6 s4 V R A
. fourcils , & que le dieu des mers, frapant la terre ,
fait craindre à celui des enfers que la lumière des
cieux ne pénétré dans les royaumes {ombres ; ces
attions, mefurées fur l ’échelle de la fiction , fe
trouvent dans l ’ordre de la nature par la jufteffe
de leurs raports. Vo ilà , dit-on , de grandes idées :
oui ; mais c’eft une grandeur géométrique , à laquelle,
avec de la matière , du mouvement, & de
l ’elpace , on ajoute tant que l ’on veut.
Le mérité de 1 exagération , en fêlant des hommes
plus grands & plus forts que nature, auroit été
de proportionner des âmes à ces corps j & c’eft à
quoi Homère & prefque tous ceux qui i ’ont fuivi. ont
échoué. Je ne connois que le fatan du Taffe & de M ilton
, dont l ’âme & le corps foient faits l ’un pour
l ’autre. r
Et comment obferver dans cés compofés fur-
naturels^ la gradation des elfences ? 11 eft bien
aile a 1 homme d imaginer des corps plus étendus,
moins foibles , moins fragiles; que le lien $ la
nature lui en fournit les matériaux & les modèles :
encore lui eft-il échapé bien des abfurdités même
dans le merveilleux phyfique; mais combien plus
dans le moral ! » L ’homme, dit Montagne, ne
» peut etre que ce qu’il e f t , ni imaginer que
» félon fa portée ». IÎ a beau s’évertuer, il ne
connoit d âme que la fienne ; il ne peut donner
au coloffe qui! anime que fes facultés, fes fenti-
ments , fes idees, fes pallions , les vices, & fes vertus,
ou plus tôt celles de ces inclinations1, de ces
affections dont il a le germe : voilà pourquoi l ’être
parfait , 1 être par efîence , eft incompréhenfibïe.
Avec mes ieux je mefure le firmament ; avec ma
penfée je ne mefure que ma penféé. Que j’effaye
d imaginer un dieu ; quelque effort que j’employe
à lui donner une nature excellente , la fageffe ,
la fenfibilite, 1 élévation de fon âme ne feront ja-
mais que le dernier degré de fageffe , de fenfibilite,
d’élévation de la mienne. Je lui attribuerai des fens
que je n’ai pas, un fens, par exemple, pour entendre
couler le temps , un fens pour lire dans H penfée, un feus pour prévoir l ’avenir, parce qu’on
ne m’oblige pas au détail du méchanifme de ces
nouveaux organes; je le douerai d’une intelligence-
à laquelle je fuppoferai vaguement que rien°n’eft
caché , d’une force & d’une fécondité d’aCtion à
laquelle il^ m’eft bien aifé de feindre que rien ne
réfifte; je l ’exempterai des. foibleffes de ma nature x
de la douleur, & de la mort, parce que les idées
privatives font comme la couleur noire , qui n’a
befoin d’aucune clarté : mais s’il en faut venir à
des idées pofitives , par exemple, le faire penfer
ou fentir, il ne fera clairvoyant ou fenfible , éloquent
ou paffionné, qu’autant que je le fuis moi-
même. Un ancien a dit d’Homère , Il eft le feul
qui ait vu les dieux, ou qui les ait fait voir; mais |
de bonne f o i l e s a-t-il entendus ou fait entendre ?
On a dit auffi que Jupiter étoit defeendu fur la
terre pour fe faire voir à Phidias, ou que Phidias
etoit monté au ciel pour voir Jupiter. Cet te hyper- V
V R S
bcrle a fa vérité; l ’on conçoit comment Partifte,
par le caraCtere majeftueux qu’il avoit donné à fa
lia tue, pouvoit avoir obtenu cef éloge: mais le
phyfique eft tout pour le ftatuaire, & n’eft rien
pour le poete , s il n’eft d’accord avec le moral :
' cet accord , s il étoit parfait, feroit la merveille
du génie ; mais il eft inutile d’y prétendre, l’homme
n a que des moyens humains. L a divinità non puo
da lui ejjere imitata. ( Le Taffe. ) '
Il faut même avouer ,. & je l’ai déjà fait entendre
que f i , par impofïible, il y avoit un.
génie capable d’èlever les dieux au deffus des
hommes , il les peindroit pour lu i feul. S i , par
exemple , Homere eut rempli le voeu de Cicéron ,
Humana ad deos tranjlulit, divinamallem ad
nos ; le tableau de l ’Iliade feroit fublime , mais
il manqueroit de fpeClateurs. Nous ne nous attachons
aux etres fumaturels que par les mêmes
liens qui les attachent à notrer nature. Des dieux
d une fagefle inaltérable , d’une confiante égalité,
d une impaffibilité parfaite , nous toucheroient auffi
peu que des ftatues de marbre; I l faut , pour nous
intereffer, que Neptune s’irrite , que Vénus fe
plaigne, que Mars , Minerve, Junon fe mêlent de
nos- querelles 8c fe paffionnent comme nous. Il
eft donc impoffible ,. à tous égards , d’imaginer des
dieux qui ne foient pas hommes ; mais ce qui
n>e^/ Pas Impoffible, c’eft de leur donner plus
d élévation dans les fentiments, plus de dignité dans
le langage que n’ont fait la plupart des poètes.
Ce que dit Satan au Soleil dans le poème de
Millon , ce que Neptune dit aux vents dans l ’E-
neide; voila- les modèles du merveilleux. La bonne
façon d employer ees perfonnages eft de les faire
agir beaucoup, & de les faire pàtier peu. Le
Dramatique eft leur écueil : auffi les a-t-on prefque
bannis de la Tragédie ; le merveilleux n’y eft
guère admis qu’en idée & hors de la fable feulement.
Si quelquefois on y a fait voir dès fpec-
tres, ils ne difent que quelques mots & difpa-
roiffent à l ’inftant;, Dans la tragédie de Macbeth ,
apres que ce fcélerat ataffaffiné fon roi , unfpeCtre
fe prefente & lui dit : Tu ne dormiras plus* Quoi
de plus fknple & de plus terrible ?
La grande difficulté eft d’employer avec décence
ua merveilleux qu’il n’eft pas permis d’altérer ,
comme celui de- la religion. 11 eft abfurde & fean-
daleux de donner aux êtres furnaturels qu’on révère
les vices de 1 humanité. Si. donc , par exemple ,
fon introduit dans un poème les anges', les Saints,
les perfonnes divines , ce ne doit être qu’èn paf
faut & avec une extrême réferve : on ne peut tirer
de leur entremife aucune aCtion paffionnée. Le
S. Michel de Raphaël eft l ’exemple de ce que je
viens de dire : il terrafle le dragon , mais avec
un front inaltérable; & la férénité de ce vifage
célefte eft l ’image des 'moeurs qu’on- doit fuivre dans
cette clpèce de merveilleux : auffi', dès que la'
fcène du poème de Milton eft dans le ciel , fa
fiftion devient abfurde & ne fait plus d’iliuûon.
V R A Des efprits impaffibles & purs ne peuvent avoir
rien de pathétique. Le champ libre & vafte de la
fiCtion eft donc la Mythologie, la Magie, la Féerie,
dont on peut fe jouer à fon gré.
J’ai dit que l’impoffibilité d’expliquer naturellement
les phénomènes phyfiques avoit réduit l’ef-
prit humain à l’invention du merveilleux. On a fait
de toutes les caufes fécondés des intelligences actives
, & plus ou moins puiffantes félon leurs
grades & leurs emplois : les éléments en ont été
peuplés : la lumière, le feu , l’air , & l’eau ; les
vents, Tes orages, tous les météores ; les bois,
le#s fleuves , les campagnes , les moiffons , les
fleurs, & les fruits ont eu leurs divinités particulières.
Au lieu de chercher, par exemple, comblent
la foudre s’allumoit dans la nue , & d’od
venoient les vagues d’air dont l’impulfion boule-
verfe les flots ; on a dit qu’il y avpit un dieu qui
lançoit le tonnerre, un dieu qui déchainoit les
vents , un dieu qui foulevoit les mers. Cette Phyfique
, peu fatisfaifante pour la raifon , flattoit le
peuple, amoureux des prodiges: auffi fut-elle érigée
en culte ; & après avoir perdu fon autorité , elle
conferve encore tous fes charmes.
La Morale eut fon merveilleux comme la Phyfique
; & le feul dogme des peines & des récom-
penfes dans l’autre vie , donna naiffance à une foule
de nouvelles divinités. Il avoit déjà fallu conftruire
au delà des limites de la nature, un palais pour
les dieux des vivants ; on affigna de même un
Empire aux dieux des morts , 8c des demeures aux
mânes. Les dieux du ciel & les dieux des enfers
n étoient que des hommes plus grands que nature ;
leur féjour ne pouvoit être auffi qu’une image des
lieux que nous habitons. Oh eut beau vouloir
varier, le ciel & l’enfer n’offrirent jamais que ce
qu’on voyoit fur la terre. L’Olympe fut un palais
xadieux ; le Tartare , un cachot profond ; l’Elifée ,
une campagne riante.
JLargior hic campos cether & lumine vejiit
Turpureo ; Jolemque fuumt fua Jidera nûrunt.
Æ n . V I . 64.0.
Le ciel fut embelli par une volupté pure & par
une paix inaltérable. Des concerts , des feftins,
des amours , tout ce qui flatte les fens de l ’homme,
fut le partage des immortels. Le calme & l’innocence
habitèrent l’afile des ombres heureufes; les
fuppiiees de toute efpèce furent infligés aux mânes
criminels, mais avec peu d’équité , ce mè femble ,
par les poètes même les plus judicieux. La fiction
«’en fut pas moins reçue & révérée ; & le Tartare
fut l’effroi des méchants, comme l poir des juftes. ’Élifée étoit l’ef-
Un avantage moins fériëux que la Poéfie tira
de ce nouveau _ fyftême , fût de rendre fenfibles
les idées abftraites , dont elle fit encore des légions
de divinités» La Métaphyfique fe jeta dans la fie-
V R A 6 s Si
tion, comme la Phyfique & la Morale. Les vices,
les vertus , les pallions humaines ne furent plus
des notions vagues. La fageffe, la juftice , la vérité
, l ’amitié , la paix , la concorde, tous ces
biens 8c les maux oppofés ; la beauté , cette collection
de tant de traits & de nuances ; les grâces,
ces perceptions fi délicates , fi fugitives ; le temps
même , cette abftraCtion que l’ efprit fe fatigue
.vainement à concevoir, & qu’il ne peut fe refoudre
à ne pas comprendre ; toutes ces’ idées factices &
compofées de notions primitives, qu’on a tant de
peine à réunir dans une feule perception ; tout
cela , dis-je, fut perfonnifié. Un merveilleux qui
fefoit tomber fous les fens ce qui même eût echape
à l ’intelligence la plus fubtile , ne pouvoit manquer
de faifir, de captiver l ’efprit humain : on
ne connut bientôt plus d’autres idées que ces images
allégqriqiies. Toutes les affections de l ’âme, prefque
toutes fes perceptions prirent une forme
fenfible : l ’homme fit des hommes de tout ; on dif*
tinp-ua les idées métaphyfiques aux traits du vifage,
& chacune d’elles eut un fymbole au lieu d’une définition.
- Mais pour réunir plusieurs idées fous une feule
image, on fut fouvent obligé de tonner des corn—
pofés monftrueux , à l ’exemple de la nature , dont
les écarts furent pris pour modèles. On lui voyoit
confondre quelquefois, dans fes productions , les
formes 8c les facultés' des efpèces différentes ; 8c
en imitant ce mélange , on rendoit fenfibles au
premier coup d’oeil les raports de plusieurs idées :
c’ eft du moins ainfi que les Savants ont expliqué
ces peintures fymboliques. Il eft à préfumer en effet
que les premiers hommes qui ont dompté les chevaux,
ont donné l ’idée des centaures ; les hommes
fauvages , l ’idée des fatyres ,• les plongeurs , i’idee
des tritons , &c. Comme allégorie , ce genre de
fiCtion a donc fa jufteffe & fa vérité relative : elle
auroit auffi fes difficultés ; mais l ’opinion reçue les
applanit & fupplée à la F'raifembLance.
On vient de voir toute la Philofophie animee
par la fiCtion, & l ’univers peuplé d’une multitude
innombrable d’êtres d’une nature analogue à celle
de l ’homme. Rien de plus favorable aux arts, &
furtout à la Poéfie. La Mythologie , fous ce point
de vue , eft l’invention la plus ingénieufe de l ’efprit
humain. <
Mais il eût fallu que le fyftême en fût com-
pofé par un feul homme, ou du moins fur un plan
fuivi. Formé de pièces prifes ça & là , & qu on
n’a pas même eu foin d’ajufter l’une à l ’autre, il
ne pouvoit manquer d’être rempli de difparates 8c
d’inconféquences : & cela n’a pas empêche qu’i l
n’ait fait les délices des peuples , & long temps
l ’objet de leur adoration ; Quod Jinxêre timene
( Lucrèce ) : tant la raifon eft efclave des fens 1 Mais
aujourdhui que la Fable n’ eft plus qu’un jeu , nous
lui paffons , hors du Poème, toutes fes irrégularités
, pourvu qu’au dedans tout ce qu’on bous préfente
fe concilie & foit d’accord.
O o o o %