
lui-même, & , non content de fes fuccès , fe pro-
voguant a de nouveaux efforts.
Voyez cent élèves rangés autour d'un modèle
commun ; leurs deflins lui reffemblent tous, & il n’y
en a pas deux qui fe reffemblent : telle eil la
nature au milieu des orateurs & des poètes. De
la cette drverfité inépuifable dans les produûions
de 1 efpnt & du génie .imitateur.
i .?* i ° " c cIlacu" > tians fon point de vue, a bien
laifi 1 objet & l a bien exprimé , chacun, me
direz-wms, na-Ml pas réufli ! Non, car ils n'ont
pas tous egalement rempli l'intention de l'a r t,
qui eftd mtereffer & de plaire. C'ell un -talent
que de- bien rendre ce que l’on voit : mais tout
ce qui frape la vue n'eft pas-digne de la fixer :
tous les événements ne font pas mémorables, tous
les caractères ne font pas touchants ; toutes les
lituations , tous les accidents , tous les détails
de la vie humaine ne font pas curieux, i peindre :
& dans 1 action même la plus intéreffante, toutes
les circonitauces ne le font pas. Une nature froide
commune, indifférente , une nature qui ne dit
.rien a lâme & a l'efprit, ou qui ne dit pas ce
que 1 objet de 1 art veut qu'elle dife, ou qui le
dit trop faiblement, aura fa vérité, mais une
vérité fans energie , fans intérêt, fans agrément.
Trouver en foi ou dans la nature la vérité relative
* ffue fe.propofe l ’art, c'eft l’invention
du génie : la choifir pu la compofer , comme le
fa .couleur> & telle que l'art la demande ,
c eft 1 înfpiratiou. du G o û t , & du Goût le plus
éclaire. Or on fent bien qu’il ne peut l ’être
arnfi que par une étude affidue & profondément
réfléchie, non feulement de la fimple nature , non
feulement de la nature cultivée & modifiée, mais
des moyens , des procédés, & des produftions de
1 art , des tentatives qu’il a faites , des fuccès
qu’il a obtenus , des progrès qu’il peut faire en-
pore : & tel rut le Goût des romains.
L e mérite éminent des grecs , & une o-loire
qui Us diftingue, eft d’avoir été inventeurs &
de n’avoir eu pour modèles & pour objets de
comparaifon que la nature & leurs propres ouvrages.
Les romains , au contraire , furent imitateurs.
^ L a Grèce leur tranfmit les arts ; ce fut fa
plus riche dépouille.
Groecia capta fenan victorcm çepit, Çf artçs
Ïntulït agrefij Latio. Jior.
Tous ces arts ne leur femblèrent pas également
dignes de leur émulation : mais dans celui de
parler & décrire, ^ après avoir été les difciples
des grecs, ils en devinrent les rivaux ; & en s’efforçant
de les atteindre , ils eurent quelquefois la gloire
de les furpaffer. &
A ne regarder la Éoéfîe Sc l ’Éloquence que du
côte du naturel, de l ’énergie, 8c de ces beautés
principales que le génie enfante j rien fans doute
n’eft au deffus d’Homère , de Sophocle , & de
pemofthene. Mais ft l ’art réfléchit aux nouveaux
degrés de perfection où l’on s’eft élevé toujours
g a^é par la nature dans'la Poéfie de Virgile,
dans l ’Éloquence de Cicéron ; l ’on avouera que
1 abondance, la variété, "la foupleffe, l ’artifice
prodigieux, & les reffources infinies de Cicèrou
dans les harangués ; que la richeffe , l'économie,
la perfection des détails , le mélange , & l ’accord
de toutes les beautés & de toutes les grâces
dans les deux poèmes de Virgile , font, au moins
du Cote du Goût-, des avantages que les imitateurs
Le font donnés fur leur modèle : & ces deux
exemples fuffifent pour marquer les progrès du
Goût y lorfque 1 art veut fe confuiter en même
temps que la nature | voir [dans ce qu’il a. fait ce
qui lui refte a faire, 6c fe donner pour règle l ’exemple
de Céfar , r ° /
N i l aclum reputans , f i quid fuperejfet agendum, Lucan.
J ai dit qu’à Rome la Poéfie s’étoit formée à
, l^ecole de 1 Éloquence ; & en effet , de l’une à
1 autre 1 art d’intéreffer & de plaire a- tant d’analogie
8c tant d’affinité , que fous les grands
moyens en font prefque les mêmes, & que les
réglés de vraifemblance , de convenance , de
bienfeance ,^font prefque abfolument communes au
poete & a 1 orateur : ÈJl finiiimus oratori poeta.
(Cicr)
Voyez dans les livres de Cicéron , fur les pro-
cedes^ de fon art , quelles font les fources du
pathétique , & quelle efpèce d’émotion il eft pof-
fible de tirer de la nature & du fond de la caufé ,
de la. condition, de l ’âge , du caractère, -de la
fortune, d elà fituation des perfonnes & de leurs
relations diverfes ; c’eft pour le poète tragique
la plus profonde des études. Voyez , pour la
narration , les circonftances où l ’orateur dqit apuyer,
celles qu il doit omettre ou fur lefquelles il doit
palier rapidement, ce qu’il doit relever, ce qu’i l doit
affoiblir , ce qu’ il doit efquiffer ou peindre ,1 comment
i l peut rendre fenuble l’aClion qu’il décrit,
& de quels mouvements il la doit animer ; c’eft
encore là , pour l ’Épopée , la meilleure des théories.
Corifultez enfin ce grand maître fur les manoeuvres
du plaidoyer , fur l ’attaque & fur la
défenfe, la preuve & la réfutation, l ’emploi des
moyens pathétiques ; ce même ar t, s’il eft appliqué
à la feene paflionnée ( fauf le degré de
véhémence & de chaleur qu'elle doit avoir ) , cet
art, dis-je , nous donnera le dialogue le plus naturel
, le plus v if, & le plus preffant.
Je ne doute, pas que les grecs n’éuffent la
même théorie ; mais les romains me femblenfc
l ’avoir portée encore plus loin ; foit parce qu’ils
partoient du point jufqu’où les grecs étoient allés.,
foit parce qu’ils étoient preffés par cette jnge-
génieufe & inventive néceflité , qui, dans l ’urgence
continuelle des grands périls & des grands
kfôiris’, aiguife l’induftrie des hommes^eomme l’inf-
linét des animaux.
Dans Athènes, Comme dans Rome , ua citoyen
fait pour les grandes places avoit un intérêt
preffant & capital de fe rendre éloquent. Sa fortune
, fon rang, -fes fon étions publiques l’expo-
foient tous les jours à la éenfure de la haîne, aux
délations de l’erjÿie ; il failoit qu’il fût en dé-
fenfe. Mais à Rome , il avoit à remuer & à conduire
un peuple différent du peuple athénien. Il
s’agiffoit pour lui de ménager , non feulement
l’arrogance républicaine & l’orgueil des maîtres
du monde., mais l’efprit plus jaloux,-plus ombrageux
encore des partis: & des factions. De là cette
frayeur, avec laquelle Cicéron regardoit les détroits,
les écueils, les naufrages de l’Éloquence populaire
: de là ces précautions timides avec lefquelles
il naVigeoit fur cette mer fi dangéïeufe, feopulo-
Jiini aique infejium : précautions que DémoL
ihène ou négiigeoit ou prenoit rarement avec
un peuple qui n’étoit difficile que fur l’article de
fës dieux j qui fé laiffoit tout dire avec franchife ,
pourvu qu’on dît tout avec grâce; & qu’on pouvoit,
en flattant fon oreille , réprimander comme un enfant..
Auffi , comme pour la vigueur & la hardiene
de l’Élôquence, Rome n’avoit rien de fernblabié
aux harangues de Démofthène, la Grèce n eut-
elle jamais , dans l’Éloquence insinuante , rien de
pareil aux plaidoyers & aux harangués de Cicéron.
L’un n’eut befoin que du courage d’un citoyen
libre & fincère-; l’autre , au Sénat, & devant
le peuple , autant & plus que devant Céfar eut
befoin de toute la foupleffe du plus habile cour-
tifan.
Or .ceS tours , Ces détoursces fineffes de ftyle ,
ces mouvements fi mefurés m,ême avec l’air de
l’abandon , ces couleurs fi bien ménagées, ces
touches quelquefois fi fermes & quelquefois fi
délicates, & toujours au plus haut degré la convenance
& l’apropos, fui ent autant de leçons * de
Goût que la Poéfie reçut dé l’Éloquence. Ajoutons
y l’urbanité, qui répondoit à 1’atticifme, mais
qui tenoit plus aux moeurs qu’au langage ; un
fendaient de dignité , plus délicat & plus exquis j
line Philofophie qui, dans les bons èfprits ainfi
que dans les belles âmes, avoit aquis plus de
maturité ; enfin une eonnoiifance du coeur humain ,
line analyfe des pallions plus- méditée & plus profonde
: & nous ne ferons plus furpris de trouver,
dans, les ouvrages des latins, des beautés, , des
nuancé! , des dèvelopements , des traits d’un
naturel exquis , que les grecs ne conhoiffoient
pas.^ On peut , je crois, dire avec affdrance,
que ni les plaidoyers pour Ligarius & pour Mi-
lon ,. ni la harangue -pour Marcellus, n’avoient de
modèle dans la Grèce ; & l’on peut affùrer de
même que la Grèce ne fut jamais en état de
produire un poète galant comme Ovide, foiide
& brillant comme Horace, 8c accompli comme
Virgile.
Le fiècle même de Périclès ne concevoir rien
au deffus d’Homère; & du côté de l ’invention .&
des belles formes poétiques, il n’a point encore
fon égal. Toutes les hautes conceptions- qui appartiennent
au génie , la grandeur de l ’aétion, celle
des caraécè^es , leur variété , leur contrafte , leur
vérité frapante l ’abondance & l ’éclat des images ,
la rapidité des peintures ; le mouvement, la chaleur,
& la vie répandue dans les récits , ont fait
d’Homère le premier des poètes; & Virgile lui-
même ne l ’a point détrôné. Mais du côté du Goût ,
combien n’a-t-il pas fur lui d’avantages ! quelle
dignité dans les moeurs de fes dieux , quelle no-
bleff e dans leur langage, quel fentiment délicat
& jufte des convenances , des bienféances dans les
harangues de fes héros !- quel choix dans tous les
traits qui expriment la douleur de la mère d’Ett-
ryale., 8c les regrets d’Évandre fur la mort de
leur fils ! quelle fupériorité d’intention & d’intelligence
dans tous les moyens q uil a pris, d’annoncer
les deftins de Rome & de flatter Augufte
& les romains !• quel art dans le bouclier d’Enée 9
que d’y faire tracer., de la main d’un dieu, l ’hif-
toire future de fa patrie , & de manière à pouvoir
dire , lorfqu’Énée a reçu de la main de fa mère cer
divin bouclier, & qu’il le charge fur fes épaules ; ‘
Attollens humero.famamque & fat a nepotum !
Quel art plus merveilleux encore, & quel fublime
accord du génie & du Goût dans la delcription
des enfers i Tu Marcellus er'is. His dantent
jura Catonem, ne font pas du fiècle d’Homère.
Homère a pu trouver dans la nature la fcène
des adieux d’Heélor & d’Aiidromaque, & celle de
Priam aux pieds d’Âchille : il auroit pu imaginer
de même,celle d’Euryale 8c de Nifus. Mais il fallut
toute l ’Éloquence du théâtre & de la tribune pour
préparer Virgile à peindre le caraélère de Didon.
Euripide lui - même n’avoit pas fait encore des
études affez favantes de la paflion de l ’amour pour
l ’exprimer comme Virgile. La preuve en eil le
rôle de Phèdre , dans lequel Racine a laiffé Euripide
fi loin de lui. Virgile devoit être égalé ,
peut-être furpaffé dans l ’art de faire parler une
amante : mais ce ne pouvoit être que dans un
fiècle où le fentiment de l ’amour feroit encore
plus dèvelopé , plus exalté que dans le fien ; &
entre Virgile & Racine , il devoit s’écouler de
longs fiècies de barbarie.
A la renaiffance des Lerttes , l ’Italie moderne
eut le même bonheur qu’a voit eu l ’Italie ancienne
d’ être voi%e l a Grèce, & d’en tirer immédiatement
fes lumières & fes exemples.
L ’Orient, fous les empereurs, jufqu’à l’invafion
des turcs , n’avôit jamais été barbare. Les Mnfes
y étoient endormies , mais n’en étoient pas exi>-