
. 1 5 2 P O É
le meme , elles fe prêtent mutuellement, tantôt
la forme qui les diftingue , tantôt le fonds même
qui leur eft propre , de forte que tout paroîc
travefti. ' r
I l >' a des fixions poétiques qui fe montrent
avec 1 habit fimple de la Profe : tels font les romans
& tout ce qui eft dans leur genre. I l y a
meme des matières vraies , qui paroiffent revêtues
& parees de tous les charmes de l ’harmonie poé^
tique ; tels font les poèmes aida étiques & hifto-
îiques. Mais ces fi étions en profe & ces hiftoires
en vers ne font ni pure Profe , ni Poéfie pure;
ceft un mélangé des deux natures, auquel la définition
ne doit point avoir égard; ce font des
caprices faits pour être hors de la règ le , &
dont 1 exception eft ablolument (ans conféquence
pour les principes. Nous connoiffons , dit Plu-
tarque , des facrifices qui ne font accompagnés ni
* ni de fymphonies ; mais pour ce qui
elt de la Poéfie-, nous n’en connoiffons point
lans fables & fans fiétion. Les vers d’Èmpédocles ,
5eu^rw ^>arm^n^ e j de Nicander , les fentences
de Theognide , ne font point de la Poéfie-, ce
ne font que des difcours ordinaires , qui ont emprunte
la verve & la mefiire poétique pour relever
leur ftyle & l ’infinuer plus aifement.
Cependant il y a différentes opinions fur l ’ef-
lence de la Poéfie. Quelques-uns font, confifter
cette effence dans la fiétion ; i l ne s’agit que d’ex-
pliquer le terme , & de convenir de fa lignification.
Si par Fiction ils entendent la même chofe
3UC' f i i j ldre ou fingere chez les latins : le mot
de Fiction ne doit fignifier que l ’imitation artificielle
des caraétères, des moeurs, des aétions, des difcours
, &c j tellement que feindre fera la même chofe
que rèpréfenter ou contrefaire j alors cette opinion
rentre dans celle de l ’imitation de la “belle
> 4ue nous avons établie en définiffant la
Poefie.
Si les mêmes perfonnes refferrent la fignifica-
tion de^ ce terme, & que par Fiction ils entendent
le miniftère ‘des dieux que le poète fait intervenir
pour mettre en jeu les refforts fecrets de fon
poème; il eft. évident que la fiétion n’eft pas
eiTencielle a la Poefie ; parce qu’autrement, la Tragédie
, la Comédie -, la plupart des Odes , ceffe-
roient d’être de vrais poèmes : ce qui feroit contraire
aux idées le plus univerfellement reçues.
Enfin, fi par Fiétion on veut fignifier les figures
qui prêtent de la vie aux choies infenfibles, qui
les font parler & agir , telles que font les me -
taphores & les allégories ; la fiétion alors n’eft
plus qu un tour poétique , qui peut convenir à la
r rote même ; c’eft le langage de la paflîon, qui
dédaigné 1 expreffion vulgaire ; e’eft la parure &
non le corps, de la Poéfie.
^ a“ tres ,ont cm que la Poéfie confiftoit dans
o V'e* ’ ce Préiug é aufiî ancien que la
Poéfie meme. Les premiers poèmes furent des
P o Ê
hymnes qu’on chantoit, & au chant defquels on
affocioit la danfe ; Homère & Tite-Live en donneront
la preuve. Or pour former un concert de
ces trois expreflions , des paroles , du chant, &
de la danfe , il falloit néceffairement qu’elles
euffent une mefiire commune qui les fît tomber
toutes trois enfemble , fans quoi Tharmonie eut
été déconcertée. Cette mefure étoit le coloris,
ce qui frappe d’abord tous les hommes j au lieu
que 1 imitation, qui en étoit le fonds & comme
le deffin, a échappé à la plupart des ieux qui la
voient fans la remarquer.
Cependant cette mefure ne conftitua jamais ce
qu’on appelle un vrai poème ; & fi elle fuffifoit,
la Poéfie ne feroit qu’un jeu d’enfant, qu’un
frivole arrangement de mots que la moindre tranf-
pofition feroit difparoître.
I l n’en eft pas ainfî de la vraie Poéfie : on a
beau renverfer l ’ordre , déranger les mots , rompre
la mefure j elle perd l ’harmonie, il eft vrai, mais
elle ne perd point fa nature ; la Poéfie des chofes
refte toujours ; on la retrouve dans les membres
difperfes j cela n’empêche point qu’on ne convienne
qu’un poème fans verfification. ne feroit pas un
poeme. Les mefures & l ’harmonie font les couleurs,
fans lefquelles la Poéfie n’eft qu’une eftampe :
le tableau repréfentera , fi vous le voulez -, les
contours ou la forme, & tout au plus les jours
& les ombres locales ; mais on n’y verra point
le coloris parfait de l ’art.
La troifième opinion eft celle qui met l ’effence
de la P oéfie dans l’enthoufiafme : mais cette qua -
lite ne convient-elle pas également à la profe ,
puifque la paffion , avec tousfes degrés, ne monte
pas moins, dans les tribunes' que fur les théâtres #
& quand Pericles tonn.oit, foudroyoit, & renver-
foit la Grece , l ’enthoufiafme régrioit-il dans fes
difcours avec moins d’empire , que dans les odes
pindariques ? S il falloir que l ’enthoufiafme fe fou-
tint toujours dans la Poéfie , combien de vrais
poèmes^ cefferoient d’être tels ï la Tragédie ,
l*Épopee, 1 Ode même, ne feroient poétiques que
dans quelques endroits frapants ; dans le reftê,
n ayant qu une chaleur ordinaire ', elles n’auroient
plus le caraétère diftinétif de la Poéfie.
Mais , dira-t-on , l ’enthoufiafme & le fentiment
font une même chofe ; & le but de la Poéfie eft
de produire le fentiment, de toucher, & de plaire;
d ailleurs le poète ne d o i t - il pas éprouver le
fentiment qu’i l veut produire dans .les autres ?
Quelle conclufion tirer de là ? que les fentiments
de 1 ènthoufîafme font le principe & la fin de la
Poéfie ï en fera-ce l’effence ? Oui , fi l ’on veut
que la caufe & l ’effet, la fin & le moyen foient
la meme chofe ; car il s’agit ici de précifioiî.
Tenons - nous-en donc à établir l ’eflence de la
P oéfie dans l ’imitation, puifqu’elle renferme l ’enthoufiafme,
la fiétion , la verfification même, comme
des moyens néceffaires pour peindre parfaitement
les objets,. _ ' _■ ..............
P O É
■ De plus , les règles générales de la Poéfie
des chofes font renfermées dans 1 imitation. : en
effet , fi la nature eut. voulu fe montrer aux
hommes dans toute fa g lo ire, je veux dire avec
toute fa perfeaion poffible dans chaque objet ; ces
rèo-les, qu’on a découvertes avec tant de peine, &
m?on fuit avec tant de timidité & fouvent même
de danger , auroient été inutiles pour la formation
& le progrès des arts. Les artiftes auroient peint
fcrupuleuf ement les faces qu’ils auroient eues devant
les ieux, fans être obligés de choifir : lim itation
feule auroit fait tout l ’ouvrage, & la com-
paraifon feule en auroit jugé.
Mais comme elle fe fait un jeu. de meler fes
plus beaux traits avec une infinité d autres-, il a
fallu faire un choix ; & c’eft pour faire ce choix
avec plus de fureté , que les règles ont été inventées
& propofées par le goût.
La principale de toutes eft de joindre l ’utile avec
l ’agréable. Le but de la Poéfie eft de plaire ,
& de plaire en remuant leà pallions ; mais pour
nous donner un plaifir pariait & ^folide, elle n’a
jamais dû remuer que celles qu’il nous eft important
d’avoir vives , & non celles qui font ennemies
de la fageffe. L ’horreur du crime^ , à
la fuite duquel marchent la honte , la crainte ,
le repentir , fans, compter lés autres fupplices ;
là compaftion pour les malheureux ,- ^qui a
prefque une utilité aufli étendue que 1 humanité
même ; l’admiratiori des grands exemples,
qui laiffent dans le coeur l ’aiguillon de la vertu ;
un amour héroïque & par confequent légitimé :
voilà , de l’aveu de tout le monde , les paflions
que doit traiter la Poéfie , qui n’eft point ^faite
pour fomenter la corruption dans les coeurs gates ,
mais pour être les délices des âmes vertueufes.
La vertu , déplacée dans de certaines fituations ,
fera toujours un fpe&acle touchant. I l y a au fonds _
des coeurs les plus corrompus une voix qui parle
toujours pour elle , & que les honnêtes gens entendent
avec d’autant plus de plaifir, qu’ils y trouvent
une preuve de leur peifeétion. Quand la
Poéfie fe proftitue au vice , elle commet une forte
de profanation qui la déshonore. Les poètes licencieux
fe dégradent eux-mêmes: i l ne fàut pas
blâmer leurs beautés d’élocution , ce feroit injustice
041 manque de goût ; mais il ne faut pas en
louer les auteurs , de peur de donner du crédit
au vice.
Il y a plus : les grands poètes ont-ils jamais
prétendu que leurs ouvrages , le fruit de tant de
veilles & de travaux , fuffent uniquement deftinés
à amufer la légèreté d’un efprit vain, ou à réveiller
l ’affoupiffement d’un Midas défoeuvré ? Si c’eût
été leur but, feroient - ils de grands hommes ?
Ce n’eft pas cependant que la Poéfie ne puiffe
fe prêter, à un aimable badinage. Les Mufés font
riantes , & furent toujours amies des Grâces ; mais
les petits poèmes font plus tôt pour elles des dé-
P O É 155
laffements que des ouvrages : elles doivent d’autres
férvices aux hommes, dont la vie ne doit pas être
un amufement perpétuel; & l ’exemple de la nature,
qu’elles fe propofent pour modèle , leur
aprend à ne rien faire de confiderable fans un
deffein fa g e , & qui ne tende à la perfeaion de
ceux pour qui elles travaillent, Ainii , de meme
qu’elles imitent la nature dans fes principes, dans
fes goûts , dans fes mouvements; elles doivent auiti
l ’imiter dans les vues & dans la fin qu elle fe
propofe.
On peut réduire les différentes efpèces de
Poéfies fous quatre ou cinq genres. Les poètes
racontent quelquefois ce qui s’eft paffé, en fe
montrant eux - mêmes comme hiftoîiens , mais
hiftoriens infpirés par les Mufes ; quelquefois ils
aiment mieux faire comme les peintres, & pré-
fenter les objets devant les ieux , afin que le fpec-
tateur s’inftruife par lui - même, & qu’il foit plus
touché de la vérité ; d’autres fois ils allient leur
expreffion avec celle de la Mufique, & fe livrent
tout entiers aux paflions, qui font le feul objêt
de celle-ci: enfin il leur arrive d’abandonner entièrement
la fiétion , & de donner toutes les grâces
de leur art à des fujets vrais, qui femblent appartenir
de droit à la Profe. D’où i l réfulte qu’il y
a cinq fortes de Poéfies ,• la Poéfie fabulaire ou
de récit ; la Poéfie de fpeétacle ou dramatique ;
la Poéfie épique ; la Poéfie lyrique , & la Poéfie
didaétique. V:oye\ A pologue ; Poésie dramat
iq u e , ÉPIQUE, LYRIQUE, DIDACTIQUE, &C.
Par cette divifion nous ne prétendons pas faire entendre
que ces, genres foient tellement féparés les
1 uns -des autres , qu’ils ne fe réunifient jamais ;
| car c’eft précifément le contraire qui arrive prefque
partout, rarement on ÿoit régner feul le
le même genre d’un bout à l’autre dans aucun
Poème. Il y a des récits dans le lyrique , des
paflions peintes fortement dans les Poéfies de
récit : partout la Fable s’allie avec l ’Hiftoire ,
le vrai avec le faux , le poffible avec le réel.
Les poètes , obligés par état de plaire & de toucher
, fe croient en droit de tout ôfer pour y
réuflir.
L a Poéfie fe charge, en conséquence, de ce qu’i l
y a de plus brillant dans l ’Hiftoire j elle s’élance
dans les cieux pour y peindre la marche des aftres ;
elle s’enfonce dans les abîmes pour y examiner
les fecrets de la nature ; elle pénètre jufques chez
les morts pour décrire les récompenfes des juftes
& les fupplices des impies ; elle comprend tout
l’univers : fi ce monde ne lui fuffit pas , elle crée
des mondes nouveaux, qu’elle embellit de demeures
enchantées, qu’elle peuple de mille habitans divers:
e’eft une efpèce de magie; elle fait illu-
fion à l ’imagination , à l’efprit même , & vient
à bout de procurer aux hommes des plaifirs réels
par des. inventions chimériques.
-Cependant tous les: genres de Poéfie ne plaifemt