
tels êtres au monde , il eft fort probable qu’ils
parleroient & agiroient de la manière dont i l les
a repréfentés. Quant à fes défauts, on les exeufera
fans douce , fi l ’on confidère que l ’elprit humain ne
peut de tous côtés franchir les bornes qu’oppofent
à fes efforts le ton dufiècle, les moeurs, & les préjugés.
Les ouvrages dramatiques de ce poète parurent
pour la première fois tous enfemble en 1623 , ïn-
fà l . & depuis, MM. Rov/e, Pope, Théobaid, &
Warburthon en ont donné à l ’envi de nouvelles
éditions. On doit lire la préface que Pope a mife
au devant de la fienne fur le caractère de l ’auteur.
Elle prouve, que ce grand Génie, nonobftant tous
fes défauts , mérite d’être mis au deffus de tous
les écrivains dramatiques de l ’Europe. On peut
confîdérer fes ouvrages, comparés avec d’aûtres
plus polis & plus réguliers, comme un ancien
bâtiment majeftueux d’architeCture gothique , comparé
avec un édifice moderne d’une architecture
régulière: ce dernier eft plus élégant; mais le
premier.» a quelque chofe de plus grand , il s’y
trouve” allez de matériaux pour fournir â plufieurs
autres édifices ; il y règne plus de variété, & les
appartements font bien plus vaftes , quoiqu’on y
arrive fouvent par des' paffages obfcurs, bizarrement
ménagés, & défagréables ; enfin tout le corps
infpire du refpeCt, quoique plufieurs des parties foient
de mauvais goût, mai difpofées, & ne répondent pas
à fa grandeur.
, I l eft bon de remarquer qu’en général c’eft dans
les morceaux détachés que les Tragiques anglois
ont le plus excellé. Leurs anciennes pièces ,* dépourvues
d’ordre , de décence , & de vraifemblarjee,
ont des lueurs étonnantes au milieu de cette nuit.
Leur ftyle eft trop ampoulé , trop rempli de l ’enflure
afiatique; mais aufli i l faut avouer que les
échaffes du ftyle figuré, fur lefquelles la langue
angloife eft guindee dans le Tragique , élèvent
l ’efprit bien haut, quoique par une marche irrégulière.
Johnfon ( Benjamin ) fuivit de près Shakefpear,
& fe montra un des plus illuftres dramatiques anglois
du dix-feptième fiècle. I l naquit a Weft-
minfter vers l’an 1575 , & eut Cambden pour
maître : mais fa mère , qui s’étoit remariée à un
maçon , l ’obligea de prendre le métier de fon beau-
père ; iltravailla, par indigence , aux bâtiments de
Lincoln’Ion , avec la truelle à la main & un livre
en poche. Le goût de la Poéfîe l ’emporta bientôt
fur l ’équerre ; il donna des ouvrages dramatiques,
fe livra tout entier au Théâtre, & Shakefpear le protégea.
11 fit reprpfenter , e n .ié o i , une Tragédie intitulée
L a chute de Séjan. »Si l ’on m’objeCte ,
» dit-il dans fa Préface, que ma pièce n’eft pas
» un poème félon les règles du temps, je l ’avoue ;
» il y manque même un choeur convenable , qui
p eft la choie la plus difficile à mettre e n oeuvre.
» De plus , il n’eftni néceffaire ni poffible d’ob-
» ferver aujourdhui la pompe ancienne des poèmes
» dramatiques , vu le caractère des fpe&ateurs. Si
» néanmoins, continue-t-il , j’ai rempli les devoirs
»•.d’un auteur tragique, tant pour la vérité de
» l ’hiftoire & la dignité des perlonnages, que pour
» la gravité du ftyle & la force des fentiments :
» ne m’imputez pas l ’omifilon de ces acceffoires
» par raport auxquels ( fans vouloir me vanter ) je
» fuis mieux en état de donner des règles, que de
» les négliger faute de les connoître ».
En 1608 , i l mit aii jour la Conjuration de
Catilina. Je ne parle pas de fes comédies, qui
lui aquirent beaucoup de gloire. De l’aveu des
connoiffeurs , Shakefpear & Johnfon font les deux
plus grands dramatiques dont l ’Angleterre puiffe
fe vanter. Le dernier a donné d’auffi bonnes règles
pour perfectionner le Théâtre, que celles*de Corneille.
Le premier devoit tout au prodigieux génie
naturel qu’il avoit ; Johnfon devoit beaucoup à
fon art & à fon favoir. I l eft vrai que l ’un &
l ’autre font auteurs d’ouvrages indignes d’eux : avec
cette différence néanmoins que , dans les mauvaifes
pièces de Johnfon , on ne trouve aucun vcftige
de l’auteur du Renard & du Chimi/le ; au lieu
que dans les morceaux les plus .bizarres de Sha-
kepear, vous trouverez çà & là des traces qui
vous font reconnoître leur admirable auteur. Johnfon
avoit au deffus de Shake pear une profonde
connoiffance des anciens , & i l y puifoit hardiment.
Il n’y a guère de poètes ou d’hiftoriéns
romains des temps de Séjan & de Catilina, qu’il
n’ait traduits dans les deux Tragédies dont ces
deux hommes lui ont fourni le fujet : mais il
s’empare des auteurs en conquérant ; & ce qui
feroit larcin dans d’autres poètes , eft chez lui victoire
& conquête. Il mourut le 16 août 1637, &
fut enterré dans l ’abbaye dé Weftmiafter ; on mit fur
fon tombeau cette épitaphe courte , & qui dit tant
de chofes : O rare Ben Johnfonl
Otway ( Thomas ) , né dans la province de
Suffex en i é y i , mourut en i 6S$ , à l’âge de 34
ans. I l réufiit admirablement dans la partie tendre
& touchante ; mais i l y a quelque chofe de trop
familier dans les endroits qui auroient dû être
foutenus par la dignité de l’expreflion. Venife
fauvée & Y Orpheline font fes deux meilleures
Tragédies. C’eft dommage qu’i l ait fondé la première
fur une intrigue fi vicieufe , que les plus
grands caraCtères qu’on y trouve font ceux des
rebelles & des traîtres. Si le héros de fa pièce
avoit fait paroître autant de belles qualités pour
la défenfe de fon pays qu’il en montre pour fa
ruine, on n’auroit pu l’admirer trop. On peut dire
de lui ce qu’un hiftorien romain dit de Catilina ,
que fa mort auroit été glorieufe,' fi pro patrid
Jic côncidijjet. Otway poffédoit parfaitement l ’art
d’exprimer les pallions dans le Tragique , & de
les peindre avec une fimplicité naturelle ; il avoit
aufli le talent d’exciter quelquefois les plus vives
.émotions*
gmotionS. Mademoifelle Barry, jj fameufe actrice ,
qui fefoit le rôle de Monime dans Y Orpheline ,
ne prononçoit jamais fans verfe- des larmes ces trois
mots : Ah ! pauvre Caftalio ! Enfin Béviledère me
trouble , & Monime m’attendrit toujours : ainfi', la
terreur s’empare de l ’âme, & l ’art fait couler des
pleurs honnêtes.
Congrève ( Guillaume) , né en Irlande en 1672 ,
& mort à Londres en 1729 , fit voir le premier,
fur le Théâtre anglois, avec- beaucoup d’efpric y
toute la corredion & la régularité qu’on peut
défirer dans le Dramatique ; on en trouvera la
preuve'dans toutes fes pièces, & en particulier dans
fa belle Tragédie, l ’Époufe affligée., ihe Mourning
bride|
Rowe ( Nicolas ) naquit en Dévonshire en 1673, j
& mourut à Londres en 1718 , à 45 ans, & fut
enterré à Weftminfter, vis à vis de Chaucer.
Il fe fit voir aufli régulier que Congrève dans fes
Tragédies Sa première pièce, Y Ambitieufe belle-
mère , mérite toutes fortes de louanges par la
pureté de la diCtion, la jufteffe des. caraCtères, &
la nobleffe. des fentiments : mais celle de fes Tragédies
dont i l fefoit le plus de cas, & qui fut aufli
la plus eftimée , étoit fon Tamerlan. Il règne
dans toutes fes pièces un efprit de vertu & d’amour
pour la patrie , qui font honneur à fon coeur ; il 1
faifit en particulier toutes les occafions qui fe pré-
fentent de faire fervir le Théâtre à infpirer les grands
principes de la liberté civile.
I l eft temps de. parler de l ’illuftre AddiJJon :
fon Caton d’Utique eft le plus grand perfonnage,
& fa pièce eft la plus belle qui foit fur aucun
Théâtre ; c’eft un chef-d’oeuvre pour la régularité,
l ’élégance, la poéfie, & l ’élévation des fentiments.
Il parut à Londres en 1713 ; & tous les partis,
quoique divifés & oppofés , s’accordèrent à l ’admirer.
La reine Anne défira que cette pièce lui
fut dédiée ; mais l ’auteur , pour ne manquer
ni à fon devoir ni à fon honneur ,- l’a mife au
jour fans dédicace. M._du Bos en traduifit quelques
.{cènes en françois. L’abbé Salvini en a donné une
traduction complète italienne ; les jéfuites anglois
de Saint-Omer mirent cette pièce en latin, & la
firent repréfenter publiquement par. leurs écoliers.
M. S ew e ll, doCteur en Médecine, & le chevalier
Steele l ’ont embellie de remarques lavantes &
pleines de goût..
Tout le caraClère de Caton eft conforme à 1 Hîf-
.toire. I l excite notre admiration pour un romain
aufli vertueux qu’intrépide. I l nous attendrit à la
vue du mauvais fuccès de fes nobles efforts pour
le foutien de la caufe publique. Il accroît notre
indignation contre. Céfar, en ce que la plus éminente
vertu fe trouve opprimée par un tyran heureux.
Les caraCtères particuliers font diftingués les
uns des autres par des nuances de couleur différente.
Portius & Marcus ont leurs, moeurs St leurs
G r a m m . e t L î t t é r a t . Tome H L
tempéraments ; & cette peinture fe remarque dans
tout le cours de la pièce , par l ’oppofilion qui
règne dans leurs fentiments, quoiqu’ils foient amis.
L ’un eft calme & de fan g froid ; 1 autre eft plein
de feu & de vivacité. Ils fe. proposent tous deux
de fuivre l ’exemple de leur père : l ’aine le confidère
comme le défenfeur de la liberté ; le cadet
le regarde comme l’ennemi de Cefar : 1 un imite
fa fageffe; & l ’autre, fon zèle pour Rome.
Le caraCtère de Juba eft neuf: il prend Caton
pour modèle, .& i l s’y trouve encore engagé par
fon amour pour Marcia ; fa honte lorfque la paflion
eft découverte , fon refpeCt pour l ’autorité de Caton
, fon entretien avec Syphax . touchant la
fupériorité des exercices de l ’efprit fur ceux du
corps, embelliffent encore les traits qui le regardent.
La différence n’eft pas moins fenfiblément expo-
fée entre les caraCtères vicieux. Sempronius & Syphax
font tous deux lâches , traîtres , & hypocrites ;
mais chacun à fa manière : la perfidie du romain
& celle de l ’africain font aufli différentes que leur
humeur.
Lucius , l ’oppofé de Sempronius & ami de
Caton, eft d’un caraCtère doux, porté à la com-
paflïon , fenfible aux maux de tous ceux qui fouf-
frent, non par foibléffe , mais parce qu’il eft touché
des malheurs auxquels i l voit fa patrie en
proie. .
Les deux filles font animées du même efprit
‘ que leur père. Celle de Caton s’intéreffe vivement
pour la caufe de la vertu ; elle met un frein a
une violente paflion, en réfléchiffant a fà naiffance;
& par un artifice admirable du poète, elle montre
combien elle eftimoit fon amant, a loccafion de
fa mort fuppofée : cet incident eft aufli naturel
qu’i l étoit néceffaire ; & il fait difparoître ce qu il
y- auroit eu dans cette paflion de peu- convenable
à la fille de Caton. D’un autre côté , Lucie , d un
caraCtère doux & tendre , ne peut déguifer^ fes
fentiments ; mais après les avoir déclarés > la crainte
des conféquences la fait- réfoudre a attendre le
tour que prendront les affaires, avant de ren-
J dre. fon amant heureux. Voilà- le caraCtère timide
& fenfible de fon père Lucius; & en meme temps
fon attachement pour Marcia 1 engage aufli avant
que l’amitié de Lucius pour Caton.
Dans le dénouement , qui eft d’un ordre mixte ,
la vertu malheureufe eft abandonnée au hafard &
aux dieux ; mais tous les autres perfonnages vertueux
. font récompenfés.
Cette Tragédie eft trop connue pour entrer
dans le détail de fes beautés particulières. Le feul
fôliloque de Caton ( acle V , fs . j ) fera toujours
l ’admiration des philofophes ; il finit ainfi :
l e t guilt or fear
Dijiurb mans reji : Cato knows neither o f ’ em,
. Indiffèrent in his choice. to fleep- or die.
„ • • ! B b b b