fes idées dans les bornes
d’un Vers fans rhythme , elle s applique a tirer
avantage de la liberté de la profe, pour en varier
les mouvements, les intervalles, & les repos au
gré de l ’âme 8c de l’oreille ; fi cette profe harmonieufe
eft de plus animée par les couleurs d un
ftyle figuré, par la chaleur d’un-e éloquence, tantôt
douce 8c fenfible , tantôt vive & brûlante ; enfin
fi on trouve dans ce ftyle le caraétere de beaute
idéale qui diftingue les grandes productions des
arts, c’eft à dire , un degré de force , de richeffe ,
de correction, de précifion , d élégance , qui femble
pris dans là nature , & qui cependant n’y eft jamais
; ne fera-ce point encore àffez pour faire de la
Poéfie ? ' ■ ' . A
La profe, à ce degré de perfection, eft peut-etre
auffi difficile . & auffi rare que les beaux Vers ;
peut-être même l’eft-elie plus, par la raifon qu elle
n’a point de formules preferites. Mais en accordant
aux vers un mérite de plus 8c un agrément de fan—
taifie que ne fauroit avoir la profe , je ne puis
fouferire à l ’opinion qui en a fait exclufîvement
le langage de la Poéfie. J’admire, autant qu’il eft
poffible ,°les poètes qui excellent dans l’art d’écrire
en V ^ s i je m*y fuis exercé moi-même : & je fea§
L U I 1