
d etonnement, de crainte , ou de pitié , celui d’avoir
l ’oreille agréablement affeftée par une fucceflion
ou par un enfemble de Ions touchants , de Tons
harmonieux ? allez au théâtre 0.1V l ’on dhante , &
demandez à ce théâtre que l ’art du chant y Toit
porté au plus haut degré d’exprelfion & de
charme.
Qu’on fe rappelle donc ce qu’on s’eft propofé ,
lorlque de la Tragédie on a fait l ’Opéra :
on a voulu jouir â la fois des plaifirs de l ’efprit,
de l ’âme, & de l ’oreille. Il a donc fallu d’abord
tjue la déclamation fût, non feulement expreflive ,
ihais^ encore mélodieufe ; & tant qu’on n’a pas
eu d’autre chant que le R é c ita tif, on a eu raifon
de lui donner tout l ’agrément qu’il pouvoit avoir :
de là les cadences, les ports de voix , les tenues,
les prolations que les françois yont introduites pour
en faire un chant plus flatteur.
Les italiens, plus févères , fe font fait un Récita
tif plus rapide & plus Ample. ( ^ Ils n’ont
pu noter les accents inappréciables de la parole;
mais la voix des chanteurs habiles a fu ajouter ,
a la note, des inflexions, des liaifons , des nuances
de fons , pour m’exprimer ainfi, qui ont raproché,
autant qu’il eft poffible, les accents de la mélopée
de ceux de la Ample déclamation : par là ils
ont rendu leur R é c ita tif le moins chantant qu’il
pouvoit l ’ être. ) Mais en revanche ils y ont mélé
des morceaux d’un caractère plus marqué & d’une
expreflion plus énergique. Dans ces morceaux qu’ils
appellent Ré c ita tif obligé, la mefure & le mouvement
font prefcrits : la fymphonie, qui accompagne
la voix, la foutient & la fortifie ; elle
fait plus, elle devient un nouvel organe de la
penfée ; & dans les filences même de la voix , elle
y fupplée par l ’expreffion de ce qui fepaffe au dedans
.de l ’âme, ou pour ainfi dire autour d’elle.
Mais , dans le courant de la déclamation, les
italiens & les françois avoient également fenti que
toutes les fois que la nature indiqueroit des mouvements
plus décidés , des inflexions plus fenfibles,
i l falloit faifir ce moment pour rompre la monotonie
du récit ou du dialogue , par un chant
plus marqué, qui fe détacheroit du R é c ita tif continu
, & qui, faillant & ifolé , réveilleroit l ’attention
de l ’ore ille, en lui offrant un plaifirnouveau
: de là ces chants phrafés & cadencés que
L u lli & les italiens de fon temps employoient
dans la fcène. Mais quel çharme pouvoient avoir
des airs le plus fouvent tronqués & mutilés , ou
renfermés dans le cercle étroit d’une phrafe Ample
.& concife , n’ayant pour tout caractère qu’un mouvement
lent ou rapide , ou qu’une fucceffion de
Tons détachés ou liés enfemble, tantôt plus adoucis
& tantôt plus forcés, prefque toujours fans mélodie
, fans agrément dans le motif, fans précifion
/ians la mefure , fans fymmétrie dans le deflï/i ?
Jufques là i l eft au moins très-douteux que la
Réclamation züt gagné à eue chautéç ; car du côté
de la nature, elle avoit évidemment perdu de fon
aifance, de fa rapidité, de fa chaleur, & de fon énergie
; & du côté de l’a r t, qu’avoit- elle aquis pour
compenfer toutes ces pertes ?
-, Mais des que le chant périodique & fymmétrique
i nven^e > f° ut le prix, tout le charme de la
Mufique fut fenti ; 1 âme connut tout le plaifir que
pouvoit lui aporter l ’oreille ; l ’Italie & l ’Europe
entière ne regrettèrent plus rien.
L a F rance e lle feule continuoit à s’ennuyer d’une
M ufique m onotone , qu’e lle, applaudiffoit en b âillan
t , & qu’e lle s’obftinoit par vanité à faire fem -
blant de chérir. N o n feulem ent e lle dédaignoit de
connoître cette form e d’airs périodiques dont V inci
éto it l’inventeur , & que L é o , P e rg o lè fe , G a lu p p i,
J u m e lli, avoient portée à un fi haut degré d’ex-
preffion & de ^mélodie : mais ce Ré c ita tif o b lig é ,
cette déclam ation paffionnée , énergique , od F o re
r a avoit e x c e llé , nous éto it encore étrangère :
l ’orcheftre éto it chez nous le feul aéteur qui conn
ût la précifion des mouvem ents & de la mefure :
encore l ’o u blio it - il lu i - mêm e , forcé d’obéir à
la voix. L e charm e & le pouvoir du chant nous
étoient inconnus au p o in t qu’on attachoit à des
accom pagnem ents fans deflin le grand m érite de
l ’a rtifte , & que l ’on fefoit confifter l ’excellence
'de la Mufique dans les accords. C ’eft prefque uniquem
ent à cette partie fubordonnée que le célèbre
R am eau ap p liq u o it fon g é n ie , & q ifil a dû tous
fes fuccès. L e don d’inventer les deffins, de les
d èv elo p er, de les varier avec g râ c e , & d’affortir
au m êm e caractère la m élodie & le m ouvem ent
en un m o t, le don de la penfée rnuficale, le feul
auquel les italiens attachent le nom de génie,
R am eau en fefoit p eu de cas, & ne. daignoit l ’em p
lo y er qu’à fes airs de danfe , dans lefquels il a
excellé : injufte envers lu i-m êm e , il fe glorifioit
de fon favoir & de fon art , & m éconnoiffoit fo a
génie. C om biner les accords eft le trav ail dç
l ’hom m e habile ; les choifir, favoir les placer t
eft le trav ail de l ’hom m e de g o û t. Inventer des
chants analogues au fentim ent ou à la pen fée,
dont la m odulation variée dans fa b elle fim pliçité
enchante à la fois l ’âme & l’o reille ; voilà l ’in fr
piratio n q u i , dans le m uficien, répond à celle du
p o ète : & ç’eft ce q u i d a r w notre Mqfique vocale .
a été prefque inconnu jufqu’à nous,
i Cependant, comme on ne fauroit prendre fîn-i
cèrement du plaifir à s’ennuyer , on juge bien que
les françois n’épargnoient rien pour fe déguifer à
eux-mêmes la fatiguante monotonie de leur Mufique
vocale. Les faux agréments qu’ils y méloient,
aux dépens de l ’expreflîon , fe multiplioient tou»
les jours ; quelques belles voix ayant excellé , les
unes à former des cadences brillante?, & les autres
à déployer des fons pleins & retentiffants , le befôitx
d’aimer ce qu’on avoit, & l ’habitude qu’on s?étoifc
faite mfenfîblçm.ent d’admirer ce qui étoit difficile
& «lie, çufio l ’émQfion phyfiqu© de l ’organe auquel
une belle voix plaît comme une cloche, harmo-
nieufe,. cette émotion que l ’on croyoit etre , fur
la foi d’un long préjugé, le dernier degre de
plaifir que pouvoit faire la Mufique, en impofoit
à une nation qui ne connoifloit rien de mieux.
Mais jufqu’à ce que des hommes bien orgànifés
& doués d’une âme fenfible ayen-t réellement trouvé
le beau , ils éprouvent une inquiétude fecrète &
confufe qu’aucune efpèce d’iilufion ne peut calmer
: de là les efforts, les dépenfes, & toutes les
reflources inutiles qu’on a fi long temps employées
pour fauver les françois du- dégoût de leur Opéra :
diverfité dans les poèmes, multiplicité des machines
, magnificence vraiment royale , comme
l ’appelle La Bruyère , dans les décorations & lés
vêtements , ufage immodéré des danfes , jufqu’à
faire difparoître l ’aélion. théâtrale pour ne plus
voir que des ballets , multitude prefque innombrable
de jeunes beautés aflemblées pour en décorer
le fpeétacle ; que n’a-t-on pas mis en ufage ?. &
ce théâtre a toujours été le feul. dont les entrepreneurs
, fuccèflivement ruinés, n’ont pu foutenir
la dépenfe dans ce même Paris , où , fans fecours
& prefque fans moyens, on a vu fleurir le théâtre
des vaudevilles.
La caufe de cette décadence continuelle de l ’Opéra
françois n’eft autre que le dégoût invincible qu’on
aura toujours pour une Mufique dénuée de chant :
le Ré citatif, quel qu’i l foit, réduit à fa fimpli-
cité monotone, fatiguera toujours l ’oreille ; le
Récitatif- obligé , quelque expreflion que l ’on
donne à l ’harmonie qui l ’accompagne, quelque
énergie qu’elle ajoûte aux accents dont il eft
formé , ne répandra jamais dans la fcène affez de
variété, d’agréments, & de charmes; les choeurs
multipliés fe détruiront l ’un l ’autre, & ne feront
plus que du bruit ; les danfes prodiguées deviendront
infîpides, comme tous les plaints dont on a la
fatiété.
A ce fpe.étacle,, un feul moyen de plaire, toujours
varié , toujours fenfible , toujours inépuisable
dans fes reflources, c’eft le chant : parce qu’il
prend toutes le? formes du fentiment & de la
penfée ; qu’en même temps qu’il flatte l’orèille ,
i l touche j l ’âme ; qu’il parle à l’efprit comme aux
fens ; & que dans fa période il : réunit le double
avantage .de faire attendre , défirer, & jouir. T e l
étoit le pouvoir que les anciens attribuoient à la
période oratoire : & fi l ’art de tenir l ’efprit fuf-
pendu , dans l ’attente de la penfée, avoit fur eux
tant de puiflance , qu’il leur fefoit çonfidérer l’orateur
comme tenant enchaînées les oreilles de tout
un peuple ; que penfer de l ’art du muficien qui
exercera le même empire , non pas fur l ’efprit,
mais fur l ’âme, &qui faura donner le même attrait à
Texpreffion du fentiment ?.. .
Concluons que la partie eflencielle de la Musique
c’eft le chant : que le Récitatif fimple en
çft la partie foiblc : que le R é c ita tif obligé ,
q u i, dans les mouvements rompus & tumultueux
des pallions, peut emprunter de l ’harmonie tant
d’énergie & de puiflance, n’eft pourtant pas ce
qu’on délire le plus vivement , & dont on fe
lafle le moins : ' que c’eft de la beauté du chant
périodique & mélodieux que l’âme & l ’oreille font
infatiables ; & que par conféquent le poète qui
écrit pour le muficien , doit regarder la partie du
R é c ita tif fimple comme celle qui exige le ftyle
le plus rapide, afin que l ’oreille, impatiente d’arriver
au chant, ne le plaigne jamais qu’on l ’arrête
au paflage ; la partie du R é c ita tif obligé ,
comme celle qui demande à être employée avec
le plus de fobriété , afin que le fentiment de
l ’harmonie ne foit point émouffè par la fatigue de^
n’entendre que des accords fansdeflïn; & la partie
du chant mélodieux & fini , comme celle dont la
diftribution doit être fon premier objet , afin que
le charme de la mélodie , le vrai plaifir de ce
Ipeétacle, fe reproduife fous mille formes, & que ,
s’il altère la vérité de l ’expreffion naturelle , ce ne
foit que pour l ’embellir.
Telle doit être, je crois, l ’intention commune
du poète & du muficien : & fi 'jamais elle eft remplie
dans l ’Opéra françois, comme i l eft sûr qu’elle
peut l ’être ( le fuccès l ’a prouvé ) ; c’eft alors que
le preftige de la J\lufique, joint à.celui de la Peinture
, des fêtes, & du merveilleux qu’y répandra la
Poéfie , fera de ce fpeétacle un véritable enchantement.
Mais jufques là qu’on ne fe flatte pas de nous
faire goûter un R é c ita tif puf & fimple ; ce ne
feroit pas pour l ’oreille un plaifir digne de compenfer
celui d’une déclamation naturelle & d’une
poefie affranchie des, contraintes de la Mufique.
Nous permettons à l ’Opéra une déclamation notée
, parce que la ’fcène parlée trancheroit trop
avec le chant ; mais ce n’eft que dans l ’efpérance
& en faveur du chant, que nous confentons qu’on
altère la déclamation naturelle : c’eft là le paéte
du Théâtre lyrique. Qu'il nous faffe donc entendre
ce qu’i l promet, de beaux airs, des duo touchants
, des morceaux de peinture & d’expreflîon ,
où tout le charme de la mélodie & toute J.a puif-
fance de l ’harmonie fe réunifient 8c fe déployent.'
Non feulement alors nous permettons au R é c ita tif
de fe dégager des ports de voix , des trils , des
cadences , des prolations; &c : mais .nous exigeons
qu’il renonce à • tous ces ornements futiles ; &
qu’aufli fimple, auffi vrai , auffi courant qu’il fera
poflïble, il ne faffe que raprocher , par un peu
plus, d’analogie , la déclamation de la fcène , de
ces morceaux de chant qu’elle doit amener. Le chant
eft la partie eflencielle & défilée de l ’Opéra; lei?e-
citatif en eft une partie tolérée,, comme indifpenfa-
ble : il faut paffer par là pour arriver à ces endroits
délicieux oùToreille & l ’âme fe promettent
de s’arrêter & de jouir ; mais le chemin leur paroitra
long fi leur efpérance eft trompée, & l ’intérêt
de Faction la plus vive aura lui-même bien de