
la langue de Cicéron , de Tite-Live , & de Virgile.
Me .fera-t-il permis de dire qu’à un grand intervalle
de ces deux langues incomparables , la langue
françoife a dû peut - être auili les facultés qui la
diftinguent1, à la fouplefle., à la mobilité, & en
même temps au reflort du caractère national ? Le
génie françois n’a exclufivement aucun cara&ère,
& de là vient auflî qu’il n’en a aucun éminemment ;
mais , au befoin , il les prend tous, & à un allez
haut degré : il en eft de même de la langue françoife.
Sa qualité diftirt&ive & dominante, c’eft la
clarté ; elle s’eft donné tout le relie à force de
peine & de foin : & cependant elle n’a manqué ni
au génie de Corneille & de_Bofluet , ni à Celui
de rafcal , de La Fontaine , & de Molière , ni à
l ’éloquente raifon de Bourdaloue, ni à la touchante
fenlîbilité de Malfillon , ni à l ’abondance inépui-
fable des fentiments que Racine avoit à répandre ,
ni aux émanations céleftes de la bellé âme de Féné-
lon , ni à la véhémence & à la profondeur du pathétique
de Voltaire.
Aux hardiefles & aux libertés que les langues fe
font permifes, ou à la timide exaélitude de leur
Syntaxe , on reconnoît quelle forte d’efprit apréfidé
a leur formation fucceflive.
Ces façons de parler , que nous appelons figures
de mots -, & dont le plus grand nombre nous éft interdit,
étoient, dans les langues anciennes, autant de
licences que les grands écrivains s’étoient données &
avoient fait pafler. L’italien a pris de ces langues
la liberté des inverfions : il s’eft donné celle d employer
l ’infinitif des verbes en guife de nom fubf-
taritif , un bel penfîer , un dolce parlar, un
luongo morir,- i l fait ufage de deux épithètes
fans aucune liaifon expreffe , fans aucune articulation
, fpatiofe atre caverne ; il a un grand nombre
d’adjeétifs dont la terminaifon varie pour diminuer
ou agrandir , pour ennoblir ou dégrader
l ’objet.
Le françois a peu d’jnverfions, moins de diminutifs
encore , & pas un feul augmentatif dans le
langage noble. I l s’eft fait quelques noms abftraits
de l’infinitif de fes verbes , comme penfer, parler ,
fourire, fouvenir, & ces deux derniers font reftés
dans la claffe des ; noms abftraits , un long
fouvenir , un doux fourire : mais il en eft peu de
ce nombre que la langue noble ait confervés. Un
doux parler n’eft plus que du langage familier &
naïf; & quelque néceflaire que fÛLpen/èr, furtout
en Poéfie, il n’y eft reçu qu’au pluriel. On dira
de trijles penfers, mais non pas un penfer profo
n d .
D ’où nous viennent ces privations ? de la déli-
cateffe pointilleufe & timide de l ’efprit de fociété,
qui s’eft rendu l’arbitre de la langue. En Italie ,
Dante, Pétrarque, Boccace , l ’Ariofte furent les
maîtres de l ’Ufage; Montaigne & Amyot le furent
auflî parmi nous de leur temps : ce bon temps eft
pafle.
Autant le génie national aura influé fur celui de la
langue , autant le génie de la langue influera fur le
Style des écrivains.
Dans une langue qui n’aura rien de féduifant par
elle-même , ni du côté de la couleur, ni du côté
de l’harmonie , le befoin d’intérefler par la penfée
& par le fentiment, & de captiver l ’efprit Se l ’âme
en dépit de l ’oreille & fans le preftige de l ’imagination
, force l ’écrivain à ferrer, fon S ty le , à
lui donner du poids, de la folidité, & une plénitude
«Aidées qui ne laifle pas le temps de regretter
ce qui lui manque d’agrément, Au contraire, dans
une langue naturellement flatteufe & féduifante par
l ’abondance , la richeffe , la beauté de l ’expreflîon ,
l ’écrivain reflemble fouvent aux habitants d’un heureux
climat, que la fertilité naturelle de leurs
campagnes rend à la fois indolents & prodigues.
Sûr de parler avec grâce en difant peu de choies,
il fé. complaît dans l ’élégance de la langue ; &
le premier féduit par fon élocution, il croit en
faire aflez pour plaire , en déployant, fur des idées
communes , la parure d’une expreflion harmenieufe
& brillante : fon Style eft une . fymphonie qui peut
flatter l ’oreille , mais qui ne dit rien à l ’âme &
ne laifle rien à l ’efprit.
L ’habile écrivain eft celui qui fait en même
temps ufer & n’abufer jamais des avantages de fa
langue , & fuppléer, autant qu’il eft poflîble , aux
avantages qu’elle n’a pas.
Ce qui me dijlingue de P radon , difoit Racine,
c e fi que je fais,, écrire. Homère, Platon , Virgile
, Horace ne font au dejfus des autres écrivains
, dit La Bruyère, que parleurs expreffions &
par leurs images. Racine a été trop modefte ; & La
Bruyère n’a pas été aflez jufte,
La première & la plus eflencielle différence des
Styles eft celle des efprits : l ’efprit, ou la penfée
en activité , a divers caractères. Un efprit clair distingue
fes idées, les démêle fans peine , ou plus
tôt les produit comme une fource pure répand une
eau limpide : un efprit jufte en faifit les raports,
les circonfcrit, & les met à leur place : un efprit
fin les analyfe, & en aperçoit les nuances : un efprit
léger les effleure, & s’il eft vif, il en parcourt la
cîme avec une brillante rapidité : un efprit vafte
en réduit un grand nombre à l ’unité de perception,
& les embraffe d’un coup d’oeil : un efprit méthodique
en forme une longue chaîne & un enfemble
régulier : un efprit tranfeendant s’élance vers le
terme de la pepfée , & franchit les milieux :'un efprit
profond ne s’arrête jamais aux apparences Superficielles;
fa méditation s’exerce à fonder fon objet,
& à tirer comme de fes entrailles , ex vifeeribus
tei , ce qu’il y a de plus riche & de plus enfoui';
un efprit lumineux rayonne , & fait partir, du centré
même de fa penfée comme des germes de lumière,
qui en éclairent tout l ’horizon : un efprit fécond fait
enfanter à une idée toutes celles qui en peuvent
naître; & le gland, qui produit le chêne chargé
<îe glands , eft le fymbole de fa fécondité : un efprit
élevé ne daigne apercevoir dans fon objet que les
raports qui Pagrandiflent ; fes conceptions reflem-
bient à ces pins qui percent les nues , & qui laif-
fent fécher leurs branches les plus voifïnes -de la
terre, afin de pouffer vers le ciel avec plus de vigueur
& de rapidité. Oc toutes ces manières de
concevoir fe diftinguent dans la manière de s’exprimer
; & des nuances infinies qui réfultent de leur
mélange, réfuite auflî une variété inépuifable dans
les caractères du Style.
Le caractère de l ’écrivain fe communique auflî
à fes écrifs : fes penfées en font imbues , fon expreflion
en eft teinte ; & l ’énergie ou la foiblefle,
la hardieffe ou la timidité , la langueur ou la véhémence
du S tyle , dépendent plus des qualités de l ’âme
que des facultés de i ’efprit.
Mais de la tournure habituelle de fon efprit,
comme des affe&ions habituelles de fon âme, réfuite
encore, dans le Style de l’écrivain, un caraCtère
particulier , que nous appelons fa manière ; & celle-
ci lui eft naturelle : au lieu que les Angularités
qu’il fe donne par affeCtation , par imitation, décèlent
toujours l ’artifice ; & l’écrivain qui croit alors
avoir une manière à fo i, n’eû que maniéré, n’a que
de la manière.
A ces différences du Style fe joignent celles qui
doivent naître de la diverfîté des genres.
Le Style de l ’Hiftoire eft naturellement grave
& d’une fîmplicité noble ; mais ce cara&ère uni-
verfel eft modifié par le génie de l ’écrivain , il l ’eft
auflî par la nature des événements qu’il raconte :
harmonieux, haut en couleur , & foulent oratoire
dans Tite-Live ; plus précis, plus ferré , & non
moins éloquent dans Sailufte ; énergique, profond ,
plein de fubftance dans Tacite ; ainfî des autres
hiftoriens. Quelqu’un a dit qu’en fait d’Hiftoire , le
meilleur Style étoit celui qui reflembloit à une
eau limpide. Mais lors même qu’il n’a point de
couleur à fo i, il eft bien difficile qu’il ne contracte
pas celle du fujet que l ’on traite, comme le ruif-
feau prend- la teinture du fable qui forme fon lit.
Lhiftoire politique & morale , la plus féconde en
réflexions; l ’hiftoire des Cours, la plus curieufe
dans fes détails ; celle des révolutions, la plus dramatique
de toutes ; l ’hiftoire générale ou celle d’un
pays, celle d’un empire ou d’un règne, des. annales
ou des mémoires , demandent plus ou moins
de dèvelopement ou de précifion , d’ampleur ou de
rapidité , de philofophie ou d’éloquence : & preferire
a 1 hiftorien d’avoir toujours un même S ty le , ce
leroit comme preferire au peintre de n’avoir jamais
qu’un pinceau.
de Poéfie, j’ai pris foin d’indiquer le Style convenable
& propre à chacun d’eux.
, .Mais à l ’égard de la Poéfie héroïque, je vas placei
ici^quelques obfervations qui pourroient m’échape:
Le Style de l ’Épopée & celui de la Tragédie
font très-diftinCts par la nature des deux Poèmes :
car l ’hypothèfe du Poème épique eft que le poète
eft infpiré; & quoique i ’enthûufiafme y foit plus
calme que celui, de l ’Ode , qui eft le délire prophétique
, il ne laifle pas d être encore dans le
lyftême du- merveilleux. Dans la Tragédie, au contraire
, les perfonnages font des hommes de* n caractère
& d un rang élevé , mais Amplement des
hommes; & leur langage, pour être vrai, doit
être plus près de la nature que celui du poète infpiré
par un dieu. G’eit ce qu’EÎchyle n’avoit pas encore
aflez bien fenti lorfqu’il inventa la Tragédie , mais
ce qu’Euripide & Sophocle ne manquèrent pas d’ob-
ferver.
Leur Style eft fimple, rarement figuré ; ils ne
s’y permettent jamais ni des images trop hardies
ni des épithètes ambi lieu fes : on croit toujours entendre
le perfonnage qu’ils font parler , & aucune
invraifemblance dans l ’expieflîon ne décèle le poète.
Homère leur avoit donné l ’exemple de celte fagefle
de Style, dans tous les morceaux dramatiques de fes
poèmes : & en cela on a eu raifon de dire, qu’il avoit
été le modèle de la Tragédie en même temps que
de l ’Épopée.
Le Style tragique, chez les grecs , me femble
donc avoir été moins poétique , moins figuré, moins
artificiel qu’il ne l’eft parmi nous. Cette fîmplicité
fe concilicit mieux peut-être avec la nobieffe de
leur langue. Peut-être auflî, comme le pathétique
dominoit plus abfolument fur leur théâtre , trou-
voient-ils que le naturel de l ’expreflîon en fefoit
la force , comme nous l ’obfervons nous - mêmes
dans le langage des palfions ; & la preuve que ,
dans la fcène , ils s’attachoient au naturel par discernement
& par choix , c’eft que dans les choeurs,
qui étoient des odes, ils èlevoient le ton &prenoient
le Style lyrique.
Les italiens , pour diftinguer les caractères de la
Poéfie, lui ont attribué trois inftruments , \z. cithare
, la trompette , & la lyre. Je ne crois pas
leur divifion complète : car aucun de ces caractères
, métaphoriquement exprimés , ne convient à
la Tragédie. |
Quelques-uns, parmi nous , l ’ont prife au ton
d’Efchyle & de Sénèque , lorfqu’on n’avoit pas
encore apprécié l ’avantage d’une noble fîmplicité.
Mais Racine s’eft raproché de cet heureux naturel ;
& jamais on n’a fait un plus harmonieux mélange
de la langue ufuelle & de la langue poétique.
Cependant j’ ôfe dire qu’il a formé fon Style plus tôt
fur celui de Virgile, que fur celui des poètes grecs,
j ’entends de Sophocle & d’Euripide , auxquels oa
1 a tant comparé. Il eft encore moins fimple, plus
poétique, enfin moins naturel que l ’un & l ’autre ;
& en cela il a fubi peut-être, la loi de la nécef-
fité, n’ayant pas , comme eux , une langue dont
la fîmplicité continue fût aflez noble pourfoutenrr
la majefté de la Tragédie. Voilaire s’eft encore