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l ’avantage, la Rhétorique■ a du former un a r t ,
ainfi que la Lutte & l’Efcrime, ou , pour la comparer
a un objet plus noble, ainfi que la Guerre
elle-même' : & fi elle n’eft que le réfultat des
obfervations faites par les meilleurs efprits , fur
les procédés les plus ingénieux & les moyens les
plus puiffants de l ’Éloquence naturelle , i l en fera
de l ’Éloquence comme de tous les arts , inventés
par l’inftinit, éclairés par l ’expérience, & perfectionnés
par l ’ufage. Quoe fiuî fponte hommes
éloquentes fecerunt, ea quofdam obfervajfe at-
que id egijje; fie ejfe non ELoquentiam ex arti-
ficio , fe d artïjiaum ex Eloquentiâ natum, ( De
Orat. L . i. )
O r , en effet, la Rhétorique n’ eft que la théorie
de cet art de perfuader, dont l’Éloquence eft la
pratique. L ’une trace la méthode , & l ’autre la fuit :
l ’une indique les fources , & l ’autre y va puifer ;
l ’une enfeigne les moyens, & l ’autre les emploie;
l ’une , pour me fervir de l ’expreffion de Cicéron ,
abat une forêt de matériaux, & l ’autre en fait le
choix & les met en oeuvre avec intelligence. La
Rhétorique embrafTe les poflïbles : l ’Eloquence
s attache a l ’objet qu’elle fe propofe , .aux faits qui
lui font préfentés ; & c’eft ainfi que ce premier inftinôt
de l ’Éioquence naturelle éft devenu le plus favant,
le plus profond de tous les arts. •
Mais quelle en eft la véritable école ? La Grèce
en avoit deux , celle des philofophes & 'celle des
Rhéteurs. La première donna des hommes éloquents
,tels quePériclès, Thémiftocle, Alcibiade,
Xénophon, Démofthène ; la fécondé ne fît guère
que des fôphiftes & que de vains déclamâteurs.
L’étude de l’homme en général & de l ’homme
modifié par les diverfes inftitutions , avec fes parlions,
fes vertus & fes vices, fes affeârions & fes
penchants, fembloit former exprès pour l’Éloquence
les difciples d’Anaxagore , de Socrate, & de Théo-
phrafte : & dans ce premier â g e , où la Philofo1
phie étoit pour l ’Éloquence une mère adoptive,
la prenoit au berceau , l ’allaitoit, l’èie voit, diri—
geoit fes pas chancelants , l ’affermifloit dans les
îentiers du vrai , du jufte , & de l ’honnête, & ,
laine & vigoureufe , la menoit par la main au
Barreau ou dans la Tribune; dans ce premier âge,
dit Cicéron , l ’on aprenoit en même temps à bien
vivre & à bien parler : la vertu, la fageffe, &
l’Él oquence ne fefoient qu’un ; le même homme,
à la même école , étoit exercé, comme A ch ille ,
à la parole & â l ’aétion. Orator verborum , actor-
que rerum.
I l n’en étoit pas de même des Rhétoricien^ : les
philofophes appeloient les orateurs formés à cette
école, des ouvriers de paroles à la langue légère
i ils prétendoient qu’on y parloit beaucoup
de préambules & d’épilogues , & de femblables
niaiferies; mais que delà conftitution politique’d’un
État, de la Légiflation , de la Juftice , de la bonne
f o i , des pallions a réprimer, des moeurs publiques
à former, on n’y en difoit pas un feul mot. Ils'
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ajoutoient que ces prétendus maîtres d’Éloquence
n’avoient pas l ’idée de l ’Eloquence & de fes moyens :
car le point important pour l ’orateur étoit d’abord
de perfuader à fes juges qu’il étoit bien fincère-
meut tel lui-même qu’i l s’annonçoit , ce qu’il ne
pouvoit obtenir que par la dignité d’une vie exemplaire
, article abfolument omis dans les préceptes
de ces do&eurs ; que fon affaire étoit enfuite d’af-
feéter l ’âme de ceux qui i ’écoutoient comme il
vouloit qu’elle fut affetfée ; ce qui n’étoit poflïble
qu’autant qu’il fauroit bien de quelle manière , &
par quels objets, & avec quel genre d’Éloquence
on fefoit fur l ’âme des hommes telles ou telles
impreffions. O r , difoient-ils , ces fecrets-lâ font
* profondément enfermés & fcellés au fein de la
Philofophie, comme en un vafe dont les lèvres
des Rhétoriciens n’ont pas même effleuré les
bords.
Ainfi, les véritables maîtres d’Éloquence , chez
les anciens , furent les philofophes; & c’eft l ’hommage
que^ Cicéron rendoit à la Philofophie, en
avouant que, s’il étoit orateur lui-même , il l’étoit
devenu dans les promenades de l’Académie , non
dans les ateliers d es Rhétoriciens. Me oratorem,
f i modo Jim , non ex Rhecorum ojficinis, fed ex
Academioe fp atiis exfiitijfe (O ra t.) . . . Nam
nec latiiis nec copiojiùs de magnis variifque
rebus fine Philofophiâ potefl quifquam dicere.
( De Orat. )
A Rome la Philofophie fe détacha de l ’Éloquence,
mi même temps que des affaires*; & Cicéron
compare ce divorce à celui des fleuves qui des
fbmmets de l ’Apennin vont fe jeter , les uns dans
cette heureufe mer de la Grèce, où l ’on trouve
partout des ports favorables & affùrés ; les autres
dans cette mer étrufque /pleine d’orages & d’écueils.
C’eft dans le texte qu’il faut voir cette image de
la tranquile sûreté que fe ménageoit la Philofophie
, & des travaux dangereux & pénibles auxquels
fe livroit l ’Éloquence. I l n’y a peut - être
pas dans les écrits de l’Antiquité une plus belle com-
paraifon. Ut ex Apennino , fluminum ,Jic ex com-
muni fapientium jugo fun t doclrinarum fa c la di-
vortia ,* ut philofophi , tanquam in fuperum mare
ionium defluerent> graecum quoddam & portuofum ;
oratores autem ininferumhoc, tufeum & barbarum,
fcopulofum atque infeflum , laberentur, in quo
etiam ipfe Ulyjfes errajfet. ( De Orat. L . n i . )
L ’école de Zénon ( je l ’ai déjà dit ) méprifa
l ’Éloquence comme un artifice également indigne
de la vérité & de la vertu : l’école d’Ariftipe la
rejeta, comme impliquée dans les affaires. » Ne
» leur eh fefons pas un reproche , dit Cicéron : car,
» après tout, ce font des gens de bien, & des
» gens heureux, puifqu’ils croient l’être. Mais
» avertiffons-les de garder leur opinion pour eux
» feuls , fût-elle la vérité même, & de tenir cachée
» comme un myftère, cette maxime , que le fage
» ne doit point fe mêler de- la chofe publique,;
» car fi, nous tous, bons citoyens, nous en étions
» perfuadés comme eux, il neleurferoit plus poflïble
» de conferver ce qu’ils chériffent tant , leur oifiv-e
» tranquilité ». IJlos fine contumeliâ dimittamus,•
f a n • enim & boni viri , & , quoniam fibi h a vi-
dentur, beati : tantumque eos admoneamus, ut
illud , etiamfi eft verijfimum , tacitum tamen
tanquam myjterium teneant, quod negem ver-
fa r i in repub lie â ejfe fapientis. Nam f i hoc nobis
atque optimo cuique perfuaferint , non pote-
runt ipjl ejfe id quod maximè cupiunt, otiofi.
( Jbid. )
Malgré ce divorce de la Philofophie & de l ’Éloquence
, qui fut réellement celui de la langue &
du coeur, les romains ne iaifsèrent pas de s’adonner
â l ’étude de l ’Éloquence avec une ardeur incroyable.
Pofieaquam , imperio omnium gentium conf-
titüto , diuturnitas pacis otium confirmavit ,
nemo ferè taudis cupidus adolefcens non fibi ad
dicetulum fiudio- omni enitendum putavit ( De
Or. L. 1 ). Ils alloient entendre dans la Grèce ce
qu il y reftoit d’orateurs ; ils lifoient les écrits de
ceux qui n’ étoient plus : en les lifant ils s’enflam-
moient du défir d égaler leurs maîtres. Auditis
oratoribus graecis | cognitifque eorum litteris,
adkibitifque doctaribus , incredibili quo dam
nofiri homines dicendi fiudio flagraverunt. ( Ib. }
E t , en dépit de la Philofophie , c’étoit encore à
fes ecol.es. qu ils alloient prendre les éléments de
cette Éloquence qu’elle défavouoit , & qui , à
vrai dire , n’eut bientôt plus affez de droiture &
de bonne foi pourfe vanter d’être fon élève. Uoye^
O R A TEU R '.
uaus les ecoies de J^netonque, ôc dont nous avons
un extrait , d’avec les leçons bien plus profondes
& plus fubftancielles qu’i l avoit prifes des philofophes
, & que lui-même i l a fécondées dans fes
livres de 1 Orateur. Plus on les l i t , ces livres que
Cicéron lui feul au -monde a été en état d’écrire :
& furtout ce dialogue où il a mis en fcène les
P^us grands orateurs du temps qui avoit précédé
le fien, chacun avec fes opinions, fon caradère,
& fon genie; plus on fent combien l ’Éloquence
artificielle s’étoit rendue redoutable pour l ’Éloquenc«
naturelle.
^ Quintilien en a parlé en homme inftruit & judicieux
, mais non pas en homme éloquent. Cicéron
au contraire relpire , même dans fes préceptes,
cette Éloquence dont il étoit plein il la répand
plus tôt qu il ne l ’enfeigne ; il femble en exprime!
le fuc & la fubftance, pour en nourrir les jeunes
orateurs. C ’eft là qu’on voit fe dèveloper cet a r t,
qu’il poffédoit fi éminemment , de manier l’arme
delà parole ; cet art d’ordonner un difeours comme
fi l on rangeoit une armée en bataille ; de raf-
iembler , de diftribuer fes forces, de les employei
a propos apres les avoir ménagées ; de prendre
un pofte avantageux , de s’y tenir comme dam
un tort, Jrroemunitum atque e x omni parte caufa
feptum ( De Orat. L . 111) ,• de ne fortir de fes
retranchements que pour' attaquer l ’ennemi, lorf-
qu’ii préfente un côté foible ; de ne jamais s’engager
trop avant dans un dénié périlleux ,* de fé
retirer en bon ordre de l ’endroit qu’on ne peut
"défendre , pour tenir ferme dans l ’endroit où l ’on
eft mieux fortifié ; Adhibere piamdam in dicendo
fpeciem atque pompam, &pugnae Jimilem fupam ;
confifiere vero in meo proejidio, f ie ut non fit-
■ giendi , fed capiendi locï caufa , cejjijfe vide air
(D e Orat. L. 11 ); enfin de préférer l ’attaque à
la dèfenfe, ou bien la défenfe à l ’attaque , félon
que^ l’une ou l ’autre promet plus d’avantage ;
S i in refellendo adverfario firmior efi oratio ,
quam in confirmandis nofiris rebus , omnia
in ilium conferam tela ; fin nofira fa c ilià s pro--
bah quam ilia redarguipojfunt, abducere animos
à contraria defenjicne & ad nojlram traducere•
( De Orat. L . n i . )
Et c’eft cet art inventé, cultivé, élevé dans la
Grèce à un fi haut degré de gloire & de puiflance ,
adopté , agrandi, & , à ce qu’il me femble, perfectionné
chez les romains; cet art qui fefoit l ’étude
la plus aflïdue & la plus férieufe des Périclès , des
Démofthène , les plus fublimes entretiens des Craf-
fus, des Antoine, des Cicéron , & des Brutus ; c’eft
cet art que, dans nos collèges , nous croyons enfei-
gner à des écoliers de douze ans !
Quand les Rhéteurs fe preffent d’initier leurs
difciples dans les myftères de l ’Éloquence , ils
témoignent qu’eux-mêmes ils n’ep ont pas l ’idée.
La Rhétorique eft de toutes les parties de la Littérature
celle qui fuppofe le plus de connoiffances
& de lumières dans celui qui l ’enfeigne, le plus
de difeernement & d’application dans celui qui
l ’aprend : Cetera enim artes feipfae per f e tuen~
tur finguloe ,* bene dicere autem, quod efi feienter
ù péritè & ornatè dicere , non habet definitam
aliquam regionem cujus terminis fepta tueatur.
( De Orat. L. 11. ) Et Quintilien, dont la doctrine
eft d’ailleurs fi fage , n’a pas affez fidèlement
fuivi, dans fa méthode , les préceptes de Cicéron.
Non , Rhéteurs , non , ce n’eft pas dans un âge
où la tête eft vide, où la raifon n’eft point affermie
en principes , où les éléments de nos penfées
ne font pas même raffemblés , où prefque aucune
de nos idées abftraites n’eft diftincte & complète ;
où les procédés de l ’entendement , du compofé au
fimple, du fimple au compofé , ne font encore,
fi j’ôfe Je dire , que le tâtonnement de l’ignorance
& de l ’incertitude ; où l ’on n’a guère que des notions
vagues du jufte , de l ’honnête, de l ’utile , &
de leurs contraires , des droits de l ’homme & de
fes devoirs, de ce qui, dans les différentes confti-
tutions de la fbciété , .eft, ou doit être libre ou
preferit, licite ou illicite , honoré co nme utile,
approuvé comme jufte , réprimé ou puni comme
dangereux ou funefte ; ce n’eft pas dans cet âge