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le bon Cens. Pour connoître combien cette Unité <Je lieu eft indifpenfable dans la Tragédie , il ne
faut que comparer quelques pièces où elle eft
abfolument négligée, avec d’autres où elle eft
obfervée exactement ; & fur le plaifir qui réfulte
de celles-ci & l’embarras ou la condition qui naif-
lent des autres , il eft plus aifé de prononcer que
jamais règle n’a été plus judicicufembnt établie.
Avaht Corneille, elle étoit comme inconnue fur
notre Théâtre ; la leCture des auteurs italiens &
etpagnols, qui la violoient impunément , ayant
â cet égard , comme à beaucoup d’autres , gâté
nos poètes. Hardy , Rotrou , Mairet, & les autres
qui ont précédé Corneille, tranfportent â tout
moment la fcène d’un lieu dans un autre. Ce défaut
eft encore plus fenfîble dans Shakefpear , le
père des Tragiques anglois : dans une même pièce,
la {cène eft tantôt â Londres, tantôt à Yorck ,
& court, pour ainfi dire, d’un bout à l’autre de
l’Angleterre : dans une autre , elle eft au centre
de l’Écoffe, dans unaCtè ; &dans le fuivant, elle
eft fur la frontière. Corneille connut mieux les
cègles, mais il ne les refpeCVa pas toujours : &
lui-même en convient dans l’examen du C id , où
il reconnoît que, quoique l’aCtion fe paffe dans
Séville, cependant cette détermination eft trop
générale , & qu’en effet le lieu particulier change
de {cène en {cène ; tantôt c’eft le palais du ro i,
tantôt l’appartement de l’infante , tantôt la maifon
de Chimène, & tantôt une rue ou une place publique.
Or non feulement le lieu général, mais
encore le lieu particulier , doit être déterminé,
comme un palais, un veftibule, un temple ; 8c ce que Corneille ajoute , qui il fa u t quelquefois
aider au Théâtre & fuppléer favorablement à
ce qui ne peut s*y repréfenter, n’autorife point
a porter, comme il l’a fait en cette matière,
l’incertitude & la confufion dans l’efprit des {pec-
tateurs. La duplicité de lieu , fi marquée dans
Cinna, puifque la moitié de la pièce fe paffe dans
l’appartement d’Emilie & l’autre dans le cabinet
d’Augufte , eft inexcufable ; à moins qu’on n’admette
un lieu vague, indéterminé , comme un
quartier»de Rome, ou même toute cette ville,
pour le lieu de la fcène. N’étoit-il pas plus fimple
d’imaginer un grand veftibule commun à tous les
appartements du palais, comme dans Polyeucie & dans la Mon de Pompee ? Le fèeret qu’exi-
geoit la confpiration n’eut point été un obftacle ;
puifque Cinna , Maxime , & Émilie auroient pu ,
là comme ailleurs, s’en entretenir, en les fuppo-
fant fans témoins : cifconftance qui n’eût point choqué
la vraifemblance , & qui aurôit peut - être
augmenté la fiirprife. Dans YAndromaque de Racine
, Orefte, dans le palais même de Pyrrhus ,
forrhe le deffein d’affafimer| ce prince , & s’en explique
affez hautement avec Hermione , fans que
le {pe&ateur en foit choqué. Toutes les autres
tragédies du même poète font remarquables par
cette Unité de lieu , qui , fans efforts & fans con-
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(fainîe, eft partout exactement obfervée , 8ê particulièrement
dans Britannicus , dans Phèdre, 8c
dans Iphigénie. S’i l femble s’en être écarté -dans
Efthery on fait affez que c’eft parce que cette
pièce demandoit du fpe&acle ; au refte , toute
l ’aétion eft renfermée dans l ’enceinte du palais d’Af-
fuérus. Celle d’ A thalie fe paffe aufli tout entière
dans un veftibule extérieur du temple , proche de
l ’appartement du grand prêtre ; & le changement
de décoration , qui. arrive à la cinquième fcène du
dernier aCte , n’eft qu’une extenfîon de lieu abfolument
néceffaire, & qui préfente un fpeCtade majef-
tueux.
Quant au Poème épique, on fent que l ’étendue
de l’aftiou principale & la variété des épifodes
fuppofent neceffairement des voyages par mer &
par terre , des combats, & mille autres pofitions
incompatibles avec Y Unité de lieu. Principes pour
la lecture des poètes, tom. i l , pag. 41 & fuiv.
Corneille , Difcours des trois Unités. Examen du
Cid & de Cinna. ( A n o n ym e . )
* UNitÉ. Ce n’eft pas rendre l ’idée d’ Unité avec
affez de jufteffe 8c de précifion^ que de la définir ,
Une qualité qui fa i t qu’un ouvrage efi partout
égal & foutenu.
Un ouvrage d’un ton décent 8c convenable, d’un
ftyle analogue au fujet, qu’aucune négligence ne
dépare, & qui d’un bout à l ’autre fe reffemble
à lui-même , comme celui de L a Bruyère , eft
un ouvrage égal & foutenu , 8c il n’y a point
$ Unité.
Mais lorfqu’en écrivant on fe propofe un but
général , un objet unique , tout doit fe diriger &
tendre vers ce but; voilà Y Unité de deffein. C’ eft
ainfi que , dans YEjfai fu r Ventendement humain
de Locke , tout fe réunit à ce point, l ’Origine de
nos idées.
Le caraCtère du fujet , le caraCtère dont s’eft
revêtu l ’écrivain ,' fi c’eft lui qui parle, le caractère
qu’il a donné à fes perfonnages, s’il en introduit
8c s’il leur cède la parole , décident
le caractère du langage ; & celui-ci doit fe fou-
tenir & fe reffembler à lui-même : c’eft ce qu’on
appelle Unité de ton & de ftyle. Voye\ Anal
o g i e .
Dans la Poéfie épique & dramatique on a pref-
ctit d’autres Unités ,* favoir, dans l ’une & dans
l’autre , Y Unité d’aCtion, Y Unité d’intérêt, Y Unité
de moeurs, Y Unité de temps , & de plus, dans le
' Dramatique, l ’ Unité de lieu.
Sur l ’ Unité d’aCtion , la difficulté confiftoit à
favoir comment la même aCtion peut être une fans
être’ fimple, ou compofée fans être double ou
multiple ; mais en fe rappelant la définition que
j’ai donnée de l'aCtion , foit épique foit dramatique
, on jugera du premier coup d’oeil quels
font les incidents, les épifodes qui peuvent y entrer
fans que l ’action cejfé d’ être une.
L ’aCtion
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C/â£tion, avons - nous d it, eft le combat des
caufes qui tendent enfemble à produire l'événement
, & des obftacles qui s’y oppofent. Une bataille
eft une , quoique cent-mille hommes d’un
côté 8c cent-mille hommes de l’autre en balancent
l ’évènement & fe difputent la victoire : Voilà l’image
de l’a&ion. Tout ce q u i, du côté des caufes ou
du côté • des obftacles , peut naturellement concourir
à l ’un des deux efforts, peut donc faire
partie de l ’un des deux agents : & l ’évènement .
n’étant qu’zm, les agents ont beau fe multiplier ;
s’ils tendent tous, en fens contraire , au même
point, l ’aCtion eft ùne ,• en forte que , pour avoir
une idée jufte & précife de Y Unité d’àCtion , il
faut prendre l’inverfe- de la définition de Dacier,
& dire, non pas que toutes les aCtions épifodiques
d’un , poème doivent être des dépendances de l ’action
principale , mais au contraire, que 1’aCtïon
principale d’un poème doit être une dépendance, un
léfuitat de toutes les actions particulières qu’on y
emploie comme incidents ou épifodes.
Or tout le refte é g a l, plus une aCtion eft
fimple , plus elle eft belle ; & voilà pourquofHo-
race recommande l’un & l ’autre , fimplex & unum.
Mais fi l’on éft obligé de Amplifier l’aCtion le plus
qu’i l eft poffiblë , ce n’eft pas pour la réduire à
l ’Unité ; c’eft pour éviter la confufion , & furtout
pour donner d’autant plus d’aifance, de dèvelope-
ment, & de force à un plus petit nombre de ref-
forts. Dans une foule:, rien ne fe diftingue & rien
•ne. fedeifine : de même, dans une multitude de
perfonnages. & d’incidents, aucun n’a le temps & l ’ef-
pacè defe dèvelôper ; aucun n’eft faillant , arrondi',
détaché , .comme il devroit l ’être.
Homère eft celui de tous; les poètes qui a le
mieux delfiné fes caractères, qui les a marqués le
plus diftinCtement, le plus fortement prononcés :
encore le nombre de fes héros fait - il foule dans
YIliade ; 8c la mémoire , rebutée du travail de
les retenir, fe. réduit à un petit nombre des plus
frapants, 8c laiffe éehaper tout le refte. Le T a fie ,
en imitant Homère , a Amplifié fon tableau ; chacun
des perfonnages y tient une place diftinCte : Ar-
mide, Clorinde , Herminie, Godefroi, Soliman,
Renaud, Tancrède, Argan, font préfents à tous les
efprits.
L ’Épopée donne à l’aCtion un champ plus vafte
que la Tragédie ; & c’eft leur étendue qui décide
du nombre d’incidents que l ’une & l ’autre peut
contenir. Un épifode détaché de l ’àétion hiftori-
que fuffit - à l’aétion épique; un incident deTaCtion
épique fuffic à l ’aCtion dramatique ; ce n’eft pas
que l’aâion épique ne foi: une , ce n’eft pas que
l ’aâion hiftorique ne foit une encore : dès qu’une
caufe produit un effet , c’eft: une aftion , 8c cette
aCtion eft une ; mais la caufe 8c l ’effet peuvent
etre fimples ou compofés , ou plus compofés ou
plus fimples. L ’uue des caufes de la ruiné de^Troie
eft le facrifice d’Iphigénie : & cette fable détachée
a fait un poème dramatique. La colère d’Achille
Gr am m . e t L i t t é r a t . Tome I I I .
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n’eft que l ’un des obftacles de la même aCtion ; &
cet incident détaché a produit feul un poème épique.
On peut comparer l ’ aCtion au polype ,
dont chaque partie , après quelle eft coupée e ft
encore elle-même un polype vivant,^complètement
organifé î mais 1 aCtion totale n en eft pas
moins uns ƒ elle eft feulement plus compofée ou
moins fimple que chacune de fes parties. Ainfi, en
fefant un poème de toute la guerre de- Troie , on
n’a pas manqué à.. Y U n ité , mais a la {implicite
d’aCtion : on s’eft chargé d’un trop grand nombre
de caractères à peindre , d’évenements décrire ,
de refforts à dèvelôper ; on a furcharge la mémoire
, fatigué l ’imagination, refroidi lame , dil—
fipé l ’intérêt , dont la chaleur eft d’autant plus vive,
que le foyer eft plus étroit ; enfin on a^ excédé
fes propres forces , épuifé fes moyens; on s eft mis
hors d’haleine au milieu de fa courfe ; & ^ 1 on a
fini par être froid, ftérile, & languiffant. Voilà pourq
u o i ,,même dans .l’Épopée , il eft fi important de
Amplifier & de relïerrer 1 aCtion. . ^
Brumqi a pris ,. comme Dacier, l ’inverfe de Ja
vérité fur Y Unité d’aCtion : i l veut qu'elle^ fo it
fa n s mélange d’actions indépendantes^ d elle :
i l falloit dire , d?actions dont elle fo it indépendante
: & ce n’eft pas ici une difpute de mots ;
car de fon principe i l infère que 1 épifode dÉri-
phùe , dans l’ Iphigenie en A u lid e , fait duplicité
d’aCtion ; or par la conftitution de la fable , l’action
dépend de cet épifode, car c’eft Eriphile qüi
empêche Iphigénie de s’échaper. Le poete , à la
vérité, pouvoit prendre un autre moyen ; mais
pourvu que le moyen foit vraifemblable & naturellement
employé, il eft au choix du poete.
C ’eft un étrange raifonneur que Brumoi ! i l
compare Y Iphigenie de Racine avec celle d Euripide
; & de fa cellule il décide que le poète fran-
çois a tout gâté. Suppofons , d it-il, quE11ripi.de.
revînt , que d i r a i t i l de l épifode d Eriphile ,
efpèce de duplicité d’action & d. interet inconnue.
aux grecs? Que diroit Euripide? i l diroït qu’i l
n’y a point de. duplicité d aCtion, & qu Eriphile
vaut mieux qu’une biche ; que l ’interei eft ii peit
double , qu’au moment qu’on fait qu’Ériphile a été
riphigénie facrifiée , les larmes ceffent & tous
les coeurs font foulages. Que diroil-ïl de Ici galanterie
françoife â‘Achille ? 11 diroit qu Achille
n’eft point galant, & qu’il eft Achille amoureux ,
qu’il parle d’amour en Achille. Que dïroit-il die
duel' duquel tendent les menaces de ce héros ? I l
diroit qu’il n’y a pas plus de duel que dans VIliade^
8c que par tout pays un héros fier & offenfé me,
nace de fe venger. Que diroit - U des entretiens
feul à feu l £un prince & d’ une princeffe 1 II
diroit que la décence ÿ règne, & que, dans les tentes
d’Agamemnon, Achille a pu fe trouver deux moments
feul avec Iphigénie. Ne feroit ilp a s révolté
de voir Clytemneflcre aux pieds d’Achille ? I l
feroit jaloux de Racine, Mi lui envietoit ce beau
mouvement, & i l trouveroit que tien n’eft plus