
V R A
mais il faut bien* prendre garde en la poli (Tant dé
ne pas affoiblir les traits. Il efr arrivé fournit de
détruire l'homme en fefant le héros.
Quel eft donc le guide du poète dans ce genre
de fiétidn ? Je l'ai dit, le fentiment du beau moral
que la nature a mis en nous.. Il a pu recevoir
quelque altération de l’habitude & du préjugé ;
mais l’une & l’autre cèdent aifément au goût naturel
qui n’eft qu’afloupi , & que Tinvpreffion du
beau réveille. Quel eft le lâche voluptueux qui
n’eft pas ftiilî d’un faint refpeft,. en voyant Régulus
retourner à Carthage ? Ce qui peut fe mêler d’opinions
& d’habitude dans nos idées fur le beau moral
, ne tire donc pas â conféquence & doit fe
compter pour rien.
Mais plus l’idée & le fentiment de la belle nature
font déterminés & unanimes , moins le choix
en eft arbitraire ; & c’eft là ce qui rend fi gliflante
la carrière du génie qui s’élève au parfait, furtout
dans le moral. Le goût & la raifon me femblent
plus éclairés dans cette partie, & plus difficiles
que jamais. Je ne parle point de cette théorie fu’o-
tile , qui recherche, s’il eft permis de s’exprimer
ainfi , ju[qu'aux'fibres les plus, déliées de î’âme;
je parlé de ces idées grandes & juftes qui embraf-
fent le fyftême des pâmons, dés vices, & des vertus
dans leurs raports les plus éloignés. Jamais le
coloris , le defini, les nuances d’un caradtère n’ont
eu des juges plus clair-voyants ; jamais par con-
féquent le poète n’a eu befoin de plus de lumières
pour exceller dans la fiétion morale en beau. Si
Homère venoit aujourdhui, il feroit mal reçu à
nous peindre un fage comme Neftor ; auffi ne le
peindroit-il pas dé même. Le héros qui diroit à
fon fils : D ijc e , puer , vinutèm ex me , feroit
obligé d’être plus madefte , plus intrépide , plus
généreux , p# lus fidèle à la foi des ferments que le
héros de Y Enéide.
Mais le .poète qui conçoit l’idée du beau & qui
eft en état de le peindre en altérant la vérité, le
peut - il à fon gré fans manquer à la Vraifem-
biance ?
Horace nous donne le choix, ou de fuivre la
renommée, ou d’ôbfèrver les convenances. Mais Ce choix eft-il libre ? Non; & fi les cara&ères & les
faits font, connus, l’altération n’en eft permife
qu’autant qu’elle n’eft pas fenfible. On peut bien
ajouter aux vertus & aux vices quelques coups de
pinceau plus hardis & plus forts ; on peut bien
adoucir ,, déguifer , effacer quelques traits qui dé-
(graderoient ou qui noirciroient le tableau. Mais
à la vérité connue on ne peut pas infulter en
face, en changeant les évènements & en dénaturant
les hommes : ce 'n’eft qu’à la faveur de l’obf-
curité ou du filence de l’Hiftoire que la Poéfie,
n’étant plus génée par la notoriété des faits, peut
. en difpofer à fon gré, en obfervant les convenances
; car alors la vérité muette laifle régner l’il-
lufion.
y r A
L’abbé Dubos, après avoir dit que ce feroit une
pédanterie que de reprocher à Racine d’avoir changé
dans Britannicus la circonftance de l’effai du poifon
préparé par Locufte, n’en fait pas moins le procès
au même poète , pour avoir employé le perfon-
nage de Narcifle , qui ne vivoit' plus ; pour avoir
fuppofé que Junie étoit à Rome, lorfqu’elle en
étoit exilée; & pour avoir changé le caractère de
cette princeffe , afin de l’ennoblir & de le rendre
intérefiant. N’eft - ce pas encore là de.la pédanterie?
Je conviens aveç l’abbé Dubos que les faits
hiftoriques de quelque importance ne doivent pas
être changés | encore moins les faits célèbres &
connus de tout le mondé ; qu’il feroit abfurde de
fa ir e tuer Brutus par Céfir. Mais la mort de
Narcifle & le caractère de Juniè font-ils du nombre
de ces faits ? La règle, en pareil cas, eft de favoir
jufqu’où s’étendent les connoiffances familières du
monde cultivé pour lequel on écrit. Or quel eft
le fiècle où les petits détails de l’Hiftoire romaine
foient aflez préfents aux fpeétateurs & aux lecteurs,
pour que de fi légères altérations les bleflent ? Un
homme verfé dans l’étude de l’antiquité fait ce que
Tacite & Sénèque ont dit 'des moeurs de Junia Cal-
vina ; mais ni- la Ville ni la Cour n’en fait rien.
Virgile a donné dans Didon l’exemple des licences
heureufes que l’on peut prendre en pareil cas. Tout
ce qu’on a droit d’exiger pour prix de ces licences ,
c’eft qu’elles contribuent à la beauté de la com-
pofition. Il s’agit donc , non d’aliler chercher dans
l’hiftoire fi Narcifle étoit vivant & fi Junie étoit
à Rome , mais de voir dans la tragédie s’il étoit
bonde faire vivre Narcifle & d’oublier l’exil de
Junie. Que Tacite- & Sénèque ayent dit d’elle
qu’elle étoit. une effrontée , ou qu’elle étoit une
Vénus pour tout le monde , & pour fon -frère une
Junon , ces anecdotes ne font pas dii nombre -des
faits importants & célèbres qu’un poète doit ref-
peôter. Et fur quoi porteroit la licence, que l’abbé
Dubos lui-même accorde aux poètes d’altérer la
vérité , fi des circônftances auffi peu marquées étoient
des traits d’Hiftoire invariables ?
C ’eft un fupplice pour les artiftes que les préceptes
donnés par ceux qui ne font point de 1 art.
A l ’égard de la beauté phyfique., qui eft l ’objet
capital de la Peinture & de la Sculpture , elle exerce
peu les talents du poète: il l ’indique , il ne la peint
jamais ; & en l’indiquant, il fait plus que de la peindre.
Voye\ E s q u i s s e .
Quant à l ’exagération des forces , des grandeurs *
des facultés de l ’être phyfique , comme lorfqu’on
fait des héros d’une taille & d’une force prodi-
gieufe , des animaux d’une grandeur énorme , des
arbres dont les racines touchent aüx enfers & dont
les branches percent les nues ; ces peintures exagérées
font ce qu’il y a de moins difficile : la juftefle
des proportions & des raports en fait la Vraiferti-
blance.
Une autre forte de prodige dont la Poéfie tire
plus d’avantage , c’eft la rencontre & le concours - de
V R A
âe certaines circônftances que le mouvement naturel
des chofes femble n’avoir, jamais du com-
fiiner ainfi , à moins d’une expreffe intention de
la caufe qui les arrange. On annonce à Mérope
la mort de fon fils ; on lui amène l ’aflaflin , &
Taflaffin eft ce fils-qu’elle pleure. OEdipe cherche
à découvrir le meurtrier de Laïus ; iTreconnoît que
.c’eft lui-même , & qu’en fuyant le fort qui lui a
été prédit, il a tué fon père & épo.ufé la mère.
Orefte eft conduit à l ’autel de Diane pour y être
immolé; &la puélrefle qui va l’égorger fe trouve être
fa foenr Iphigénie. Hécube va laver dans les eaux de
la merle corps de fa fille Polixène , immolée fur le
tombeau d’A chille ; elle voit flotter un cadavre, ce
•cadavre approche du bord , Hécube reconnoît Po-
lydore fon fils. Voilà de ces coups de la deftinée ,
û éloignés de l ’ordre des chofes , qu’ils femblent
tous prémédités.
Tout ce qui eft poflible n’eft pas vraifemblable ;
& lorfque dans la combinaifon des évènements ,
ou dans le jeu des pallions, nous apercevons une
Angularité trop étudiée, le poète nous devient
fufpeét; l’illunon ceffe avec la confiance,: en cela
pèche, -dans Inès , i ’affeétation dedonnerpour juges
à don Pèdre deux hommes 'dont l ’un doit le haïr
& l’abfout, l’autre doit l’aimer & le condanoe ;
cette antithèfe inutile eft évidemment combinée à
plaifir. L ’unique moyen de perfiaader eft de pâ-
roître de bonne foi ; or plus la rencontre des incidents
eft étrange , plus , en la comparant avec
là fuite naturelle des chofes , nous Tommes enclins
à douter de la bonne foi des témoins : auffi cette
efpèce de fable exige-1-elle beaucoup de réferve &
de précaution.
La première règle eft que chacun des incidents
fojt fimple & naturellement amené ; la fécondé ,
qu’ils foient. en petit nombre : par là le merveilleux
de leur combinaifon fe rapproche de la nature.
Prenons pour exemple la fable du Cid : Rodrigue
eft obligé de réparer , par la mort du père de fa
maitreffe, l ’affront du foufflet qu’a reçu le fien.
I l n’eft pas poflible d’imaginer dans nos moeurs
une fituation plus cruelle ; & le fort, pour accabler
deux amants , femble avoir exprès combiné
cette oppofîtion des intérêts les plus fenfibles &
des devoirs les plus facrés. Voyons cependant d’où
naïffent ces combats de l ’amour & de la nature :
d’une dflput.e .élevée entre deux courtifans fur une
marque d’honneur accordée à l ’un préférablement
à l ’autre ; rien de plus fimple ni de plus familier;
le fpedateur voit naître la querelle ; il la voit
s’animer, s’aigrir, fe terminer par cette infulte qui
ije fe lave que dans le fang ; & fans avoir foup-
çonné l’ artifice du poète, il fe trouve engagé, avec
les per fon nages qu'il aime, dans un abîme de malheurs.
Il en eft ainfi de tous les fujets bien conf-
titués : chaque incident vient s’y placer , comme
de lui-même, dans l ’ordre le plus naturel; &
lorfqu’on les voit réunis, on eft confondu de l’efpèce
de merveilleux qui réfulte de leur enfemble.
Ç hamm. e t Lit t é r a t . Tome III.
V R A
Toutefois fi ces incidents étoient trop accumulés ,
chacun d’eux fût-iJ. amené naturellement, leur
concours pafleroit la croyance : c’eft ce qu’il faut
éviter avec foin dans la compofition d’une fable;
& il me femble qu’on s’éloigne de plus en plus de
cette règle, en multipliant fur la fcène des incidents
mal enchaînés. Paflons au merveilleux de la
première claffe.
Le merveilleux hors de la nature n’eft qu’une ex-
tenlion En fdueiv afenst floer cefsil &d dese fiedséleosi sq.ui nous viennent,
ou de l’expérience intime de nous-mêmes , ou du
dehors par la voie des fens , nous nous en fommes
fait de nouvelles; & celles-ci, rangées fur le même
plan, aurôient dû garder les mêmes raports : mais
l’opinion populaire & l’imagination poétique
n’ayant pas toujours confulté la raifon, le fyftême
des poflibles, qu’elles ont comme réalifé , n’eft rien
moins que fournis à l’ordre ; & celui qui l’emploie a
befoin de beaucoup d’adrefle èc de ménagement.
Le merveilleux furnaturel eft tantôt une ficHoiï
toute fimple, & tantôt le voile fymbolique Sc tranfparent de la vérité; mais ce' n’eft jamais que
l’imitation exagérée de la nature. Voyons quelle
en eft l’origine, & quel eu doit être l’emploi.
La Philofophie eft la mère du merveilleux, &
la contemplation de la nature lui en a donné la
première idée : elle voyoic autour d’elle une multitude
de prodiges fans autre caufe que le mouvement
, qui lui-même avoit une caufe : elle dit
donc : Il doit y avoir au delà et au deflus de ce
que je vois un principe de force de d’intelligence.
Ce fut l’idée primitive & génératrice du merveilleux
: la caufe unique & univerfelle, agiflant par
une loi fimple, étoit pour le peuple &, filo n
veut , pour les fages , une idée trop vafte & trop
peu fenfible ; on la divifa en une multitude d idees
particulières , dont l’imagination , qui veut tout fe
peindre , fit autant d’agents compofés comme nous :
de la les dieux , les démons, les génies.
Il fut facile de leur donner des fens plus parfaits
que les nôtres , des corps plus agiles , plus forts, &
plus grands ; & jufques là le merveilleux n’étant
qu’üne augmentation de maffe , de force, & de vi~
teffe, l’efprit le plus foible put renchérir aifément
fur le génie le plus, hardi. La feule règle gênante
dans cette imitation exagérée de la nature , eft la
règle des proportions ; encore n’eft-il pas mal-aifé
de l’obferver dans le phyfique. Dès qu’on a franchi
les bornes de nos perceptions , il n’en coûte rien
d’èlever le trône de Jupiter , d’appefantir le trident
de Neptune, de donner; aux courtiers du Soleil, à
ceux de Mars & de Minerve, la vitefle de la penfée.
Le P. Bouhours obferve que, lorfque, dans Ho-
_ mère, Poliphème arrache le fommet d’une montagne
, Tonne trouve point fon aétion trop étrange,
parce que le poète a eu foin d’y proportionner la
taille & la force de ce géant. De même lorfque
Jupiter ébranle l’Olympe d’un mouvement de fe3
,Q o o o