
d’autant plus à craindre , que-, non feulement il
eft impoflible d’en découvrir'l’auteur , mais que ni
l ’autorité , ni la force , ni le laps de temps ne font
capables de les effacer. On peut fe rappeler, à
l ’occafion de ce caractère indélébile ( s’il eft permis
d’ufer ici de ce terme), les efforts inutiles que fit
un archiduc, appelé Frédéric, pour faire oublier
le furnom de Bourfe - vide, dont il fe trouvoit
offenfé : le peuple, dans un pays où il étoit relégué,
le lui avoit donné dans le temps d’une dif-
grâce qui l’avoit réduit à une extrême difette ;
lorfqu’uiie fortune meilleure l ’eut rétabli dans fes
Etats , il eut beau, pour marquer .fon. opulence ,
faire dorer jufqu’à la couverture de fon palais, le
furnom lui relia toujours. Il faut auflï convenir que
s’il eut fait du bien au peuple , au lieu de dorer Ion
palais, fonSobriquet eût été changé en un furnom
plein de gloire.
11 arriva quelque chofe de femblable à Charles
de Sicile, furnommé Sans - terre , Sobriquet qui
ne lui avoit été donné que parce qu’effe&ivement
i l fut long temps fans États 5 il ne le perdit point,
lors même que Robert fon père lui eut cédé la
Calabre.
I l eft aifé de comprendre, par ce qu’on vient
d’obferver de l ’origine & de la nature des Sobri-
q ets , quelles font les fôurces communes d’ou on
les tire. Toutes les imperfections du corps, tous
les défauts de l'efprit.des hpmmes , leurs moeurs,
leurs partions, leurs mauvaifes habitudes, leurs vice*
leurs actions, de quelque nature qu’elles foient, tout
y contribue.
A l ’égard de la forme , elle ne confifte pas feulement
dans l ’ufage de fimples épithètes : on les
relève fouvent par'des expreflions. figurées , dont
Quelques - unes ne font quelquefois que des jeux
de mots, comme dans celui de Biberius-Mero, pour
Tiberius-Nero , à caufe de fa pa/Gon -pour le vin ;
Sc dans celui de Cacoergète , appliqué à Ptolo-
mée* V I I , roi d’Egypte , pour le qualifier de mauvais
prince , pat imitation d'Evergète , qui défigne
un prince bienfefant ; tej eft encore, celui d’Épi-*
mane , donné à Antioche IV , qui ., au lieu à’Épi-
phane ou roi illuftre dont i l ufurpoit le titre, ne
lignifie qu’un furieux.
D’autres Sobriquets font ironiques & tournés en
contre-vérités j comme celui de Poète lauréat-, que
les anglois donnent aux mauvais poètes. .
Il y' en a fouvent dont la malignité confifte dans
l ’emprunt du nom dé quelque animal ou de quelques
perfonnes célèbres, notées dans l’Hiftoîre
par leurs figures ou leurs vices, dont on fait une
comparaifon avec la perfonne qu’on veut charger.
Les fyriens tirèrent,;de la reflemblance du nez crochu
d’Antiochus VIII au bec d’un griffon, le Sobriquet
de Grypus , qui lui eft refté; & l ’on connoît affez,
dans l ’Hiftoire ancienne, les princes & les perfonnes
célèbres à~qui on a donné ceux de B o ite ,
ceux de. Cochon, S Â n e , de Veau, de Taureau
& 8 Ou rs, comme on donne aujourdhui ceux dis
Silène, d'Éfiope, de Sardanapale, & de Meffaline ,
aux perfonnes qui leur reffemblent par la figure ou
par les moeurs.
Mais de toutes les expre(fions figurées , celle
qui forme les plus ingénieux Sobriquets ( f il’on veut
convenir qu’il y ait quelque fel dans cette forte de
production de l ’efprit ) , c’eft l ’allufion fondée fur
une connoiflance de faits finguliers, dont l ’idée prête
une forte d’agrément au ridicule.
Ces différentes formes peuvent fe réduire à quatre',
qui font autant de genres de furnoms burlefques J
ceux dont la note eft indifférente , ceux qui" n’en
imprim ent qu’une légère , ceux qui font injurieux , &
ceux qui font honorables.
Pour donner lieu à ceux du premier genre , il
n’a fallu qu’un attachement a quelque mode fin-
gulière de coiffure ou d’habillement, quelque coutume
particulière , quelque action peu importante :
ainfi , les Sobriquets de Pogonate ou Barbe- Longue
, donnés à Coifftantin V , empereur de Cônf-
tantinople ; de Crépu, à Boleflas, roi de Pologne ;
de Grifegonelle-, à Geoffroi I, comte d’Anjou ; de
Courte-mantel, à Henri I I , roi d’Angleterre ; de
Longue-épée, a Guillaume , duc de Normandie
&.de Hache, à Baudouin V I I , comte de FlandVe j
n’ont jamais pu bleffer la réputation de ces princes.
Les romains appeloient Signum ce genre de
furnoms , & l ’action de le donner Significare.
Ceux du fécond genre ont pour objet quelque
légère imperfection du corps ou de l ’efprit, certains
évènements , & certaines a étions qui, quoi-
qu’innocentes , ont une efpèce de ridicule. C ’eft ce
que Cicéron a entendu par turpicùla, fubturpia ,
& quafi deformia. Si Socrate , par exemple, fe
montroit peu fenfible au furnom de Camard, beaucoup
s’en trouveroient offenfés ; celui de Crackenr
n’éloit point honorable à Uladiflas, roi de Bohême ,
O c . -
Ceux du troifîème genre fout beaucoup plus piquants,
en ce qu’ils ont pour objet les difformités
du corps les plus confidérables , ou les plus grandes
difgrâces de la fortune, & dont la honte eft fouvent
plus difficile à fupporter que la douleur qui les
accompagné.
Ceux du quatrième genre n’ont pour objet que
ce qu’il y a de plus rare dans les qualités du corps,
de plus noble dans celles de l ’efprit & du coeur,
de plus admirable dans les moeurs , •& de plus grand
dans les a étions. Le propre de ces furnoms eft d’ être
caraétérifes d’une manière plaifante, & qui, quoiqu’elle
tienne de la raillerie, ne laiffe jamais qu’une
idée honorable.
Ainfi, les furnoms de Bras-de-fèr & de Cotte-
dé-fer, impofés, l ’un à Baudouin I , comte de Flandre
, & l ’autre â Edmond I I , roi d’Angleterre , font
de vrais éloges de la force du corps dont ces princes
étoient doués $ tel eft aufii celui de Temperifeur,
prefque toujours choquant, & qui fait pour Fabius
l ’apologie de fa politique, militaire , comme celui
de Sans-peur marque a 1 égard de Richard , duc
de Normandie , 6c de Jean, duc de Bourgogne , leur
intrépidité. . , ,
Il y a des caractères.accidentels qui en établiL-
fent encore des genres particuliers : les uns peuvent
convenir à plunèurs perfonnes , comme les furnoms
de Borgne , de BoJJu , de Boiteux ,■ de Mauvais ;
d’autres né font guère appliqués quà une feule,-
comme le furnom dé jÇopronyme impofé a Gonf-
tantin I V , & celui de Caracalla au quatrième des
Antonin., , ;r • ' 'r- / ; '
Les Sobriquets ou furnoms que fe. donnent réciproquement
les habitants d’une petite ville , d’un
bourg, ou d’un hameau , ne confiftent ordinairement
qu’en quelques épithètes fi triviales & fî groflîères ,
q u il n’y auroit point d’honneur à en raporter des :
exemples.
I l n’en eft pas de même de ceux qui naiflent dans
l ’enceinte des- camps 5 ils font marqués a un coin
de vivacité & de liberté particulières aux mili-
- tairés.
I l y en a enfin d’héréditaires., & qui , n’ayant été
, d’abord attribués qu’à une. feule perfonne, ont enfuite
pâlie à fes defeendants, & lui ont tenu lieu de
. nom propre. Tels font la-plupart des furnoms des
. romains iliuftres du temps de la République, que
les auteurs de l ’Hiftoire romaine qui ont écrit en
grec . ont cru leur être. tellement propres, qu’ils,
ne leur ont ôté que la terminaifon latine, comme
Denis d’Halicarnafle l ’a fait de ceux de Pvcpof &
de KopvVTojr ,• car il ne faut pas s’imaginer , comme
l ’ont cru qu elques^ antiquai res, que les magiftrats
fur les médailles defquels on lit les furnoms S Aheno-
barbus, de Nafo, de Crafjfipes, de Scaurus , de
Bibulus , foient les hommes dès familles Domitia,
Axfia^ Furia , Æmilia , Calpurnia,c\ui avoient
la barbe roujfie , le ne\ lo n g , àes pieds contrefa
it s , de gros talons , & qui étoient adonnés au
vin. I l y a au contraire , dans cette République ,
• certaines familles qui n’ont tiré leur nom que d’une
de ces fortes de Sobriquets, que le premier de la
famille a porté, comme la Claudia,, qui a tiré
le fien d’un boiteux. La même chofe eft arrivée
en notre pays, auffi bien que dans beaucoup d’autres.
Cependant ces furnoms , tels qu’ils ont été , font
devenus d’un grand avantage dans la Chronologie -
& dans l’Hiftoire. Il faut convenir que, fi quelque
chofe eft capable de diminuer laconrufion que peut
• caufer dans l’efprit une multitude d’objets Semblables
, tels que ce nombre prodigieux de rois & de
Souverains , qui, dans les monarchies anciennes &
modernes, fe fuccèdent les uns aux autres fous les
mêmes noms ; c’eft l'attention aux furnoms par
lefquels ils y font diftingués. Ces furnoms nous
aident beaucoup a* reconnortre les princes au temps
defquels les évènements doivent fe raporter, & à y
•fixer des époques- certaines.
L ’ufage en eft néceffaire pour donner, aux généalogies
des familles qui ont poffédé les grands Empires
& les moindres États, cette clarté quileur eft
effencielle.
C’eft par le défaut de furnoms que la généalogie
des Pharaon, dont Jofephe & Eusèbe ont dit que
les noms étoient plus tô: de dignité que de famille,
eft fi obfcure. Combien au contraire la précaution
de les avoir ajoutés aux furnoms tirés de l ’ordre
numéral, fauve-t-elle de méprifes & d’erreurs dans
l’hiftoire des Alexandre de Macédoine , des Pto-
lomée d’Égypte , des Antiochus de Syrie , des Mi-
thridate du Pont, des Nicomède de Bithyriie , des
Antonin & des Conftantin de l ’Empire , des Louis
& des Charles de France, <5 c ! Si les épithètes de
Riches , de Grands, de Confervateurs , &c r dont
les peuples honorèrent autrefois quelques-uns des
princes Ide,çes familles, laiffent dans la mémoire
une impreffion plus forte que celles qui font tirées
de l ’ordre progreftif de premier , fécond , troifième ,
& des nombres' fuivants ; les furnoms burlefques de
Ne\-de-griffon , de Ventru , de Joueur de flûte ,
d3Efféminé, de Martel, de Fainéant, de B a la fr é ,
n’ y en font-ils pas une dont les traces ne font pas
moins profondes? Horace, fefant la comparaifon du
Sérieux & du Plaifânt, ne feint point de donner la
préférence à ce dernier.
Dîfc it enim citiùs , meimnitque libentlùs illud
Quod quis deridet, quam qued probat & veneratur.
Combien y a - t - il même de familles iliuftres,
dans les anciennes monarchies & dans celles du
- moyen âge , dont les branches ne font diftinguées
que par les Sobriquets des chefs qui y ont fait des
fouches différentes ! On le voit dans les familles romaines
: dansla Domitia,dont les deux branches ont
chacune pour auteur un homme à furnom burieique,-
l ’un Calvinus, & l ’autre Ahenoburbus ; & dans
la Cornelia , de laquelle étoient les Scipion , ou
le premier qui a été connu par le furnom de Nafica,
a donné fou nom à.une branche qui ne doit pas être
confondue avec celle de l ’Africain.
Une autre partie eflencielle de l ’Hiftoirë, eft
la repréfentation des caractères des différents per-
fonnages qu’elle introduit fur là fcène ; c’ eft ce que
font les furnoms par des exprefifions qui font comme
des portraits en raccourci des hommes les plus célèbres
r mais i l faut avouer que, par raport à la
reflemblance qui doit faire le mérite de ces portraits,
les furnoms piaffants l ’emportent de beaucoup fur
ceux du genre férieux.
Les premiers trompent rarement , parce qu’ils
expriment prefque toujours les caractères dans le
vrai : ce font des témoignages irréprochables , des
décifîorïs prononcées par la voix du peuple , des
traits de crayon libres tirés d’après le naturel, des
coups de pinceau hardis, qui ne font pas feulement
des portraits de l ’extérieur des hommes , mais- qui