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q u ’une foule de perfonnalités futiles y tiennent là-
piace des détails inftruétifs qu’auroient pu nous donn
er,.fur les affaires de ces te m p s -là , deux tém oins
.aufiî clair-voyants. C ’eft là le m érite férieux &
durable qu’o n t les Mémoires de madame de
M o ttev ille , dont l ’efprit n’eft que du bon f e n s &
dont le naturel ne laiffe défirerni p lus d’art ni plus
de parure.
Si l ’on confidère le monde p o litiq u e & m oral
com m e un fp èéfaele, on y diftingue deux parties ;
ce qui fe paffe fur là feène & ce qui le paffe
derrière la to ile , les évènements & leurs- caufes
v ifib le s, les prem iers m obiles & leurs refforts
cachés. C es deux ^objets de la euriofité & de i’a t-
tèhtion de l ’obfervateur ne font pas fi abfolüm ent
diftinéfcs dans le partage-, entre celui qui écrit
l ’hiftoirë de fon- tem ps & c e lu i qui* écrit fes Mémoires
, que ce qui: eft pro p re à l ’un- foit étranger
à l’autre : celui - c i , quoique plus occupé dés
épifodes que -de l’a ë tio n , & des détails que de-
l ’enfem ble, ne laiffe pa$ de lie r fes récits àux-
grands évènements par tous les points qui l ’in té -
rëffent ; l’a u tre , en fuivant le cours des fort-unes-
publiques , ne n ég lig e pas- d-obférver l a : m échani-
que intérieure du jeu des pallions hum aines, dans
le s mouvem ents qu’il décrit : ain fi, l ’H iftoire générale
& les Mémoires particuliers fe com m uniquent
& s’e n trem êlen t, toutes les fois que l’inté
rê t public & l’intérêt privé .ont des raports- communs.
Mais ces deux intérêts occupent inégalem ent
T hom m e qui écrit l ’Hiftoire*& celui qui écrit fes
Mémoires. L e dernier ne fonge qu’à dire ce qu’i l
a fait ou ce qu’il a vu ; & l’objet, qui l ’occupe
le plus effen ciellem enf, ç’eft lu i-m êm e : le prem
ier , au co n traire, ne fe com pte pour rien- dans
cette lo n g u e fa ite d’évènements publics qui. entraînent
Ion attention. L ’un s’affeéte fur-tout dè
fes relations avec les hommes- dé fon» tem ps ; &
de là fa pénétration à. dém êler le caradtère, le
g é n ie , les talents , les v ertu s, les vices, en deux
m o ts , le fo rt & le foible' de ceux qu’il a vus
autour de lui- & de plus p rè s , en a& ion ou en
fituation : l ’autre embrafle to u t le fyftême de l ’inté
rê t public, dans fes raports les p lu s étendus ,- &
a u dedans & au d ehors, & ne confidère la M orale
elle-m êm e que dans fes liaifons avec,la P o litiq u e;
de là. fon attention profonde pour tout ce qui influ
e1 efTenciellement fur le cours des évènem ents,.
Sc fa négligence: pour tous les détails q u i n’ont
q u ’un in térêt de perfonnalité ou de fociété privée.
P a rm i les Angularités qui diftinguent les M ém
oires écrits par des fem m es, il en eft une qui
le u r eft natu relle , & qu’on retrouve dans leurs
-m oe urs; c’eft que' le plus fouvent ce n’eft. n i l ’inté
rê t public , ni leur intérêt propre q u i les .a. dom
inées , mais un intérêt d'affection. U n homme ,
en parlan t des affaires au m ilieu defquelles il s’eft
tro u v é comme auteur o u comme tém oin,, s’oublie
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rarement lui-même , pour ne s’occuper que .d*utf
autre: une femme, au contraire, s’atcaèhe à un
objet qui n’eft pas elle ,- mais qui, dans- ce moment,
eft tout pour e lle ;. & c’eft de lu i, c’eft
d’après lu i, c’eft pour lui qu’elle écrit.Les grands
événements ne la touchent que par des raports individuels;
& dans les révolutions de.la fphère du
monde elle ne voit que les mouveinents- du tourbillon
qui l ’environne : fon efpiit & fon âme ne
s’ étendent point au delà. Il eft poffible que la
pafiïôn l ’enivre: mais la paffion même eft rarement
aufiî aveugle que l’amour-propre ; & comme
il arrive fouvent que lé lentiment dont une femme
eft préoccupée, eft affez calme pour lui laiffer
la liberté de fa raifon & fon équité naturelle, il
ne fait qu’animer fon ftyle , fans en altérer la
candeur. C’eft ce qu’on voit dans les Mémoires
de madame de Motteville & de Madame de La
Fayette. Mademoifelle de Montpenfier, toujours
occupée d’elle - thème ,- -ne laiffe pas de peindre-
au vif le prince de Coudé, Gafton Mazarin , la
Régente, tout l’intérieur dé la Cour, l ’efprit & les
moeurs de fon temps.
Ainfi la préoccupation*-d’un intérêt particulier
parmi les affaires publiques , loin de diminuer la
valeur & le pçids des Mémoires dont- nous parlions,
ne fait que les rendre plus précieux encore
à qui fait comme on doit les lire. De deux témoignages
, le moins fufpeél n’eft pas celui que
l’on-dépofe , mais celui qu’on laiffe échaper. Ce
n’eft pas à ce qu’on, nous d it, ou de foi ou des
autres , directement., expreffément, & de propos
délibéré, que nous donnons le plus de foi ; mais
à. ce qu’on nous dit fans y avoir réfléchi, fans
même vouloir nous le dire. Or c’eft ainfi que r
dans fes Mémoires , une femme , en fuivant- fon
objet perfonnel, indique involontairement les motifs
, les arrière - caufes des révolutions, les plus
inexplicables-, & nous révèle quelquefois des mystères,..
dont Tes liaifons, fes relations, ies ' confia
dences qu’elle a reçues,, la familiarité oii elle
a été admifè j l ’intimité dé l ’intérieur dont elle,
à vu les mouvements, le befoin qu’on aura eu
d’elle pour fe plaindre ou fé confoler ,/ s’affliger
ou fe réjouir , les caraétères que fa pofition lui a
fait connôîtré jufques dans leurs replis ,n auront Bien
inftruit qu’elle feule. Les cabinets des* roi s fo n t
des théâtres où fe jouent' continuellement des
pièces qui occupent tout le monde : i l y en à.
qui font fimplement copiiquels; i l 'y en a aujfi
de tragiques , dont les plus grands évènements
font toujours càufés par des bagatelles.- (’ Mot-
te,ville ). C ’eft de là que s’échapent les . grands
fécrets ; c’eft là .que- les inquiétudèsr, les craintes,
les défirs, les. efpéranee? , lès pallions enfin né
craignent pas de fe ,trahir;; & c’eft là qu’elles, fe trà-
hiffent.-
/ La première ; place entre! les Mémoires expreffément
écrits pour fervir à l ’Hiîtoke , me, femble
-due, à. ceux de Commines h pour - leur folçidiié:,
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leur Ingénuité, & leur vérité lumincufe. Ce fe-
roient des tréfors pour les hiftoriens qu’une fuite
complète de pareilles inftrudtions. Commines eft
le Thucydide des françois, comme de Thou en
eft le Tite-Live. Le cardinal de Retz fembloit
né poux en etre le Tacite , s’il avoit eu des moeurs ,
fi fon temps lui eût. préfenté des faits d’une
’ importance plus fejièufeé Comme écrivain, on le
voit s’élever , entre tous ceux du même genre,
avec -une originalité de génie & de ftyle qui les
efface tous. Mais la chaleur & l ’énergie de fes
-récits & de fes peintures,. ne tenoient-eiies pas à
.cette inquiétude à cette fougue de caractère.,
•qui, dans l ’intrigue & les factions, 11e chetchoit
que le bruit ? & tel qu’il s'’eft dépeint lui-même .,
eût-il été plus grand fur un; plus grand théâtre,
comme aëleur & comme écrivain? C’c-Ü dé quoi
j’ôferois douter. La. Tragi-comédie de la Fronde
~ aroît avoir été faite exprès pour ce cara&ère
éroi-co inique : Turenne & Coudé y étoient déplacés;
de Retz s’y trouvoit dans fon centre. Il
falloit aux anglo.is un factieux comme Cromwei ;
aux parifiens, il en-falloit un comme le cardinal
de Retz. Chacun des deux fut le Catilina de fon
temps & de I fon pays , Cujuflibet rei fimulaior
ac. aiffimulator ; mais chacun des deux à fa manière
: Cromwei, en politique fombrè, en trifte
& profond hypocrite ; de Retz, en intrigant adroit,
hardi, déterminé,, habile, prompt à changer de
rôle , .& jouant toujours au naturel celui qui con-
venoit le mieux au lie u , au moment, à la fcènê,
au çaraftère des efprits,. & au ,genre d’illufion &
d’émotion qu’il avoit à répandre. Je' ne ferois
dope pas fur pris d’entendre dire que fon caractère
-s’ét-oit accommodé aux moeurs de fon Théâtre ; &
qu’avec, fon ardeur, - fon habileté , fon courage ,
fon audace, & fon éloquence, la prodigieufe activité
& la foupleffe de fon âme, il auroit été-,
dans d’autres çirconftances, le premier homme de
fon fiècle dans l ’art de remuer & de dominer les
efprits. Quoi qu’il en foit, ce fera de lui qu’on
aprepdra comme tout s’anime fous la plume d’un
é c r iv a in q u i , principal a&eur fur la feène du
monde , dans des temps de çrife & de trouble, ne
fait que peindre ce qu’il a vu & raconter ce qu’il a fait.
D ’un genre abfolüm ent contraire à l ’efprit des
Mémoires du cardinal de R e tz , fut celui des Mémoires
du fage & vertueux S u lly . C e liv re , que
Fabbé de l’Éclufe a rajeuni & fait revivre , n’a
pas m tens contribué que la H enriade à rendre.le
fou venir Mu bon roi H en ri IV préfent & cher à
tous les françois. Mais les Économies royales &
les Servitudes royales ( c’é to it le titre de ces
Mémoires ) , négligem m ent écrites & dans lin
vieux la n g a g e , feroient reftées enfevelies dans la
pou fiî ère des cabinets ; & le s L ettres n’ont peut-être
rien fait de plus u tile , que de. rendre la le dure
.de ce précieux ouvrage facile & attrayante pour
îo.us le s J^ n s eforits. A vec q u e lle p i e n’y v o it-on
M É M 71-r, pas le m eilleu r des m iniftres & le m eilleur des
rois fe rencontrer dans l ’elpace des tem ps , fe
reconnoître, & , p o ur ainfi d ire , s’em brafler & fe
réunir pour trav ailler au bonheur des P euples !
U n A ncien a d it q u e , fi la vertu fe rendoit vifible
aux hommes dans toute fa -beauté, elle gag nero it
tous les coeurs : c’eft là ce qu’on éprouve à la .
leéture de ces Mémoires ; 6c la M inerve du T é lém
aque fe préfente en réalité dans les Mémoires
de S u lly .
L es Mémoires de T o rc y , com m e leçons de
P o litiq u e , ne fo n t guère moins intéreffants que
les Mémoires, de S u lly , com m e leçons d’É c o -
nom ie. T o rcy fut chargé du fardeau des m alheurs
de L ouis XIV-; & dans des tem ps de calam ité &
d ’hum iliation , il fit p arler & agir fon m aître avec
m o d ératio n , mais avec courage & avec d ig n ité ;
.& le com pte qu’il a rendu de fa conduite dans les
C onfeils & dans les négociations, honore égalem ent
& le m iniftre .& le m onarque.
L es Mémoires de V iilars o nt répondu , p ar le
récit des faits , à l’envieufe m alignité de ceux qui
de fon tem ps ne vouloient voir en lu i que jactance
& que vanité ; & l’on a enfin reconnu que
ce n’é to it pas fans de grands talents que V iilars
a v ait eu le bonheur de fauver la F rance. Mais ce
q u i donne encore p lu s de valeur à fes Mémoires,
c eft d’avoir fait connoître le fond de l ’âme de ce
grand r o i , que l ’org u eil 8c la dureté de quelques-
uns de fes m iniftres, com m e le T e llie r & Louvois. r
calom nioient aux ieux de la poftérité.
Les Mémoires du maréchal de Noailies ont au fiî
ce mérite ; mais il leur manque effenci elle ment
celui d’avçir été rédigés par lui-même. C’eft une
obférvation qui n’a point échappé à l’homme de1
Lettres eftimabie • qui a fait l’éloge de l’abbé
Millot. « Il manquoît, dit - il , à cet écrivain
» une difpofition fans laquelle des Mémoires par-*
». ticuliers ne fauroient avoir le mérite qui leur
» eft propre. Cette difpofition eft l’intérêt, qui
» ne peut fe trouver que dans l’aéteur ou le té-
» nîoin. Depuis les Commentaires de Céfar,
ajoute M. l’abbé jyiorejlet, » que font tous les
» Mémoires connus , finon les fouvenirs de celui
» qui les à écrits? & pour ne citer que ceux qui
» appartiennent à notre nation , Commines, Morit-
» lue , Rohan , La Rochefoucault., Retz, Vil-
» leroy, Torcy, ont tous .vécu au milieu des
» évènements qu’ils racontent ; ils nous intereP-
» fent, parce qu’ils fe peignent eux-mêmes , 8c » ne retracent que des objets dont ils ont été
». conftamment entourés. Leurs regards ont été,
» frapés , leur imagination faifie , leur âme émue a
» lorfqu’ils entreprennent d’écrire , ils trouvent
» toutes leurs idées préfenles , toutes leurs paf-
» fions encore vives , tous leurs fentiments en
» activité ; & communiquant à leur ftyfo Fintérêt
» dont ils font remplis1 , il peignent toujours
» avec, énergie ; & ceux même qui nous laiffent