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» entrevoir la partialité des pallions, nous attachent
» encore à leurs récits,’lof(que nous les ‘foupçon-
» nons d'altérer la vérité ».
Ce n’eft donc qu’avec défiance & beaucoup de
précaution que l’hiftorien doit lire & confuller les
.Mémoires qu’on lui tranfmet. Ils'font écrits par
des témoins, mais par des témoins intérefles &
fouvent reçu fables. Les confronter avec eux-mêmes,
les uns avec les autres, & chacun avec tous; en.-
étudier le caractère 8c l’art ; ’ choifir avec difcer-
nement les mieux inftruits & les. plus' finèêres ;
examiner quel fentiment, quelle opinion les demi
noit , de quel oeil ils ont. vu les hommes &
les chofes, en quoi leur jugement a été libre
de faveur 8c de naine , en quoi il a été prévenu
& féduit ; quels motifs d’adulation , d’inclination ,
d’amour propre , ils pouvoient avoir d’altérer , de
déguifer les faits, de colorer les uns & de noircir
les aütres , d’atténuer ou de gvoffir ie; mal , d’exagérer
, de-déprifèr le bien, de glifferd’appuyer
lur le blâme ou fur la louange : e’eft Tunique
moyen dé n’etre pas furpris, ou de l'être plus
rarement par . des relations infidèles. On doit
prendre garde furtout de ne pas fe lai fier féduke
par -cet air de fincérité, qui accufe quelques torts
légers pour en pallier de plus graves, & qui
accorde au mérite quelques éloges vains pour
fe donner le droit de le calomnier. Enfin, lors
même qu’on n’a pas à douter de la bonne foi
de l’écrivain, Ton doit fans ceffe épier.en lui cet
intérêt perfonnel 8c furtif, qui fouvent fe cache
aux ieux même de celui qu’il obsède , & qui le
rend injufie à fon. infu* j’ai vu des Mémoires ou un homme religieux , & qui fe croyoit la vérité
même, nvaiheureufementdominé-par des ions perfonnelles, a répandu des flots de fiel &av édre
venin,
C’eft une fraude répréhenfible que de publier,
fous le nom des perfonnagés les plus illulires, ce
que l’on ôfe appeler leurs Mémoires ,* & il feroit
bien à fouhaiter que le foin de leur renommée
leur fît prendre celui de les rédiger de leur prompte
main. Combien ceux de Turenne , par exemple
, & d’Eugène féroient précieux, s’ils étoient
authentiques ! & quel'préfènt le grand Condë',
Luxembourg , Créqui, Catinat, n’auroient-ils pas
fait à la. poftérité, fi , comme Montluc & Rohan,
Montécuculli & Barwick, ils avoient décrit leurs
campagnes ! Si nos' Généraux ont étudié avec tant
de fruit les relations dé Polybe- & les Mémoires de Céfar ; fi, dans la ta&ique & dans la difçi-
pline , ils ont profité de l’expérience des grecs &
des romains ; s’ils ont favamment employé les manoeuvres
d’Aratus , de Cimon , de Philopémen ,
d’Épaminondas , de Pyrrhus, de Sylla, de Fabius,
& d’Annibai ; fi, dans les campements ,
les marches, Tordre & l’appareil des batailles,
les mouvements & les évolutions des armées, fi,
dans tous les détails enfin de la fciencè militaire ,
ils fe font inftruits à l’école de ces grands «api-
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tàirres, malgré la diftance des lieux 8c la différence
des temps, foit du côté des hofnmes. foit
du côté des armes : combien plus lumineufe n’eût
pas été pour eux , par fa proximité, l’expérience
des Généraux , qui, dans les mêmes temps , avec
les mêmes armes,, fur le même terrein , leur
avoient comme tracé leurs camps , leurs routes,,
leurs campagnes ; leur avoient indiqué les poftes
les plus sûrs ou les plus périlleux , le plus ou
moins d’avantage despofitions qu’ils avoient prifes,
des lieux qu’ils avoient occupés ?..
Dans cette partie , THiftoke générale ne peut
jamais qu’imparfaite ment fuppléer aux Mémoires particuliers ; & c’eft furtout par lçs détails; dont
elle feroit furchargée', que les exemples & les laçons* d’un art fi compliqué peuvent avoir toute leur étendue
8c toute leur utilité.
S’il eft vrai, comme ite l’ai dit en parlant de
THiftoire , qu’elle n’a point’de ftyle qui lui foit
exclufivement propre, & frfon langage varie comme
les fujets qu’elle traite ; à plus forte raifon leftyle
des Mémoires particuliers & perfonnels n’aura-t-il
point de ton ni de couleur invariable*
Les Commentaires de Céfar font Texpreffion
la plus naïve du caractère- de fon âme. Il s’y
montre fi fupérieur a toute vanité, fi étranger as-
fa propre gloire, qu’on a peine à croire que ce
(bit lui qui ai( parlé de lui-même avec tant de
fimplicité. Dans, les périls les plus preffants , dans;
les réfolutions les plus audacieufes ,/dans les moments
oii il y va* de fa fortune & de celle du
monde, il a l’air impailible & inaltérable d’un-
Dieu. C’eft là le llyle' qui convient à des M é m
oires militaires: car celui qui , dans fes relations,
n’eft pas capable de ce fang froid ,, l’aura
èu difficilement dans l’attaque & dans la mêlée-
Raconter fimplement & mode fte ment. de grandes-
chofes'; parler de fes fautes & de fes • revers avec
la même ingénuité que de fes plus heureux exploits
, & de fon ennemi avec1 autant d’impartialité
que de foi-même ; laifler douter lequel des
deux a fait le récit de Taétion r ou plus tôt donner
à penfer que ce récit ne vient ni die l’un ni de'
l’autre , mais d’un témoin fidèle & défîntérefle .*•
tel eft le mérite éminent des Mémoires d’un homme
de guerre.
Il en eft à peu près de même des relations
qu’un homme d’Etat nous fait de fà conduite ou
des évènements qui fe font paffes fous fes ieux.
Tout y doit refpirér cette modération qui eft là-
dignité d’un miniftre. Au milieu de l’agitation &
du tumulte des affaires, on aime â voir dans fprà
efprit le même calme que fur le front d’un bon
pilote au milieu des orages ; & c’eft à lui furtout de
s’appliquer ce précepte d’Horace :
Æqnàm memento rebus in arduis
Servare mentem, non fecùs in bonis*
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Mais ce que j’ai dit de la gravité de Thifto-
FÎen , je le dirai de même de la dignité de l ’homme
d’État : elle n’exclut ni le fentiment, ni l ’ex-
preflîon modérée de l ’intérêt public ; & l ’équité,
l ’humanité , l ’amour du bien , comme infus dans fon
ftyle , en feront l’attrait & le charme.
A l'égard d,es - Mémoires , où , fans attention
pour ces convenances de mcèUrs, l ’auteur n’aura
voulu qu’o;bék à fon propre génie ; le ton , le
ftyle , la couleur , tout doit s’y reffenlir & de
fon caractère 8c delà fituation ou étoient fon efprit
8c fon âme. De là une variété infinie dans ce
genre d’écrits , lorfqu’ils font naturels ; & ils le
font prefque toujours, par une raifon bien fen-
fîble : ôn y parle de foi ; & c’eft dans Tainour-
propre que le naturel fe décèle , lors même qu’il
veut fe cacher. Rien donc ne fera plus- facile que
de démêler , dans des Mémoires , quel efprit les
aura didés, quel motif les aura fait écrire, 8c
quel fentiment , quelle paflîon aura dominé 'dans
l ’écrivain, Si c’eft la vanité , il attachera de l ’importance
aux intérêts les plus futiles, dès qu’ils
lui feront perfonnels : fi c’.eft l ’orgueil, il ra-
baiffera tout ce qui peut lui faire ombragé, 8ç
réfervera fes éloges pour la médiocrité dont il
n’a rien à craindre , ou pour un mérite qui n’entre
avec le fien dans aucune'rivalité : fi c’ eft l’envie.,.
toute efpèce de gloire, de fuccès , de profpérité
lui fera importune; il ne fouffrira-point que de
belles actions foient fans tache ; il cherchera, ou
dans le fond de l ’âme , ou dans l ’intérieur de la
vie privée d’un homme illuftre, des foibleffes- à
révéler; & dans tout-ce qu’il y a de plus généreux
8c de plus magnanime , i l épiera quelque motif
fecret de perfonnalité & d’intérêt qui le ravale;
il voudroit ternir le foleil : fi c’eft la haine ou
la vengeance , on le verra tantôt flatter & parer,
fa vidinie ,avant de l ’immoler, vanter quelque,
foible mérite, quelque talent fans importance ,
quelques formes fuperficiell.es, & puis , fous ces
dehors , montrer les "qualités les plus aviliffantes ,
les vices les plus odieux ,• tantôt, plus violent &
moins perfide , infulter, outrager la cendre de
fon ennemi , & fecouer toute pudeur pour démentir
les faits , la renommée , & l ’opinion de
tout un fiècle. Avec la même facilité on recon-
noitra l ’homme qui aura porté à la Cour un génie
étroit & une âme fervile ; on le reconnoitra ,
dis-je , à fon attention pour les menus détails
de -Tétiquette & -de l ’intrigue ; on reconnoitra
l ’homme chagrin que la Cour aura rebqté, à la
fo-mbre mifanthropie , qui lui fera déprifèr ou,
blâmer tout ce qu’ on aura fait fans lui , & n’attribuer
les malheurs du temps -qu’aux artifans
de fon propre malheur & aux caufes de fa dif-
grâce. Au contraire, l ’homme vendu au crédit &
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à la fortune, fe trahira par toutes les baffe fies de
la complaifance & de Tadulation. Enfin l ’homme
immoral, aux ieux duquel rien n’eft important
que l ’utile, 8c qui regarde 8c le jufte & l ’honnête
comme des règles à preferire' & a ne sim-
pofer jamais , décèlera fon caractère par fon mépris
pour la (impie droiture , & par fon admiration
pour Tadrefie & l’habileté. Ecoutez-le^ 8c voyez
quel, fera l ’objet qui aura captivé fon eftime : ce
fera le fourbe profond qui aura fu le mieux intriguer
à la. Cour ou gagner la faveur du peuple,
en impofer aux gens- de bien, tromper les
plus habiles, furprendre les plus fa g es ,. s ihfinuer
8c s’introduire dans la confiance des Grands, en
abufer à fon profit, employer à propos la baf-
feffe & Tâudacé, la calomnie ou Tadulation , 8c
ne rougir de rien, que d’échouer dans fes entre-
prifes devant un plus fourbe que lui.
Si des Mémoires prennent l ’empreinte d’un
caractère vicieux , ils ne ' reçoivent pas moins
celle d’une âme honnête & vertueufe ; & le com^
niun fymbole dej ceux-ci fera la probité. Mais
I quoique la probité foit une , elle fe^ modifie encore
félon la trempe de- Tefprit & de l’âme.
L ’homme de bien, dans fon témoignage, ne dira
que ce qu’il aura vu ; mais les témoins même les
plus fidèles n’auront pas vu la même chofie , ou
11e l ’auront-pas vue avec les mêmes ieux. Le moment
ou la pofition , telle circonftance échapée
ou faifie, un mot bien ou mal entendu, peut
faire feul que deux témoins diffèrent. Rien de
plus ingénu que les Mémoires de Montpenfier;
rien de plus fîncère que ceux de Motteville; & fouvent
l ’une blâme ce que l ’autre a loué.
Dans la manière de s’affecter .de ce qu’on v o it ,
les différences ne font, pas moins fenfibles; & c’eft;
la principale caufe de la diveiïïté des ftyles. Sup-
polez des témoins egalement fincères , également
inftruits, mais diverfemenc organifés' : le- même
évènement confterne l’un , foulève l ’autre ; 11’inf-
pire à celui-ci qu’une molle trifteffe , pénètre
celui-là d’une douleur vive & profonde ; 8ç leur
manière de le raconter- fe réffent de ces impïeffions.
Je crains bien moins ceux qui roiigiffent que ceux
qui pâliffent, difoit Céfar. Celui qui aura rougi
- de- colère fera véhément dans fa narration , celui qui'
aura pâli d’horreur fera terrible dans fes peintures.'
Mais chacun aura, dans fon ftyle, l ’ intérêt'de la
vérité 1 f i , librement & de bonne foi , il a laifTé:
couler fa plume , fi fon langage porte l ’empreinte^
de fon efprit & de fon caractère, & fi, dans'toutes
les fituations, il fe peint tel qu’i l a été , ne difant
que ce qu’il avu , & fans vouloir nous affeéter Tde
fes récits , plus que l ’objet préfent n’aura dû l’affectes
lui-même, (M. M armqm t e l . ) :’