
n’avoient confullé ni la nature pour la peindre,
ni les langues ancienités pour les imiter. Elles
fe font dégroflles avec l ’efprit & les moeurs des
peuples ; quelques-unes même ont aquis de la
loupiefle & du liant, de la noblefle & de l ’élégance
} mais peu de chofe du côté du nombre. Et
quand même le vers métrique des anciens méri-.
teroit d’ être regardé comme une forme eflencielle-
-ment inhérente à leur Poéfie , nos vers rhyhtmiques
feroient encore loin d’avoir le même droit. V . V ers.
Mais 11 la Poélie peut fe pafler de la mefure
Sc de la- rime , peut-elle fe palier de même du
charme de la fi&ion ? Je réponds d’abord que, pour
corriger , embellir, animer la nature , pour ennoblir
la vérité par le mélange du merveilleux ,
le Poète eft fouvent obligé de feindre : ainfi, la
jlérion eft la compagne de la Poélie. Mais en
doit-elle être la compagne alfidue ? ou plus tôt
la Poélie eft - elle l’alliance indifloluble de la
fi&ion & de la vérité ? C’eft demander li la nature
, dans fa réalité , n’eft jamais aflez belle , a fiez
întéreflante pour mériter d’être Amplement & fidèlement
exprimée. Le don de feindre eft un talent
cffenciel au Poète , par la raifon qu’il peut avoir
à chaque inftant beloin d’embellir Ion objet ; mais
la fiétion n’eft pas eflencielle à la Poélie, par la
raifon que l’objet qu’elle imite peut n’avoir pas
befoin d’être embelli. Celui Cjui le premier a imaginé
que le foleil fe plongeoit dans Ponde , &
alloit fe repofer dans le fein de Thétis après avoir
rempli fa carrière , a eu fans doute une idée très-
poétique.: mais celui qui, avec les couleurs de la
nature , auroit peint le premier le foleil couchant,
à demi plongé dans des nuages d’or & de pourpre,
& laiflant voir encore au deflus de. ces vagues enflammées
la moitié de fon globe éclatant ; celui
qui auroit exprimé les accidents dé fa lumière fur
le fommet des montagnes, & le jeu de fes rayons
à travers le feuillage des forêts , tantôt imitant
leS couleurs de l ’arc-en-ciel , tantôt les flammes
düun incendie; celui - l à , je crois , auroit pu dire
aufli, Je fuis P o è te , quoiqu’il ne fut dans aucune
des deux claffes que nous aflîgne Scaliger :
A u t addit fie f ci verts ; aut-ficîis vera imitatur.
( Tr o y e i Fiction. )
Enfin , foit que la Poéfie employé le men-
fonge , ou la vérité pure , ou l ’un & l ’autre -mêlés
enfemble , quel eft le but qu’elle fe propofe ?
I l faut l’avouer ; le plaifir. S’il eft vicieux , il
la déshonore ; s’il eft vertueux , il l ’ennoblit ; s’il
eft p ur fan s autre utilité que d adoucir de temps
en temps les amertumes de la v ie , de femer les
flê-urs de l ’illufion fur les épines de la vérité -,
c’èft encore un bien précieux.
Horace diftingué dans la Poéfie l ’agrément fans
utilité , & l ’utilité fans agrément : l ’un peut fe
pafler de l ’autre, je l ’avoue ; mais cela n’eft pas
réciproque , & le poème didactique même a befoin
de plaire pour inftruire avec plus d’attrait.
Mais qu’à l ’&fpeâ: des merveilles de la .Nature }
plein dé réconnoiflance St d’amour, le génie , aux
ailes de flamme, s’élance au fein de la Divinité;
qu’ami paffionné des hommes , il confaere fes
veilles à la noble ambition de les rendre meilleurs
& plus heureux ; que. dans l ’âme héroïque du
Poète , l ’enthoufiafme de la .vertu fe mêle à celui
de la gloire : c’eft alors que la Poéfie eft un
culte , & que le Poète s’élève au rang des bienfaiteurs
de Thumanité.
L ’idée que j’attache à la Poéfie eft donc celle
d’une imitation en ftyle harmonieux!;, tantôt fidèle ,
tantôt embellie, de ce que la nature,-dans le phy-
fique & dans le moral, peut avoir de plus capable
d affeéter , au gré du Poète , l ’imagination
& le fentiment.
De l ’idée que je viens de donner de la Poéfie en
général , dérive naturellement celle qu’on doit fe
former dii Poète ; & par l ’objet qu’il fe propofe,
on peut juger, & des talents dont il a .befoin d’être
doué , & des études qui lui font propres.
Les trois facultés de l ’âme d’ou réfultent tous
les talents littéraires , font l ’efprit, l'imagination ,
& le fentinrent ; & dans leur mélange , c’eft le
plus, ou le moins de chacune de ces facultés qui
produit la diverfité des génies.
Dans le P o è te , c’eft l ’imagination & le feri-
timenf qui dominent : mais fi l ’efprit ne les éclaire ,
ils s’égarentfoientôt l ’un & l ’autre. L ’efprit eft
l ’oeil du génie , dont l ’imagination & le fentiment
font .les aîles.
Toutes les qualités de l ’efprit ne font pas ef-
fencielles à tous les genres de Poéfie ; il n’y a que
la pénétration & la jufteffe dont aucun d’eux ne
peut fe pafler. L ’efprit faux gâte tous les talents,
l ’efprit fuperficiel ne tire avantage d’aucun.
Tout n’eft pas image & fentiment dans un
Poème. Il y a des intervalles où la penfée brille
feule & de fon éclat : il faut même fe fouvenir que
la plus belle image n’en eft que la parure ; & lors
même que la penfée eft colorée par i ’imaginatioa
ou animée par le fentiment, elle- noiis frappe d’autant
plus qu’elle eft plus fpiritueiie , e’eft à;dire y
plus vive , plus finement fai fie & d’une com-
binaifon à la fois pius jufte & plus nouvelle : dans
fes raports. L ’efprit n’eft donc pas moins eflen-
ciel au Poète qu’au philofophe, à l ’hiftorien , à
l ’orateur. ., i
Mais chacune des qualités de l ’efprit a fon
genre de Poéfie où elle domine : par exemple ,
Ta finefle a 1 Épigramme ; la délicatefle , l ’Élégie
& le Madrigal ; la légèreté , i’Épitre familière ,
la naïveté, la Fable ; 1 ingénuité y l ’Idylle ; l ’élévation
, l ’Ode, la Tragédie , l ’Épopée.
11. eft des genres qui demandent plufieurs de
ces qualités réunies : la Comédie, par exemple ,
exige à la fois la fagacité , la pénétration , la
force , là. profondeur , la légèreté , la finefle. La
Tragédie '& l ’Épopée ne demandent pas moins de
profondeur que d’élévation, & de force que d’éteadue.
V oy e \, Imagination , Invention, G é nie
, P athétique,WË P • .
: Un fdon qui n’eft guere moins eilenciel au
Poète que ceux de l ’efprit & de l’âme , c’eft une
oreille délicate. Celui à qui le fentiment de l ’har-
iribnie eft inconnu L'doit renoncer à la Poéfie.
( Voye\ Harmonie de style. ) Mais tous ces
talents réunis, ou périroient, de fècherefle ou ne
produiroient que dés fruits faüvages , s'ils n’ëfoient
pas nourris , fécondés par Pétude.
I c i , comme dans .tous les arts , la première
étude eft celle de foi-même. Si l ’imagination fe
frappe, fi le coeur s’afieéle aifément, s’i l y a de
l ’une .à l ’autre une correfpondance mutuelle &
rapide ; fi l’oreille a pour le nombre & l ’harmonie
une délicatefle fenfible.; fi l ’on eft. vivement
touché, des beautés de la Poéfie ; fi l ’âme, échauffée
à la vue ; des grands modèles, fe fent élevée au
deflus d’elle-même par une noble émulation; f i ,
dès qu’on a. conçu l ’idée elfencielle & primitive
d’un fujét, on la voit au dedans de foi-même fe
dèveloper , fe colorer, s’animer, & devenir féconde
; fi l ’on ‘ éprouve ce befoin , cette impatience
,de produire, qui vient de l ’abondance & de
la chaleur des efprits ; fi l ’on faifit facilement le
raport des idées abftraites avec les objets fenfibles ,
dont elles peuvent revêtir les couleurs , ;ou plus
tôt fi ces idées, naiflent dans l ’efprit revêtues de
ces images ; fi les objets • fe préfentent d’eux-
mèmes fous la face la plus intéreflante , la plus
favorable à la peinture ; fi furtout, à l ’idée d’un
objet pathétique, les. Lenti ments naiflent en foule
& fe preflent dans l ’âme; impatients de fe répan-i
dre, on peut fe croire né Poète ; ,
Huic Mufce indulgent omnes y hune pofeit Apo llo.
Vida.
A moins de ces difpofitions naturelles, on fera
peut - être des vers pleins d’efprit ,, mais dénués
de Poéfie.,, :.
A l ’étude de 'ces moyens perfonnels doit fuc-
céder l ’étude des moyens étrangers. L ’inftrument
de la Poéfie .c’eft la langue : .6c fi tout homme
qui fe mêle d’écrire doit commencer par bien con-
noître les règles , le* génie , Se les reflources de
la langue dans laquelle il écrit ; cette connoif-
fance eft encore mille fois plus néceflaire au P o è te ,
dans les mains duquel la langue, doit aVoir la
docil,i,té:de Ta cire, à prendre la forme qu’il voudra
lui donner. Les variétés , les nuances du ftyle font
infinies, & leurs degrés, inappréciables. Le goût ,
ce fentiment délicat de ce qui.doit plaire ou dé-,
plaire , eft feul capable deTes faifîr. Or le goût
ne s’enfeigne point ; il s’aquie'rt par l ’ufage fréquent
du monde , par l ’étude J aflidue & méditée
du pefî-t nçmbre de bons écrivains; encore fup-
pofe- t - i l une finefle de perception, qui .n’eft pas
donnée à tous, les hommes : la nature, fait l ’homme
de génie, & commencé l ’homme de goût/
Gomme elle eft le premier modèle & le grand
livre du Poète , c’eft elle furtout qu’il lui importe
d’étudier ; & l ’objet le plus intéreflant qu’elle
préfente à. l ’homme , c’eft L’homme même. Mais
dans l ’homme, il y a l ’étude de la nature, celle
de l ’habitude , celle de l ’habitude & de la nature
combinée,, ou, fi l ’on veut, de la nature modifiée
par les moeurs. ( Voye\ Moeurs. )
Le phyfique a deux branches comme le moral ;
la fimple nature, & la nature modifiée par les
arts.
Le tableau de la nature phyfique eft ,lui feul
d’une richefle , d’une variété , d’une étendue à
occuper des fiècles d’étude : mais tous les détails
n’en font pas favorables à la Poéfie ; tous les genres
de Poéfie ne. font pas fufceptibles des mêmes détails.
Ainfi , 1e Poète n’eft pas obligé de fuivre
les pas. du iiaturalifte. On exige encore moins de
lui les méditations du phyficien & les calculs
de l ’aftronome. C’eft à l ’obférvateur à déterminer
l ’attraétioh & les mouvements dés corps çéieftes ;
c’eft au Poète à peindre leur balancement , leur
harmonie , & leurs immuables révolutions. L ’un
diftinguera. les clafles nombreufes d’êtres organifés
qui peuplent les éléments divers ; l ’autre décrira -,
d’un trait hardi, lumineux , St rapide1, cette échelle
immenfe & continue , où les-limites des règnes
fe confondent,, où tout-femble placé dans l ’ordre
confiant & régulier-d’une gradation univerfelle ,
entre les.deux limites du fini, & depuis le bord
de l ’abîme qui nous fépare du néant, jufqu’au bord
de l ’abîme oppofé qui nous fépare de l ’être par
eflence. Les reflorts de la nature & les lois qui
règlent fes mouvements , ne font pas de ces objets
qu’il eft aifé de rendre fenfibles ; & la Poéfie
peut les négliger. Les caufes l ’intéreflent peu ; c’eft
aux effets qu’elle s’attache. Tandis que le physicien
analyfe le fon & la lumière, le Poète
fera. donc entendre à l ’âme l ’explofion du tonnerre
& ces longs retenriflements qui femblent
de montagne :en montagne annoncer la chute du
monde. II lui fera voir le feu bleuâtre dés éclairs
fe brifer en lames étincelantes , & fendre à fil-
loris: redoublés. cette mafle. obfcure de nuages qui
femble affaifler l ’horizon. Tandis que l ’un tâche
d’expliquer l’émanation des odeurs , l ’autre rend
ce phénomène vifible à l ’efprit, en feignant que
les zéphyrs agitent dans l’air leurs aîles nu meélées
des: larmes de l’aurore & des doux parfums du
matin. Que le'confident de la nature développe
le prodige de la greffe des arbres , c’eft aflez
: pour Virgile de l ’exprimer en deux beaux vers :
E x iit ad coelum, ramis felicïbus, arbos,
jyiiraturque novas frondes & non fua poma.
On voit, par ces exemples , que les études dj
P pèse.. ne font pas celles du philofophe. Celui-ci
étudie la nature pour La connoître ; • & celui- là ,
pour l ’imiter : Tun veut expliquer, & l ’autre veut