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images & les mouvements. dè l’âme s’y fùçcèdent
rapidement , ; mais fans aucun défordre ; & dans
celles où le poète affe&e du- délire, Juftum &
tenacem, & c , Defcende coelo, & c , c’eft plus
tôt le délire d’une imagination exaltée , que celui
d’une âme profondément émue.'Or c’eft ici l ’ efpèce
d Enthoujîafme le plus favorable au génie & le
plus fécond en beautés,
L ’Enthoujîafme, dans l ’écrivain , eft donc un
délire fattice, ou une paffion volontaire un délire
, lorfque, par l ’attention & la- contention de
l ’efprit, on fe frape foi-même de l ’image de fon
objet prefque auffi vivement & auffi fortement, qu’on
le feroit de la réalité ; une paffion , lorfqu’en fe
pénétrant de la' fituation , du caractère, des fenti-
ments du perfonnage qu’on fait agir & parler ou
à la place duquel on fe met foi-même,, on parvient
à lui reffembîer comme fion avoit pris fon âme.
J’ai entendu dire au fameux comédien Garrick ,
qu’à Londres,, à l ’hôpital des fous, i l avoit vu
un malheureux père , dont toute la folie confiftoh
à fe retracer fans ceffe le moment où , du haut d’un
balcon , en jouant avec fon enfant qu’il tenoit dans
fes bras , il l ’avoit laiffé tomber dans la rue &
l ’avoit vu écrafé fous fes ieux. Il cro_yoit le tenir
encore : i l le preffoit contre fon fein , le regar-
doit de l ’oe il le plus tendre , lui fourioit, le ca-
reffoit; & tout à coup, par un treffaillement ter-
jdble , exprimant l ’a&ion de la chute, il jetoic un
cri déchirant & s’abîmoit dans, fa douleur. Cette
pantomime, que le malheureux répétoit à toutes
les heures , & que Garrick imitoit fi bien qu’on
n’en pouvoit foutenir la vue, nous fait fenîir
combien 1 'Enthoujîafme peut reffembîer à la folie.
Car c’ eft prefque ainfi que le poète s’affeâre de ce
qu’il veut feindre; & fon E nth oufiafme_ eft pour
le moment une affeétion prefque auffi profonde
que fi la caufe en étoit véritable. Il eft ému , faifî,
tremblant ; fon coeur fe ferre , fes larmes coulent,
j l frémit d’horreur , i l s’enflamme ou de colère ou
de vengeance, il fe tranf|>orte d’indignation , il
êft fuffoqué de douleur; rien de tout ce qui l ’environne
ne le diftrait, ne le d.étrompe ; fon âme
<eft toiite à fon objet; & cette fixité d’idée, cette
tenfîon de tous lés organes du fentiment occupés
d’un objet unique, cette fituation , dis-je, fi elle
étoit continue & indépendante de fa volonté “ne fer oit-
autre chofe que folié ou fureur.
L e peintre Vernet, fur un vaiffeau battu d’une
horrible tempête , s’étant fait attacher au mât, &
tout occupé à demner le mouvement des vagues,
leurs replis , leur écume , & les feux de la foudre ,
qui, à filions redoublés, déchirôient le fein des
nua'ges , ne eeffoit de crier à chaque inftant : A h !
que cela e ft beau ! tandis qn’autour de lui tout
frémiffoit du danger qu’il ne voyoit pas. Telle eft
la préoccupation de l ’efprit dans Y Enthoujîafme : -
celle de l’ame eft encore plus forte; & c’eft de
çette illufion profonde & abfoibante que fôrtent
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ces grandes penfées, .ces mouvements extraordinaires
& pourtant naturels , ces traits inouïs Sc
fublimes, dont la vérité nous faifit & nous pénètre
en même temps que leur nouveauté nous étonne,
& qui font les prodiges du génie inventeur.
T e lle devoit être la fituation de l ’âme de Milton
, lorfqu’il fefbit dire à Satan , parlant de Dieu :
IL nous a rendus f i malheureux, que nous n a -
vous plus à le craindre. I l eft le Dieu du bien ,
6* moi j e ferai le Dieu du mal. Il falloit être
Satan lui-même par la penfée, pour inventer fon
imprécation au Soleil; il falloit le voir, comme
réellement fortir de l’abîme enflammé , pour le
peindre élevant fo n front cicatrifé par la foudre.
Mais fans parler d’un merveilleux auffi tranf-
cendant & auffi rare , il falloit être Camille elle-
même,pour inventer fes imprécations ; Orofmane ,
pour exprimer les tranfports de fa jaloufîe ; Her-
mione , pour s’agiter de ces mouvements tumultueux
d’amour, de dépit, de vengeance, & de douce
compaffion.
Ou fuis-je? qu’ai-je fait? que dois-je faire encore?
Quel tranfporc me faifit ? quel chagrin me dévore î
Errante & fans deflein, je cours dans ce palais:
Ah ! ne puis-je fâvoir fi j’ aime ou fi je hais î
Le cruel! de quel oeil il m’a congédiée/
Sans pitié, fans douleur au moins étudiée !
Ai-je vu fes regards fe troubler un moment*
•En ai-je pu citer un féül gémifTemcnt?
Muet à mes foùpirs 3 tranquile à nies alarmes,
Sembloit-il feulement qu’il eût part à mes larmes?
Et je le plains encore ! & pour comble d’ennui,
Mon coeur , monlâche coeur s’intéreflè pour lui!
Je tremble au feu! penfer du coup qui le menace ;
Et prête à me v e n g e r je lui fais déjà grâce ! .
Non , ne révoquons point l ’arrêt de mon courroux ;
Qu’il périffe : auffi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe & fe rit de pa rage ;
Il penfe voir en pleurs diffiper =cet orage j
Il croit que , toujours foible & d’un coeur incertain,
Je parerai d’ un bras les coups de l’autre main.
Il juge encore de moi par mes bontés paflées.
Mais plus tôt le perfide a bien d’antres penfées :
" Triomphant dans le temple , il ne s’informe pas
Si l’on fouhaite ailleurs fa vie ou fon trépas j
Il me laifle, l’ingrat! cet embarras funefte. '
Non n o n , encore un coup ,.laiflbns agir Orefle.
Qu’ il meure, puifqu’en fin il a du'le prévoir;
Et puifqu’il m’a forcée enfin à le vouloir.
A le vouloir !.. Eh ! quoi ! c’eft donc moi qui l’ ordonne ?
Sa mort fera l’effet de l’amour d’Hermione !
Ce prince, dont mon coeur fe fefb'iFâut-refois
Avec tant de plaifir redire les exploits ,
A qui même en fecret je m’écois deftinée
A v an t'q u ’on eût conclu ce fatal hymenée !
Je
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Je ft’ai donc traverfé tant de mers,Que pour venir tant d’États, - fi loin préparer fon trépas, L’affalfiner , le perdre ? &c.
On femble avoir, dans tous les temps, réfervé
Y Enthoujîafme à la Poéfle. Mais l ’orateur af a-t-ii
jamais lui-même aucune illufion à fe faire, aucun
perfonnage à revêtir qui n è’. foit pas le fien ? Et
lorfque, chargé dè la caufe d’un malhèüréiix , il
va exciter en fa. faveur l ’indignation , la ■ c'om-
paflion, ou d’un juge ou de tout un peuple , eft--
il naturellement allez ému ? l ’eft-il comme i l le
veut pafoître ? & n’a-t-il jamais b e foin lui-même
de fe transformer, comme le poète, pour fe mettre
à la place de fon client? La péroraifon pourMi Ion
n’eft-elle pas une (cène auffi artificiellement conçue
que celle de Priam aux pieds d’Achille ? & pour
iécr*re avec tant d’éloquence, n’a - t- il pas fallu
que Cicéron ait fu s’affecter , s’émouvoir , fe
paifionner, ainfi qu’Homère ? Éprouvoit-il, dans
l’état naturel de fon efprit & de fon âme , tous les
mouvements qu’il exprime ? & dans cette fuppofi-
■ tion fi éloquente, où il introduit Milon, s’écriant:
« O u i, Citoyens, c’eft moi qui ai tué Clodius;
» fes fureurs, quel nous n’avions pu réprimer/ni par
» nos lo is , ni par la févérité de nos jugements ,
» ce fer. & cette main les ont écartées de vos
» têtes. C ’eft par moi que le droit, l ’équité , les
» lois , la liberté, la pudeur , l ’innocence font
» en sûreté dans notre ,ville ,. &c >>. Lorfque ,
s’adreffant aux chofes faintes que Clodius avoit
violées , il s’écrie : et C ’eft vous que j’attefte &
» que j’implore, Collines des albains, Bois façrés,
» Autels antiques 8c toujours révérés , que, fa dé-
» mence a renverfés & détruits, pour élever fur
» vos ruines lés monuments de fon luxe infénfë ».
Lorfqu’il met en fcène fon client , & qu’il le fait
parler avec une^ dignité fi touchante , ou qu’il
prend lui - même la place de Milon , & femble
vouloir fe dévouer pour lui : Nunc me unà coh-,
folatio fuftentat, quod t ib i, T. A n n i , nullum
a me arnoris, nullum ftudii , nullum p'ietatis
officium defuit. Ego inimicitias potentium pro
-te appetivi : ego meum foepe corpus & vitam ob-
je c i armis inimicorum■ tuorum : ego me plurimis
pro te fupplicem abjeci : bona, fortunas medts
ac liber orum meorum in communionem tuorum
temporùm contuli. Hoc denique ipfo die , f i qua
vis eft par ata , f i qua dimicatio capitis futura ,
depofeo. Quid jam reftatl quidhabeo quod di-
£am , quod faeiam pro tu,is in me meritis, nifi
ut eam fortunam , quæcumque érit tu a , ducani
meam ? Non reeufo, non abriuo ; vofque obfeàro,
Judices , ut veftra bénéficia , quoe in me contu-
liftis , aut in hujus falute augeatis , aut in
ejufdem exitio occafura ejfe videatis. Peut-on ,
dans ces images 8c dans ces mouvements* méconnaître
pette atlion de l’âme fur elle-même, & cette
feculté qu elle a d’exalter fes fentiments & fes pen-
fees , qui eft le cara&ère de Y Enthoujîafme ?
Qramm. e t L i t tér a t , Tome III.
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Il eft bien vrai que, dans le poète , il n’a qu’uu
objet fantaftique & qu’il fuppofe l ’illufion ; au
lieu que, dans l’orateur , c’eft la réalité, c’eft la
vérité qui l ’anime : mai» foit la vérité, foit la
feinte, ni Lune ni l’autre ne produirôient dans la
penfée & le fentiment ce degré d’énergie , de chaleur,
& de véhémence, fans l ’attention profonde
que le génie & l’âme donnent à leur objet lorfqu’ils
veulent s’en pénétrer.
U Enthoujîafme eft donc volontaire dans l’orateur
. comme daps le poète ; & l’orateur lui-même
a fouvent befoin , pour fe rendre préfente la vérité
dans toute fa force, de réaliler, comme le
poète , l ’objet de fa penfée , ,ds croire voir ce
qu’il ne voit pas , d’animer ce qui ne peut l ’être ,
de revêtir un cara&ère qui n’eft pas le fien, dern*-
prunter une âme étrangère , en un mot , de fie
transformer ! par un effort d’illufion qui ne'diffère
plus en rien de Y Enthoujîafme poétique.
Que fi l ’on veut, pour lé mieux concevoir ,
s’en faire une image familière, on n’aura qu’à fe
rappeler ce qu’on a cent fois éprouvé foi-même
au fpeéàaçle. Dans l’iilufion .où l’on eft plongé ,
on oublie prefque abfolument tout ce qui pourroit
là détruire; on eft tranfporté en idée dans le lieu
de la fcène ; on fe croit préfentà i’aélion : ce n’eft
plus i’aftrice & i’a&iur que l’on voit; c’eft Cléopâtre,
Antiochus , Rodogune; on croit même voir le
poifon dans la coupe ; on frémir au moment où.
Antiochus l ’approche de fes- lèvres ; & ceux q u i,
comme les enfants, ont l ’imagination plus vive ,
font prêts à lui ; crier que la- coupe eft empoi-
fonnée. La même chofe à peu près arrive autour
de la chaire d’un orateur, lorfque , par des figures
hardies & frapantés, il rend comme préfente aux
ieux quelque vérité redoutable. Lorfque Maffillou
prêcha pour la première fois fon fameux fermon
du petit nombre des élus, i l y eut un endroit ,
dit Voltaire , où un tranfport de faififfement s’empara
de tout l ’auditoire; prefque . tout le monde
fé leva a moitié par un mouvement involontaire,
le murmure d’acclamation & de furprife fut fi fort,
qu’il, troubla l’orateur.
Or cette préoccupation prefque abfolue de la
penfée , cette émotion profonde dès efprits & de
l ’âme , que vous caufe l ’impreffion de la vérité
que le poète repréfente , ou de la vérité que
1 orateur exprime , fuppofez - la dans le poète,
dans l ’orateur lui-même J au moment qu’i l com-
pofe & qu’il s’eft pénétré de fon’ objet ; c’eft ce
dernier degré d’illufiôn que l ’on appelle Enthou-
fîafm e , & il s’opère à peu près de même. Car
on peut alors confidérer l’imagination de l ’auteur,
comme le théâtre où le tableau fe peint, où l ’action
fe repréfente ;& fon âme , comme le fpeéta-
teur qui fe livre à l ’iilufioB & qui s’affeéte vivement
des paflïons qui animent la fcène. Ainfi , dans
ces moments p l ’homme de génie eft comme double;
& il reffemble au fculpteur de la Fable , à la foi$
trompeur & trompé.