
Mais il eft affez vraifemblabie que Virgile fen-
toit lui-même que cette dernière partie de fbn
ouvrage avoit befoin d’être retouchée. On fait
qu’il ordonna par fon teftament que l ’on brillât
Ion Énéide , dont il n’étoit point fatisfait ; mais
Augufte fe donna bien de garde d’obeir a fa dernière
volonté , & de priver le monde du Poème •
le plus touchant de l ’Ant!iquité. Il tient auj'ourdhui
la balance prefque égale avec l ’Iliade : on trouve
quelquefois dans Homère des longueurs , des détails
qui ne nous paroiflent pas affez choifis ; Virgile a
évité ces petites fautes , & a mieux aimé relier en
deçà, que d’aller au delà.
Enfin les grecs & les latins n’ont rien eu de
plus beau & de plus parfait en leurs langues que
les poéfies d’Homère & de V irgile ; c’eft la fource,
le modèle, & la règle du bon goût. Airifi „ il
n’y a point d’homme de Lettres qui ne doive favoir,
&. favoir bien, les ouvrages de ces deux poètes.
Ils ont tous deux dans l ’expreffion quelque
chofe de divin. On ne peut dire mieux, avec plus
de force , de nobleffe , d’harmonie , de précifion ,
pe qu’ils djfent l ’un & l ’autre : & plus tôt que
de les comparer dans cette partie , i l faut prendre
Ja penfée du petit Cyrus & dire : « Mon grand-
>> père eft le plus grand des m.èdes, & njQii père
» le plus beau des perfes ». Domitius-Afer répondit
$ peù près la même chofe à quelqu’un qui lui de-
inandoit fon opinion fur le mérite des deux po.ètes :
« Virgule , d it- il, eft le fécond , mais plus près du
f» premier que du troifième ».
Après avoir levé les ieux vers Homère ,& Virgile
, il eft inutile de les arrêter long temps fur
leurs copiftes! Je pafferai donc légèrement en revue
Statius & Siliûs- Italiçus ; l ’un inégal & timide,
l ’autre imitateur encore plus foible de l ’Iliade & de
l ’Enéide.
Stace , ou plus tôt Publius-Papinius-Statius,
vivoit fous le règne de Domitien. II obtint les
bonnes grâces de cet empereur, & lui dédia fa
Thébaïae , Poème de douze chants. Quelques
louanges que lui ait données Jules-Scaliger, tous
les vens de goût trouvent qu’i l pèche du côté
xle l ’art & du génie : fa didion, quoiqu’aflez fleurie
, eft très - inégale ; tantôt il sélève fort haut ,
& tantôt il rampe à terre. C ’eft ce qui a fait
dire affez ingénieufement à un moderne, qu’il fe
le repréfentoit fur la cîme duParnaffe, mais dans
la pofture d’un homme qui, n'y pouvant tenir ,
étoit fur le point de fè précipiter. Ses vers eaden-
ceut à l ’oreille , fans aller jamais au coeur. Son
Poème n’eft ni régulier, ni proportionné, ni
même épique ; car les fidioos qui s’y trouvent
Tentent'moins le poète que l ’orateur timide, ou
l ’hiftorien méthodique. Ses Sylves, recueil de petites
pièces do vers fur différents fujets, plaifent
davantage, parce que le ftyle en eft pur & naturel.
Son Achilléide eft le moindre de fes écrits ;
ffxfiis ç’eft un ouvrage auquel i l n’a point mis la
dernière main. La mort le furprit vers la centième
année de Jéfus-Chrift , dans le temps qu’il retou-
choit le fécond chant. Enfin lui-même reconnoît
qu’i l n’a fuivi Virgile que de fort loin & qu en
baifant fes traces qu’il adoroit ; c’èft un fentiment
de modeftie , dont i l faut lui tenir compte. Nous
avons une belle & bonne édition de les oeuvres
faite à Paris en 1613 , in-4®. M. de Marolles en a
donné une traduélion françoife , mais beaucoup trop
négligée,. & à laquelle il manque les. notes d’érudition.
Silius - Italiçus parvint aux honneurs du con-
fulat, & finit fa vie au commencement du règne
de Trajan, âgé de 75 ans. Il fe laiffa mourir de
faim, n’ayant pas la confiance de fuporter la
douleur de fes maux. Son ftyle eft à la vérité plus
pur que celui de fes contemporains .; mais fon
ouvrage de la guerre punique eft fi foible & fi pro-
faïque , qu’il doit avoir plus tôt le nom d’hiftoire
écrite en vers , que celui de Poème-'épique.
Lucain (.M.Annceus-Lucanus) eft digne de nous
arrêter plus long temps que Stace & Silius-Italicus,
qu’il ayoit précédés. Son génie original ouvrit une
route nouvelle. I l n’a rien imité, i l ne doit a
perfonne ni fes beautés ni fes défauts, Sc mérite par
cela fèul une grande attention, Voici çe qu’en dit
Voltaire.
Lucain étoit -d^ne ancienne maifon de l’ordre
des chevaliers. I l naquit à Cordoue en Efpagnê ,
fous l’empereur Caligula, Il n’avoit encore que
huit mois lorfqu’on Pamena à Rome , ofi i l fut
élevé dans la maifon de Sénèque fon oncle. Ce
fait fuffit pour impofer filéncc a des Critiques qui
ont révoqué en doute la pureté de fon langage,
Jls ont pris Lucain pour un efpagpol qui a fait
des vers latins : trompés par ce préjugé , ils ont
cru trpuver dans fon ftyle des barbarifrpes qui n’y
font pas, & qui, fuppolé ^ti’ils y fuffent, ne peuvent
affûrément êtrp aperçus par aucun moderne.
I l fut d’abord favori de Néron, jufqu’à ce qu’il
eut la noble imprudence de difputer contre lui le
prix de la Poéfie, & l’hpnneur dangereux de le
remporter. Le fujet qu’ils traitèrent tous deux étoit
Orphée. La hardieffe qu’eurent les juges de déclarer
Lucain vainqueur , e$ une preuve bien fortp
de la liberté dont on jouïffoit d^n? les premières aiv-
nées de ce règne.
Tandis que ^îéron fit les délices des romains,
Lucain crut pouvoir lui donner des éloges : il lp
loue même avec trop de flatterie,; & en cela feul
il a imité Virgile, qui avoit eu la foibleffe de
donner à Augufte un encéiis que jamais un hoin.me
ne dojt donner à un {lùtrè homme , quel qu’il
foit.
Néron démentit bientôt les louanges outrées dont
Lucain l ’^voit comblé. Il força Sénèque à conf-
pirer contre lui ; Lucain entra dans cette fameufe
conjuration, dont la découverte coûta la vie à trois-
cents romains du premier rang, Étant ç.ondanuéà
à la mort, il fe fit ouvrir les veines dans ün bain
chaud, & mourût en récitant des vers de fa Phar-
fale, qui exprimoient le genre de mort dont il
expiroit.
1 1 -ne fut pas le premier qui choifit une hiftoire
récente pour le fujet d’un Poème épique. Varius,
contemporain , ami, &c rivai de Virgile * mais dont
les ouvrages ont été perdus, avoir exécuté avec fuççès
cette daugereufe entreprife.
L a proximité des temps, la notoriété publique
de la guerre civile ,1e fiècle éclairé, politique, &
peu .fuperftitieux , où vivoient Céfar Sc Lucain, la
folidité de fon fujet ôtoient à fon génie toute liberté
d’invention fabuieufe.
La grandeur véritable des héros réels qu’il fal-
loit peindre d’après nature, étoit une nouvelle
difficulté. Les romains* du temps de Céfar., étoient
des perfonnages bien autrement importants que Sar-
pédon , Diomède , Mézence, & Turnus. La guerre
de Troie étoit un jeu d’enfants, en comparaifon
des guerres,civiles de Rome, où les plu$grands
capitaines & les plus puiffants hommes qui ayent
jamais été difputoient de l ’Empire de la moitié du
monde connu.
Lucain n’a ôfé s’écarter de l ’Hiftoire ; par la
il a rendu fon Poème fec & aride. I l a voulu fup-
pléer au défaut d’invention par la grandeur des
lentiments ; mais. i l a caché trop fouvent fa fè-
chereffe fous de l’enflure : ainfi , il eft arrivé
qu’Achille & Énée, qui étoient peu importants par
eux-mêmes, font devenus grands dans Homère &
dans Virgile , & que Céfar & Pompée font quelquefois
petits dans Lucain.
I l n’y a dans fon Poème aucune defeription
brillante comme dans Homère. I l n’a point connu,
comme Virgile , l ’art de narrer & de ne rien
dirè de trop; i l n’a ni fon élégance ni fon har--
monie : mais auffi vous trouvez dans la Pharfale
des--beautés qui ne font ni dans l ’Iliade ni dans:
l ’Enéide. Au milieu de fes déclamations ampou-,
lées ., i l y a de ces penfées mâles 3c hardies , de
ces maximes politiques dont Corneille eft rempli ;
quelques-uns de fes difeours ont la majefté de ceux
de Tite-Live & la force de Tacite. Il peint comme
Sallufte ; en un mot, il eft plus grand partout où
i l ne veut point être poète. Une feule ligne telle
que celle-ci, en parlant de Céfar, Nil acîum reput
ans , f i quid fuperejjet agendum, vaut une
defeription poétique.
Virgile & Homère avoient fort bien fait d’amener
les divinités fur la Scène. Lucain a fait, tout auffi
bien de s en paffer. Jupiter, Junon , Mars , Vénus,
e[™e,nt Jes embelliffements néceffaires aux allions
d’Enée & d’Agamemnon. On favoit peu de chofe de
ces héros fabuleux ; ils étoient comme ces vainqueurs
des jeux olympiques , que Pindare chantoit
& flont il n’avoit prefque rien à dire. I l falloit
gu il fe jetât fur les louanges de Caftor, de
Pollux, & d’Hercule. Les foibles commencements
Gramm. ET L it t é r a t . Tome IIl^
d e 'l’Empire romain avoient befoin d’être relevés
par l ’intervention des dieux : mais Céfar , Pompée,
Caton, Labiénus, vivoient dans un autre fiècle
qu’Énée ; les guerres civiles de Rome étoient trop
férièufes poçr ces jeux d’imagination. Quel rôle
Céfar joûeroit-il dans la plaine de Pharfale , fi
Iris venoit lui aporter fon épée, ou fi Vénus defeen-
doit dans un nuage d’or â fon feçours ?
Ceux qui prennent les commencements d’un art.
pour les principes dé l’art même, font perfuadés
qu’un Poème ne fâuroit fubfiftér fans divinités ,
parce que l ’Iliade en eft pleine ; mais ces divinités
'font fi peu effenciélles ail Poème, que le
plus bel endroit qui foit dans /Lucain, 3c peut-
être dans aucun poète, eft le difeours de Caton ,
dans lequel, ce ftoïque ennemi des fables refufe
d’entrer feulement dans le temple de Jupiter Ham-
mon.
Ce n’eft donc point pour n’avoir pas fait ufage d\z
miniftère des dieux , mais pour at-oir ignoré l ’art
de bien conduire les affaires des hommes, qu©
Lucain eft fi inférieur a Virgile. Faut il qu’aprè9
avoir peint Céfar, Pompée , Caton avec des traits
fi forts, il foit fi foible quand i l les fait agir i
Ce n’eft prefque plus qu’une gazette pleine de
déclamation; il me femble , ajoute Voltaire, qu©
je vois un portique hardi & immenfe qui me conduit
à des ruines.
Le Trijjîn ( Jean - George ) naquit â Vicence
en 1478 , dans lé temps que le Taffe étoit encor©
au berceau. Après avoir donné la fameufe Sopho-
nifbe, qui eft la première tragédie écrite en langue
vulgaire, i l exécuta le premiery dans la même
langue , un Poème épique, Italia liber ata , di-
vifé en vingt fept chants, dont le fujet eft l ’Italie
délivrée des gotbs par Bélifaire fous l ’empereur
Juftinien. Son plan eft fage & bien deffiné,
mais la poéfîe du ftyle y eft foible. Toutefois
l’ouvrage réüffit ; & cette aurore du bon goût
brilla pendant quelque temps, jufqu’a ce qu’elle
fut abforbée dans le grand jour qu’aport^- le Taffe.
Le Triflin joignoit.â beaucoup d’érudition une
grande, capacité. Léon X l ’employa dans plus
d’une affaire importante. 11 fut ambafladeur auprès
de Charles-Quint ; mais, enfin il facrifia fon ambition
& la prétendue folidité des affaires publiques,
à , fon goût pour les Lettrés. Il étoit avec raifon
charmé des beautés qui font dans Homère , Sc
cependant fa grande faute eft de l’avoir imité ; il
en a tout pris hors le génie. I l s’appuie fur Homère*
pour marcher, & tombe en voulant le fuivre:
i l cueille les fleurs du poète grec , mais elles fe
flétriffent entre les mains de l ’imitateur. Il femble
n’avoir copié fon modèle que dans le détail des
déferiptions, & même fans images. Il eft très-exa&
à peindre les habillements & les meubles de fes
héros , mais il ne dit pas un mot de leurs caractères.
Cependant il a la gloire d’avoir été le pre-
miëi: modéras en Europe qui ait fait' un Poème
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