
ne fuffit pas de même a VÉloquence de l ’orateur.
C e lle -c i, comme 1 autre , eft quelquefois un art
trompeur & menfonger : mais en fe livrant aux
preftrges de la Poéfie , on tait qu’on eft trompé
& on confent à l'être; au lieu-que, par les artifices
de Y Éloquence proprement dite , on eft trompé
fans le lavoir, fans le vouloir, & malgré foi. Il
.ne s agit, avec la Poéfie, que .d’un plaifir à fe
donner j 11 s a g i t , avec Y Éloquence, d’un parti
léiieux a prendre : l’une eft un jeu; l ’autre, une
affaire : par 1 une on veut donc bien être fé.duit
pour un moment j mais on ne l’eft par l ’autre qu’au-
tant qu on 1 eft a ton infu, & qu’on peut croire
ne 1 être pas. La Poéfie n’a donc pas befoin d’une
pleine perfuafîon; mais Y Éloquence la demande.
Avec une légère apparence de vérité', la Poéfie
obtient fes fiicces j Y Éloquence manque les liens,
des qu elle lai ffe foupçonner le menfonge.
Voilà pourquoi, dans -les caufes mêmes,& dans
les delioérations qui fé prétoient le mieux aux
mouvements de Y Éloquence pathétique , les Anciens
attach oient ericorè tant d’importance aux
moyens de la preuve. Mais ni dans la preuve ils
ne perdoient de vue l ’avantage d’agir fur .l ’âme ,
ni dans le pathétique ils ne ceffôient d’agir fur
l ’elprit & fur la raifon. Ils avoient fait du raifon-
nement un langage plein de chaleur, & de l ’É/o-,
quence pathétique un raifonnement plein de force.
Ainfî, ces deux moyens fe pënëtroient l ’un l ’autr
e , & ne formoienr, comme les folides & les
fluides du corps humain', qu’un Tout vivant &
anime. Ils avoient fait de l ’expofition un tableau
frapant & rapide 3, & tout ce que l ’imagination a
de pouvoir fur l ’âme , ils l ’y employaient à
l ’ébranler. Ils avoient fait de fa difcuüîon-, de la
réfutation des moyens oppofes , une lutte preffante
'où tous les nerfs & tous les mufcles de VÉloquence
étoient tendus, & durant ' laquelle ni l ’ad-
verfaire ni Te juge îi’avoit le temps de réfpirer.
Enfin loFfqu’ils fembloient avoir épuifé toute leur
force à terraffer leur ennemi , on les voÿoit fe
relever avec une vigueur nouvelle ; & c’ëtoit alors
que fé déployoient les grands reflorts du pathétique..
Avoir i'nftruit, prouvé, réfuté , n’étoit rien : il
falloit émouvoir ; In quo funt o m n ia dit Cicéron.
' Mais les • caractères- du pathétique étoient
differents , félon les genres. Dans le fublime, il
étoit véhément, fulminant, déchirant. Dans le tempéré,
il étoit doux, infinuant, & modéfté avec dic*njté.
Dans l’humble , il étoit timide & fuppliant •
i l faifoit parler la prière; il intéxeffoiL-la pitié ;
i l obtenoit de douces larmes. Il mefuroit dans
tous les trois les tentatives à fes forces , & né
tiroit fes mouvements que du fond même de la
caufe & des moyens qu’ elle lui préfentoit, évitant
comme des écueils, l ’enflure & la déclamation.
Dans le genre délibératif, il avoit pour moyens
le reproche , l’indignation, la menace : le reproche
d’inaétion , d’indolence, de lâcheté ; L’indignation
pour des confeils perfides, honteux, ou funeftes 5 la
menace des maux ou des périls dont il falloit
'fauver la république,- & auxquels l ’expofoitl’oubli
de fes intérêts les plus chers, de fon faiut , & de fi*
gloire , &c.
Dans le genre démonftratif pour le blâme &powr
la louange, comme dans le judiciaire pour i’ac-
cufation & pour la défenfe perfonnclle , il avoit
pour moyens le’s plus vives peintures des vertus <Sc
dés crimes, du foible dans i ’oppreflîan , de l ’innocent
dans le malheur, du grand homme perfé-
çuté & indignement outragé', de fes bienfaits ; de
fes' - ferviies , de fa mpdefte fimplicité,. de fa dignité
courageufe , de fa confiance, inaltérable, du
bien qu’il auroit fait encore & qu’il gémiffoit
de n’avoir pas fait aux ingrats qui le pourfuivoiént,
de la foule, d.e gens de bien qui s’intéreffoient à fon
fort , de l'orgueil de fes ennemis , dé l ’iofolence
de leur triomphe, de la baffe ffe de leur jaloufîe ,
de la noirceur de leurs complots, de leurs lâches per-
fécutions & du fuccès qu’ils en. efperoient, du funèfte
exemple que donnoit au monde la profpérité des
méchants '& la difgrace des gens de bien , &c.
Tels étoient les reflorts avec lefquels les
orateurs grecs & romains renverfoient les opinions
, les inclinations, les réfolutions d’une multitude
affemblée. Au fia fefoient-ils leur étude la
plus • féiieufe de ces.moyens. de foulever & de calmer
les pallions. On peut le voir dans cès livres
de Cicéron , que je ne cefferai de-citer ;, mais on
peut le voir encore mieux dans l’ufage qu’il a
lait lui-même de ce grand art. P^oye^ O r a t e u r ,
P a t h é t i q u e , P é r o r a is o n .
L ’homme éloquent n’eft donc ni celui qui produit
une longue fuite d’idées, qui Tes çlaffe, qui
les enchaîné, qui les énonce a^ec clarté., juftefle ,
& bienféance ; ni celui qui. les agrandit eh les
developant; ni encore celui qui les.pare des grâces
de l ’Elocution, qui les anime par des figures ,
qui les colore par des images , & qui, par le
charme du nombre, flatte l ’oreille en même temps
qu’il fédùit l'imagination: c’eft celui qui pofsècie
& met en oeuvre tous ces talents ; & q u i, eh même
terrips , du côté de l’âme, çonnoît bien le fort &
1-e foible ou du jugé ou de_l’auditoire , fait toucher
à l ’endroit fenfible , & faire ' mouvoir il fon gré tous
les reflorts- des pallions.
-Inftruire eft la première de fes fonctions ; mais
elle lui eft commune avec le philofophe , l ?hïfto-
rien , &c : & toutes les fois qu’il ne - s’agit que
d’une vérité de" fait, ou de fpéculation , qui n’ihté-
reffe que l ’entendement & qui ne touche -point aux
affe&ions de l ’âme', quelque fenfible & lumineiife
qu en foit l ’expofition , quelque ingénieufe & pref-
fante qu’en foit la preuve, ce n’eft point lâ de
Y Éloquence. Répandez - y toutes • les fleurs d’un
imagination brillante, toutes les g râcës de l ’efprit,
tous les charmes du -ftyle : vous, ferez le plus
agréable des rhéteurs, le plus féduifant des fo-
pliiftes, le plus attrayant ■ des phiiofophes ; vous
ne ferez pas éloquent. Ce n’eft qu autant que la
vérité a un côté moral, un intérêt humain, que
Y Éloquence peut s’en faifir & la manier â fon gré.
Locke & Malebranche auroient été ridicules, s’ils
avoient affeété le langage oratoire dans l ’anal y fè
des facultés dé l'entendement humain, & dans leurs
fpécula lions fur l ’origine de nos idées. Les rhé-
theurs méconnoiffpient leur art , lorfqu’ils fefoient
pérorer leurs difciples fur la figure de la
terre & fur la grandeur du foleil. Nos Académies
l ’ont méconnu de même , lorfque , pour leurs prix
d’Éloquence, elles ont propofé des problèmes de .
Métaphyfique , où il n’y avoit rien d’intére.ffant
pour l ’âme , & qui n’ étoient pour l ’efprit lui-même
qu’un objet decuriofité.
Celui qui veut être éloquent fur une queftion
générale &/abftràite, doit donc favoir la paflipnner,
je veux dire la rapprocher de nos affections mo- - :
raies, fous quelque rapport qui intéreffe , ou tel
homme, ou tels-hommes, ou l’homme en général
: alors i l en fait ,une caufe , & cette caufe
eft fufceptible des- mouvements de Y Éloquence.
Sans-cela, tout ce que l’on fait pour l ’animer n’eft
que de la déclamation.
Tant que l’on n’a recommandé aux femmes de
nourrir leurs enfants, que comme un ufâge falülaire ;
ce précepte , réduit â fes raifons phyfiques , n’a
e.Li- rien de commun avec Y Éloquence. Roufleau
l ’a pris du côté moral ; il a oppole la natùre & les
faints devoirs de la maternité à- l ’opinion , à l’ufage ,
aux prétextes du luxe & de la molieffe ; il en a fait
un objet facré: & il eft devenu l ’avocat de l ’enfance
& dés bonnes moeurs,
Quoi de moins favorable à Y Éloquence que l’ad-
miniftration -'économique d’un Etat? On en a fondé
la théorie fur des principes d’humanité, d’équité ,
de bonne morale ; & des calculs ont,été éloquents. .
Celui de la durée moyenne de la vie eft trifte-
ment & froidement aride fous la plume d’un na-
turalifte ; qu’un homme éloquent s’en empare -, &
qu’il gn fafle réiulter la folie des longues efpé-
rances , des projets vaftes , des tourments de l ’ambition
, des anxiétés de l ’avarice, des prodigalités
d’un temps fi court., fi précieux; cette y élite de
fpéculation s’anime & devient pathétique.
Il faut indifpenfablement des ennemis à YÉlo^-
que'nce ; -8c que.: l ’auditeur foit en caufe , ou qu’il
ne foit que juge eritre l ’orateur & fon antagonifte,
on doit toujours par quelque endroit l ’intéreffer
au fuccès du. combat. C ’eft lâ le propre de Y É lo quence.
Une opinion fans influence , un préjugé
fans paflion, n’eft pas un adverfaire digne d’elle
en paffant elle le terraffe. Mais c’eft aux affections
humaines quelle téferve fes grands efforts ;
plus elles femblent indomptables, plus elle s’applaudit
d’avoir à les dompter : on croit voir le
chien d’Alexandre, qui demeure tranquilè & couché
fur l’arène , tant qu’on n.e lui oppofe que des
animaux ordinaires, & qui fe lèv.e .& s’anime au
combat, dès qu’il voit.paroître un lion.
U Éloquence, q u i, fur toute chofe, doit favoic
inftruire & prouver , ne fe réduit donc pas à ces
moyens vulgaires ; quelquefois même iis lui font
inutiles , & l ’évidence ou du.fait ou-du droit ne
lui laiffe rien â prouver. Dans la défenfe de L i-
garius*, Cicéron convenoit de tout. Mais i l faifoit
fléchir Céfar ; il falloit lui faire trouver plus de
gloire & plus de plaifir'dans l’exercice de fa clémence
que dans l ’ufage de fon pouvoir. Que fait
l ’orateur ? Il ne s’arrête pas à prouver à Çéfar qu’i l
eft plus beau & plus .digne de lui de pardonner
que de punir ; c’eft par l’endroit fenfible qu’il
1 attaque. Oter la ,vie , lui d it- il, ejl un pouvoir
que l’homme partage avec les glus féroces &
les plus vils des a n im a u x Vaccorder & la.
- conjerver , c ejl ce qui l approche des dieux. I l
lui fait l’éloge le plus touchant de la clémence 5
& c’eft à la peinture raviffaute & fublime de la
plus belle des vertus, que le décret lui tombe de
la. main.
Il eft des caufes dont le fuccès tient uniquement
à la preuve ou du fait ou du droit , & dans
lefquelles les relations morales , les affections
humaines , rien qui touche à l ’âme, du juge ou de '
l ’auditeur ne fauroit influer; celles - lâ font évidemment
inacceflîbles à 1*Éloquence; ce n’eft que
de la plaidoirie.
Suppofez , pat exemple , que la querelle de
Clociius & de Mi Ion fe fut paffée entre deux hommes
du commun; tout fe fût réduit à favoir lequel
des deux avoit attaqué l ’autre & lui avoit tendu
des embûches : alors fans doute l ’adreffe & la vigueur
du raifonnement eût été le talent nécefîaire
à la caufe mais i l n’eût fallu pour cela qu’un
habile dialeflricien ; & ce n’ eft qu’autant que Mi-
lon à été jufques là un citoyen recommandable ,
& Clodius un fcélérat, que le génie de l ’ orateur ,
après avoir épuifé les reflources du raifonnement
dans la preuve, a pu déployer avec Éloquence les
grands reflorts de l ’émotion.
Par la même raifon, "de deux caufes contraires,
l ’une doit être naturellement plus que l ’autre avan-
tavèufé à l’Éloquencej & il s’en faut bien que
ceD foit toujours celle dont le bon droit eft le plus
apparent, & pour laquelle . tous les efprits font
d’abord le mieux difpofés. Contre 1 evidence ab-
folue, il n’y a peut-être point i ’Eloquence ; mais
pour l ’ évidence abfolue , il y en auroit encore
moins. C’eft au milieu du doute & des difficultés
que l ’art .de l ’orateur s’exerce & fe fignale ; Si fon
grand avantage eft d’avoir de grands obftacles à fur-
monter. Le difficile, qui n’eft pas impoiïible, eft le
beau champ de l'Éloquence.
Ainfi, dans les quellions problématiques, ce n’eft
pas toujours l ’avantage de la vérité quelle cherche,
mais l ’avantage de l ’intérêt. ,
Que les Sciences & les Lettres ayent fait du
bien à l’humanité , celui qui le foutient n’a pref-
que rien d’intérelfant à dite : une amplification