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vrai que, chez les romains, le goût de la Poéfie
dramatique ne fut qu’un goût de fantaifie , de
vanité , d’oftentation ; un goût léger , capricieux,
comme {ont tous les goiits faétices ; un plaifîr'aufli
peu fenfible qu’il leur étoit peu naturel.
Lesfeuls genres de Poéfie qui pouvoient naître &■
fleurir dans l ’ancienne Rome, comme analogues à fon
génie , étoient la Poéfie morale ou phiiofophique ,
la Poéfie paftorale , l ’Élégie amoureufe , & la Satire
; tout le refte y fut tranfplanté.
Vers la fin du onzième fiècte, on vit la Poéfie
commencer en Provence en langage roman , ou
romain corrompu, comme elle avoit fait dans la
G rè c e , par des chants héroïques & fatiriques ;
enfuite èffayer le Dialogue, & vouloir même
imiter l ’a&ion. Plufîeurs de ces poètes , appelés
Troubadours , étoient bons gentilshommes, quelques
uns princes couronnés; le plus grand nombre,
ambulants comme Homère, vivoient à peu près
comme lui : ils étoient accueillis dans les petites
Cours des ducs & des comtes de ce temps - là ,
quelquefois même favorifés des Dames. Mais c’en
etoit affez pour donner lieu à des gentilleffes
naïves, non pour exciter le génie à s’élever fans
modèle & fans guide , & à créer un art qui lui
étoit inconnu. Ainfî, la P o é fie , après avoir été
vagabonde & accueillie çà & là durant i ’efpace
de deux-cents cinquante ans, fans aucun établif-
fement fixe, fans aucun point de ralliement, aucun
objet public d’émulation & d’enthoufiaûne , aucun
théâtre élevé à la g lo ire , aucune fê te , aucun
fpeétacle où elle pût fe fignaler, abandonna là
nouvelle patrie à la fin du treizième fiècle; &
en paffant en Italie, où comipençoient à renaître
les arts , elle y porta l’ufage de la rime & les
écrits des troubadours , premiers modèles des italiens.
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Des univerfités fans nombre fondées dans toute
l ’Europe , l ’étude des langues grèque & latine
mife en vigueur , les récompenfes des Souverains
& les dignités de l'Églife accordées aux hommes
célèbres par leur favoir & par leurs talents, plus
que tout cela l ’invention de l ’Imprimerie, annon-
çoient la renaiffance des Lettres en Europe : & 2iuoique les premiers rayons de cette aurore eul-
ent éclairé la France , ce fut vraiment en Italie
que la lumière fe répandit y foit à la faveur du
commerce de l ’Orient & du voifinage de la Grèce,
d’où les arts & les Lettres pafsèrent à Venife ,
& de Venife à Rome & à Florence ; foit à caufe
de la confîdération plus fingulière que l ’Italie
accordoit aux Mufes, & du triomphe poétique
rétabli dans Rome , où , depuis Théodore , i l étoit
aboli ; foit par l ’ineûimable facilité qu’eurent bientôt
J.es talents de puifer dans les fources de l ’Antiquité
, dont les précieux reftes avoient été recueillis
& dépofés dans les bibliothèques de Florence & de
Rome ; foit enfin, grâce à l ’amour éclairé , fîncère ,
& généreux, dont Léon X & les ducs de Florence ?
les Médicjs , honoroient les Lettres*
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Mais quoique l ’Italie moderne fû t , à quelques
égards, plus favorable à la Poéfie que l ’ancienne
Rome, par la jaloufie & la rivalité des petits
États qui la compofoient, par la diverfité & la
Angularité des moeurs de fes peuples, par l ’importance
qu’ils atcàchoient aux arts , & la gloire
qu’ils avoient mife à s’effacer l’un l ’autre en les
fefant fleurir : les deux grandes fources de la Poéfie
ancienne, l ’Hiftoire & la Religion, n’étant plus
les mêmes, le génie fe reffentit de la sècherefle
de l ’une & de l ’autre ; & le laurier de la Poéfie „
après avoir pouffé quelques rameaux, périt fur ce
terroir ingrat.
Dans l ’Italie moderne, la Poéfie , dès fa nai£
fance, s’étoit confacrée à la Religion ; mais par
un zèle mal entendu, on lui fit donner des fpec-
tacles pieufement ridicules, au lieu de l ’initier aux
cérémonies religieufes & de l ’appeler dans les temples
, où elle auroit produit des hymnes Sc des choeurs
fublimes.
L’erreur de toute l ’Europe fut que les myftères
de la Religion pouvoient prendre la place des
fpeétacles profanes. Nous avons fait voir que le
merveilleux de ces myftères ineffables n’étoit rien
moins que dramatique. C’étoit à la Poéfie lyrique
à les célébrer ; ils étoient refervés pour elle : car
l ’Éloquence & l ’Harmonie peuvent donner aux idées
un caractère impofant, augufte, & fublime , auquel
l ’imitation théâtrale ne fauroit s’èléver. Comment
peindre aux ieux, fur la Scène , YIn foie pofuit ta -
bernaculumfuum, ouïe Volavitfuperpennas ven-,
torum ?
Il eft donc bien étonnant que l’Italie, ayant mis
tant de magnificence à décorer fes temples , ayant
porté fi loin la pompe de fes fêtes, ayant employé
les peintres , les fculpteurs , les mufîciens
les plus célèbres à -donner plus d’éclat à fes folen-
nités , ayant toléré même le facrifice le plus cruel
de la nature pour conferver de belles voix, n’ait
pas daigné propofer des prix & le triomphe poétique
à qui célébrerait , dans les plus beaux cantiques
, ou les myftères de la F o i , ou les vertus de
fes héros.
L a langue vulgaire étoit bannie des (blennités
de l ’Églim ; & la naïve fimplicité des hymnes
déjà confacrées ne laiffa rien défirer de plus beau :
peut - être aufli que , dans les rites , on craignit
les innovations. Quoi qu’il en foit , les arts qui
ne parloient qu’aux , fens, furent tous appelés à
décorer le culte; & le feul qui parloit à l’âme,
fut dédaigné comme inutile ou négligé comme
fuperflu.
Dans le profane , la Poéfie lyrique n’eut pas
plus d’émulation. Les guerres civiles dont l ’Italie
avoit été déchirée , les fchifmes, les féditions ,
les révolutions fanglantes d°nt elle venoit d’être
le théâtre, l’afeendant & la domination du faint
Siège fur tous les trônes de l ’Europe , & les fe-
couffes que les deux Puiffances fe donnoient réciproquement
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©roquement & fi fréquemment l ’une à l ’autre ,
auraient offert à de nouveaux Tyrtées des circonf-
tances favorables pour naître & pour fe fignaler :
mais ce que j’ai dit de ' l’ancienne Rome, je le
dis de ritalie moderne & de tout le refte de
l’Europe y pour donner 4 e la dignité & de l’importance
au talent .du poète , & faire de lu i , ;
comme dans la Grèce , un homme public révéré ,
il eût fallu des peuples aufli férieufemènt paf-
fionnés que les grecs pour les charmes de la Poéfie.
Or foit que la nature n’eût pas donné aux italiens
une oreille aufli délicate & une imagination
aufli vive, foit que la Mufîque ne fût pas encore
en état d’ajouter aux charmes des vérs, foit que
les circonftances qui décident le goût, la mode-,
l ’opinion publique , rie fùffent pas affez favorables
; il eft .certain qu’un poète lyrique qui , dans
l ’Italie, à la renaiffance des Lettres, & dans les
temps même où elles y, ont fleuri, fe ferait érigé
en orateur public, aurait été reçu comme un hiftrion
d’autant plus ridicule,que l ’objet de fes chants auroit
été plus férieux.
La Poéfie épique fut plus heureu£è dans l ’Italie
s moderne. Elle avoit fait fes premiers eflais en
Provence vers le onzième fiècle; elle trouva dans
l ’Italie une langue plus riche & plus mélodieule ,
efpèce de latin altéré , affoibii , mais q u i, dans
fa corruption, avoit retenu du latin pur un grand
nombre de mots , quelques inverfions, & des traces
de Profodie. Aux avantages de cette langue déjà
cultivée par Dante , Boeace , de Pétrarque , fe
joignoient , en faveur de la Poéfie épique., l ’efprit
de fuperftition, dont l’Italie étoit le centre, les
moeurs de la chevalerie, qui ^voient étéThéroïfme
gaulois , & qui reftoient encore à peindre &
l ’intérêt v if & récent de l ’expédition des croifades,
fujet héroïque & facré , & d’un intérêt à la fois religieux
& profane , fujet par là peut-être unique dans
toute l ’Hiftoire moderne.
L ’Ariofte, dans un poème héroï - comique , le
Taffe, dans un poème férieux & vraiment épique ,
profitèrent de ces avantages, tous deux en hommes
de génie. L ’un , fe jouant de l ’héroïfme & de la
galanterie chevalerefque ", & furtout du merveilleux
de la magie , employa l’imagination la plus
brillante & la plus féconde à renchérir fur la
folie des romans ; & par le brillant .coloris de fa
poéfie, la gaîté qu’il mêle au récit dés aventures
de fes héros , la grâce , la variété , la facilité
de fon ftvlc , i l a fait, d’une compofîtion infenfée,
un modèle de Poéfie , d’agrément, & de g;oût.
L ’autre , plus fage & plus févère, au lieu de (e
■ jouer de l’art, en a fubi les lois & vaincu les
difficultés par la force de fon génie : plus , animé
que l ’jÊnéide , plus varié que Y Ilia de , & d’un
intérêt plus touchant, fi fon Poème n’a pas des
beautés aufli fublimes que fes modèles, il en a
de plus attrayantes & fe foutient à côté d’eux.
L ’Ariofte & le Taffe firent donc oublier le Boyardo
Sc le Pulci, qui leur avoient ouvert la route;-mais
Gramm. e t Li t ter at * Tout I I I•
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en puifant- dans les nouvelles fources, ils les tariren
pour jamais.
L ’héroïfme chevalerefque n’a qu’un feul caractère,
c’eft de confacrer la valeur au fervice de
la foibleffe, de l ’innocence , & de la beauté, 5c
de mettre la gloire des hommes a défendre celle
des femmes.. Il fuit de là que lorfque , dans ùn
Poème férieux ou-comique , om a fait ^rompre
vingt fois des lances pour les intérêts de 1 amour,
les aventures romanefques font épuifées t & qu on ne
peut plus revenir fur cette efpèce d’heroïfme fans
repaffer fur les mêmes traces : & c’eft en effet ce
qui eft arrivé. '
Le merveilleux de la magie, Celui de la Religion
même , confidérés poétiquement', ne font
pas des fources plus abondantes ; & la Mythologie
a fur l’un? & fur l’autre des avantages infinis.
Voyè-{ Merveilleux.
Si l ’Italie n’eut que deux poèmes épiques ^ ce
n’eft donc point parce qu’e lle n’eut que deux genies
propres à réuflir dans ce genre élevé ; mais parce
qu’un troifième , après eux , auroit trouvé la carrière
épuifée; & qu’il en eft de 1 Hiftoire & de
la Théurgie modernes , comme de ces terreins fuper-
ficiellement fertiles, que ruinent une oii deux moif-
fôhs/ :
Comme l ’aftion du Poème dramatique ne demande
ni la même importance du côté de l ’evè -
nement hiftorique , ni les mêmes reffources du
côté du merveilleux ; & que les deux grands intérêts
de la Tragédie , la-eompaflion & la terreur j
naiffent" des grandes Calamités : il femble que
l ’I ta lie , dans les temps défaftreux qui avoient
précédé la renaiffance des Lettres, ayant été , prefi-
que fans relâché , un théâtre fanglant de difeorde,
de guerres politiques & religieufes, étrangères &
domeftiquès , de haines & de fa étions, de {éditions
, de complots, & de crimes ; la Tragédie ,
dans aucun pays ni dans aucun fiècle , n’a dû
trouver un champ plus vafte & plus fécond. De
tous les pays de l ’Europe , l ’Italie eft pourtant
celui où elle a eu le moins de fuccès,. jufqu au
temps où elle y a paru fécondée par laMufique;
& alors même , ce n’a pas été-dans 1 Hiftoire moderne
quelle a pris fes fujets. Une Angularité fi
frapante doit avoir fes oaufes dans la nature ; & les
voici.
Point d?effort de génie fans émulation ; point
de progrès dans un a r t, fans un concours d’artïftes
animés à s’effacer les uns les autres. Or le concours
des . poètes dramatiques & leur émulation
fuppofent des théâtres élevés à leur glo ire , &
j Un peuple nombreux, paflionné pour leur a r t ,
affenablé pour les applaudir. Ce n’eft pas affez
qu’un Sénat, comme celui de Venife , ou qu’un
Souverain , Gomme un duc de Florence, de Man-
tou e , deFerrare, favorife un art tel que la Tragédie
, pour en obtenir des fuccès : combien de
pays en Europe où les rois font les frais dua