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Que le caractère du peuple eft uniforme dans les
pays du defpotifme, & qu’il eft multif orme dans
les pays de liberté :
Si l’on difoit qu’un homme déshonoré , mais impudent
, lève un front débouté mée : contre la renomSi
l’on difoit,
Les temps calamiteux font Féconds en grands hommes ;
Qu’attendez-vous d’un homme oublieux des bienfaits î
L e Ciel enfin pour nous fera-t-il exorable?
II parvint à la gloire à force de labeurs .
Refpirer la fraicheur des ombreujes vallées ;
Les vents bruyoient au loin dans les forêts profondes.
Ils ont de leurs dijcords fatigué l’univers
De fes rais argentés, Diane fe couronne ;
Les épis ondoyants commençaient à blondir :
Parleroit-on une langue étrangère? ne feroit «on
pas entendu^? ne le feroit - on pas même avec
le plailîr qu’on éprouve à retrouver des biens que
1g roent técsr»oy, oit perdus , & qu’on a long t-e-mrifpfs reMais
un tort bien plus férieux & d’une confé-
quence plus étendue , que font à la langue les lois
prohibitives de l ’Ufage, c’eft de la dégrader, &
de rendre inutile au langage noble & foutenu la
meilleure partie de fes richeffes. Les bons écrivains
la décorent de nouvelles tranflations de mots & de
nouvelles alliances ; mais Ion vrai fonds, les termes
propres , fes analogues , fes fynonymes, fes diminutifs,
fes primitifs , fes dérivés, &, fi j’ôfe le dire
enfin , fes richeffes de première néceflïté périffent
tous les joùrspour l’orateur & le poète : or ce feroit
à conferver cette partie fi précieufe du langage de
ltao uPs oféesf ifeo&indse. l’Éloquence, quon devroife-donner
Une communication habituelle entre les différentes
claffes de la fociété, fait que la langue du
peuple dérobe tous les jours quelque chofe a celle
d’un monde plus cultivé ; & celle-ci, pour le dédommager
, ufurpe aufiï tous les jours quelques
termes du langage plus relevé de l’Éloquence &
de la Poe fie. Ainfi , par degrés, l’héroïque devient
familier , le familier devient populaire : en forte -
que la langue écrite -eft, à l’égard de la langue
4ifuel.le , comme une île au milieu d’un fleuve, qui
la ronge infenfiblement & finira par la fubmerger.
la Claen qguu’eH ;orace a dit de la vje, on peut le dire de
/«Tous les ans , dans leurs cours, nous font quelques larcins».
Le terme propre eft devenu commun ; le tour
naturel^ eft ufé ,• l’épithète la plus hardie & la plus
forte n’eft plus qu’un mot parafite & vague; l’ex-
preffion figurée eft ternie; l’élégance a perdu là
fleur ; & fi l’on veut donner au ftyle un peu d’éclat,
il faudra bientôt tirer de loin des mots auxiliaires,
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accumuler des métaphores, enfin le rendre étrange ,
de peur d’être commun en ôfant être naturel.
Que faire donc pour retarder au moins cette dégradation
fuccelfive & continuelle ? Oppofer à
13 (7 (âge la même force de réfiftance pour retenir
ce qu’il veut rebuter, qu’on lui oppofe' quelquefois
pour rebuter ce qu’i l veut introduire. Ne voit-on
pas quel eft le fort de ces mots aventuriers, dont
parle L a Bruyère, qui courent le monde pour
tentèr fortune, & qui, après une vogue éphémère,
lont délaiffés & tombent dans l’oubli ? Pourquoi
donc, -fi le bon efprit & le bon goût font périr
les mots qu’ils dédaignent, n’auroient - ils pas le
droit de faire vivre les mots qu’ils auroient adoptés,
fi ces mots ont de l ’harmonie, de la clarté , de la
couleur , & une nobleffe naturelle, je veux dire de
1 analogie avec des idées & des images nobles, fans
nulle affinité avec des objets rebutants?
Le peuple , dit-on, s’exprime ainfi. Eh bien, alors
le peuple s’exprime noblement. Où en ferions-
nous fi l ’écrivain , même le plus élégant, ne devoit
rien dire comme le peuple? Une grande partie de
la langue eft commune à tous les états ; & cette
efpèce de domaine public eft plus ou moins étendu,
félon le caractère & l ’efprit de la multitude. Le
peuple d’Athènes parlo£it la langue de Théophrafte,
& croyoit même la parler mieux que lui. Le peuple
romain, du temps de Scipion , ne parloit pas
la langue de-Térence; mais avant même le règne
d’Augufte , il étoit, en fait de langage, fi difficile
& fi levère , qü’il intimidoit fes orateurs. Le peuple
de Tofcane parle aujourdhui l ’italien le plus pur.
Les payfans de la Caftiile parlent leur langue dans
toute fa nobleffe. Par quelle vanité voulons - nous
que, dans la nôtre , tout ce qui eft à l ’ Ufage du
peuple contracte un cara&ère de baffeffe & de vileté?
Faut-il qu’une reine dife bonjour en d’autres termes
qu’une villageoife ?
Partout fans doute, & dans tous les temps, il
y a des façons de parler qu’il faut laiffer au peuple,
& qui n’apartiennent qu’ a lui , parce qu’elles font
analogues aux idées qui lui font propres, & qu’elles
tiennent à fes coutumes, à fes travaux, ou à fes moeurs:
mais ce qui n’a pas ces raports exclufifs, & qui n’a
rien de rebutant ni pour l’efprit ni pour l ’oreille,
apartietit à toute la langue.
Quel fera donc , dira quelqu’un, le caractère
diftinétif du langage élevé, du haut ftyle? Une
réferve femblable a celle que je viens d’affigner au
langage du peuple, c’ eft a dire, un grand nombre
de termes & d’images exclufivement analogues aux
moeurs, aux habitudes , à la façon de voir, depenfèr
& d’agir des hommes d’un rang élevé. Mais à cet
apanage réfervé à leur claffe , elle joindra la jouïf-
fance de tout le domaine commun , d’oû la vanité
veut l'exclure , & qu’une fauffe délicateffe lui con-
feille d’abàndonner.
QuoiJ parce que le peuple dit tous les jours :
Comment faire ? vous fave\ fa coutume ; pouffer
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about quelqu*un ; être inflruit de ce qui fe pajfe;
prendre fon chemin vers un endroit: parce qu’il
dit , vous ' qui parle\ pour lui; attendrait - i l
f i tard ; prene\ votre parti ; & mille chofes qu’on
ne peut dire autrement que le peuple , (ans les
dire plus mal que lui ; faut-il pour cela que ces
façons de parler, fimples & naturelles, foient interdites
à la Pôéfie? Falloit-ii que Racine (de qui
je les •emprunte ) fe les; refusât au befoin ? "Ne
voit-on pas qu’entremêlées avec des termes & des
images d’un ton plus haut, elles donnent au ftyle
un air de vérité , de naïveté , qu’il n’auroit pas
s’il étoit plus tendu? C’eft l ’artifice qu’Ariftote
enfeigne aux poètes pour fauver l ’invraifemblance du
merveilleux, que d’y mêler des chofes fimples &
communes, afin, d it- il, que la croyance accordée
à ce qui eft. naturel, fe communique à ce qui ne
l ’eft pas. Il en fera de même de la vraifemblance
du langage , fi le naturel s’y marie avec le rare &
le merveilleux.
Qu’on affeéte au contraire de fe tenir fans ceffe
au deffus du ton familier, bientôt on ne. parlera
plus que par figures accumulées ; & la langue
écrite le fera fi artiftement & fi pompeufement ,
qu’elle ne fera plus aucune illufion. I l fa u t, nous
dit Voltaire, qicune métaphore fo it naturelle ,
vraie, iumineufe ( & il ajoute), & quelle échape
•à la paffion. Or comment peut - elle pàroître
échaper à la paflion , fi la pamon en eft prodigue,
•& fi fon langage n’eft qu’un amas de figures accumulées
& de termes évidemment recherchés & tirés
de loin ?
L ’expreftion ne doit jamais être plus fimple que
lorfque la penfée ou le fentiraent eft fublime : or
tout ce qui eft fimple dans une langue y devient
néceffairement familier par le progrès de l ’imitation.
L ’on voit même que parmi nous , foit au Théâtre,
foit dans les livres , foit dans le monde , le peuple
a déjà pris les expreffions les plus fortes de la Poéfie
& de l ’Éloquence ; un accident le fait frémir ; une
calomnie lui fait horreur ; un caraétère lui paroît
odieux , déteflable , atroce ,* un artifan eft defolé,
âéfefpéré de s’être fait attendre; i l eft pénétré, confondu
, inconfolable, &c. Il ne faut donc pas s’imaginer
que tout ce qui devient familier au peuple foit
populaire ; & en dépit de l ’ Ufage & de fes abus, la
langue noble a droit de conferver, non feulement ce
qui lui eft propre, mais ce qui doit lui être commun
avec tous les autres langages.
Cependant l’art d’écrire, comme tous les arts
d’agrément, doit s’occuper du foin de plaire à ce
Public qui s’eft rendu l ’arbitre de la langue. Il
cflf donc inutile d’examiner , me dira-t-on , fi le caprice
& lafantaifie, ou la réflexion & le goût, préfi-
dent à fes décifions ; & dès que la langue eft l ’inftru-
mçnt des arts deftinés à lui plaire, il faut la parler à
fon gré.
C ’eft là , je crois , l ’obje&ion la plus forte qu’on
puiffe faire en faveur de l ’ Ufage ; & je conviens
G r a m m . e t L i t t é r a t . Tome III.
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qu’elle eft fans réplique pour les ouvrages dont le
fuccès dépend de l’émotion fimultanée du Public
affemblé : car dans ces affemblées l 'Ufage eft
dans toute fa force & dans la plénitude de fon autorité
; il y décide , & ne raifonne pas ; & il falloit
toutl’artde Racine, tout l’afcendantde Boffuet, pour
rifquer au Théâtre & dans la Chaire d’éloquentes
témérités.
Mais hors de là , & dans des écrits jugés par des
lecteurs ifolés & tranquiles , pourquoi , fi l’on eft
sûr d’avoir pour foi laraifon & le goût, n’ôferoit-on
parler d’après foi-même & pour le petit nombre ?
L 3Ufage, comme l ’opinion , exifte, fans que l ’on
puiffe dire quelle en eft l ’origine ni quelle en fera
la durée. C’eft une affimilation de langage, comme
l ’opinion eft une affimilation d’idées, l’une & l ’autre’
le plus Couvent fortuite & paffagère , fans autre
caufe que l ’exemple, fans autre lien qu’une adhéfîon
fuperficielle des efprits. Si donc l ’homme qui veut
penfer avec une liberté fage, commence par fe
dégager du pouvoir de l ’opinion , & ôfe lui-même
s’en rendre juge ; pourquoi l ’homme qui veut écrire
avec une noble franchile , ne commence-1-il pas de
même par foumettre l ’ Ufage à fon propre examen ?
Comment veut-on que la parole fuive le vol de la
penfée , f i , tandis que l ’une fera libre , l ’autre eft
chargée de liens ? Cela me rappelle un emblème, oü.
un aigle attaché à un vieux tronc de chêne, s’efforçoit
de prendre l’effor ; fes aîles étoient déployées,- mais
fon corps étoit enchainé.
Lorfque le goût du temps a paru aux hommes de
génie dans tous les arts, ou trop timide ou trop
friVole, qu’ont fait ces grands artiftes ? Ils fe font
recueillis , retirés de leur fiècle, & fe font mis
devant les ieux les grands exemples dupaffé, pour
être dignes, en les imitant , des fuffrages de l’avenir.
Pourquoi donc l’ écrivain folitaire & indépendant,
qui ne fera jamais livré au mouvement de la multitude,
& qui n’aura pour juge qu’un leéleur ifolé
& folitaire comme lu i , n’auroit - il pas le même
courage que le peintre & que le ftatuaire a dans fon
atelier ? Son ftyle y prendra , je le fais , un caractère
un peu fauvagé ; mais je fais bien auffi qu’il
en aura une vigueur plus mâle, une vérité plus naïve,
enfin plus d’abondance , plus de sève, & plus de
faveur.
J’entends ici les vrais amis du goût & les zélés
confervateurs de la pureté du langage, me demander
fi , en accordant aux écrivains cette liberté
légitime que je follicite pour eux, on n’ouvrira
point la barrière à une licence immodérée , & fi je
penfe qu’ il en réfulte plus d’avantages que d’abus ?
A cela je réponds , que l ’éternel écueil de la
liberté c’eft la licence , & que la liberté n’en eft
pas moins le premier bien des arts , comme le
premier bien des hommes. Je réponds , qu’il importe
peu que les mauvais écrivains en abufent,
pourvu que les bons en profitent : car ce n’eft jamais
à la foule qui va périr, mais au petit nombre qui
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