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irent exaltée , d’une âme profondément émue ;
Si l ’Éloq. ence du Poète n’a plus différé de celle
de l’orateur que par un peu plus de hardiefle
dans les tours & dans les images , par un peu
plus de liberté & d’emphafe dans Pexpreilion :
en forte qu’i l eft plus vrai que jamais que , du
côté de l ’élocution, le talent de l ’orateur & celui
du Poète fe touchent : EJÏ finitimus oratori
Poeta : numeris adflrictïor paulo , verborupi
tiutem licentiâ liberior , niuitis vero ornanai
generibus focius ac penè par. ( Cic. de ‘Orat. )
Mais tout réduit que nous femble à préfent
l ’ancien domaine du Poète , je ne penfe pas que,
du côté de l ’invention , celui de l’orateur ait jamais
eu cette étendue illimitée, qui s’enfonce dans
les pofïibles, & dans laquelle non feulement le
vrai , mais le vraifemblaole, eft compris. Il me
femble donc que Cicéron a exagéré , lorfqu’il a dit
de l ’orateur comparé au Poète : In hoc quidem
*îenè prope idem , nul lis ut terminis circum-
fcribat aut definiat ju s fuum. (Ibid.)
Confidérons ici le Poète à peu près comme
Cicéron a confidéré l ’orateur ; & pour nous former
une idée dé l ’artifte, remontons à celle de l ’art. ;
Si je dis , comme Simonide , que la Peinture
eft une Poéfie muette , je crois la définir complètement
: fi je dis que la Poéfie eft une peinture
animée & parlante, aurium piclura , je fuis
- encore fort au deffous de l ’idée qtron en doit
: avoir.
C ’eft peu de préfenter fon objet à l ’efprit,
elle le rend fans cefle comme préfent aux- yeux ,
avec fes traits & fes couleurs ; & cela feul l ’égale
à la Peinture.
Furor impius intàs, .
Soeva fedens fuper arma , & centurn vïnclus ahenis
JPoJi tergum nodls, fremet horridus ore cruento.
Virgile»
Rubens lui - même auroit-il mieux peint la
D i (corde enchaînée dans le temple de Janus ?
L a Peinture (aifit fon objet en aCtion , mais ne
la prélênte jamais qu’en repos. En exprimant ces
vers de Virgile ,
F ila vel intact ce fegetis per fumma volaret
G rumina 3 nec teneras curfu loejijfet ariftas ;
le peintre repréfentera Camille élancée fur la
pointe des épis , mais immobile dans, cette attitude
, au lieu qu’en Poéfie l ’imitation eft pro-
greflive & aufli rapide que l'aCtion même. La
Poéfie n’eft donc plus le-tableau, mais le miroir
de la nature.
Dans le miroir,' les. objets fe fuccèdent & s’effacent
l’un l ’autre. La Poéfie eft comme un fleuve
qui ferpente dans les campagnes , & qui dans fon
cours répète à la fois tous les objets répandus fur
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fes bords. Il y a plus : cet efpace que parcourt
la Poéfie , eft dans l’étendue fnccëfllve comme dans
l'étendue permanente ; ainfi, le même vers préfente
à l ’ efprit deux images incompatibles , les
étoiles & l ’aurore, le prêtent & le pafîé :
Jamque rubefcebat J lellïs Aurora fugatis.
Dans les exemples du tableau , du miroir, & du
fleuve , on ne voit qu’une furface ; la Poéfie tourne
autour de fon objet comme la Sculpture, & la
préfente dans tous les fens.
Elle fait plus que répéter l ’image & 1’aCtion
des objets ; cette imitation fidèle , quelqûe talent,
quelque foin qu’elle exige , eft fa partie là moins
eftimable : la Poéfie invente & compofe ; elle
choifit & place fes modèles , arrange, affortit elle-
même tous les traits dont elle a fait choix, ôfe
corriger la nature dans les détails & dans Pen-
femble , donne de la vie & de l ’âme aux corps-,
une forme & des couleurs à la penfée , étend les
limites des chofes , & fe fait des mondes nouveaux;
Dans cette manière de feindre , la Peinture la
fuit, mais de loin & dans ce qu’il y a de plus
facile. Car ce n’eft pas dans le phyfique , mais
dans le moral, qu’il eft difficile de rendre par
la fiction , ce qui n’eft pas , comme s’il étoit.
Non folum quæ ejfent, verumtamen quæ non
ejjent , quafi effent. ( Jul. Seal. ) C’eft là ce qui
l ’élève au deffus de l ’Éloquence & de tous les
arts. ,
L ’objet des arts eft infini en lui-même : il n’eft:
borné que par leurs moyens. Le modèle univerfel,
la nature , eft préfent à tous les artiftes ; mais le
peintre , qui n’a que les couleurs, ne peut en imiter
que ce qui tombe fous le fens de la vue. Le
pinceau de Vernet ne rendra jamais dans , mne
tempête ,
Cl amer que virûm, Jïridorque rudentûm :
le Titien n’exprimera pas les parfums exhalés
des cheveux de Vénus ,
Ambrofïceque comte divinum yertice odorem
Spiravére : '
le muficien, qui n’a que des (ons , ne peut
rendre ce qui affeCte le fens de l ’ouïe ; & pour
former ce.tableau dès effets de la lyre d’Orphée,
A t cantu commotoe Erebi d-e fedibus imis
Umbrce ibant tenues > * •
l ’harmonie appellera la pantomime à fon (ê-
cours. Ainfi , les arts font obligés de fe réunir
pour faire face à la Poéfie. Mais ni aucun des
arts, ni tous les arts enfemble n’imiteront ce
qu’elle exprime. Elle feule pénètre au fonds de
j l ’âme, & en dèvelope à nos jeux les replis. Ni
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les douces gradations des fentimenfs , ni les violents
accès de la paftion ne lui échapent. Les
degrés d’élévation & de fenfibilite , d’énergie &
de° reffort, de chaleur & d’aCtivité , qui varient
& diftinguent les caractères, à l’infini ; toutes ces
qualités, dis-je , & les qualités oppofées font exprimées
par la Poéfie. La même vertu , le même
vice , la même paftion a mille nuances dans la
nature ; la Poéfie a mille couleurs pour graduer
toutes ces nuances. C ’eft peu d’être aufli. variée ,
aufli féconde que la nature même ; la Poéfie,
compofe des âmes , comme la Peinture imagine
des-corps : c’eft: un affemblage de traits pris çà
& là de différents modèles, & dont T accord fait
la vraifemblance. Les perfonnages. ainfi formés ,
elle les oppofe & les met en aCtion : aCtion plus
vive , plus touchante qu’on ne la voit dans la
nature; aCtion variée dans fon unité , foutenue dans
fa durée , liée dans toutes fes parties, & fans cefle
animée dans fes progrès par les obftacles & les
combats. '
C’eft ici furtout que l ’art de l’orateur me femble
le céder à celui du Poète. Inftruire , intérefler ,
émouvoir, font leur objet commun: mais la tâche
de l’orateur eft de perfuader la vérité ; celle du
Poète, le menfongè , & le menfonge connu' pour
tel. L ’un , pour remuer fon auditoire , a des intérêts
férieux , réels, & préfents ; l ’autre n’a que des
fables ou des fouvenirs éloignés : l ’un , fi j’ôfe
le dire , produit fes effets avec des corps, &
l ’autre avec des ombres.
Que Cicéron ferre dans fes bras , en préfence v
des juges , Planous fon ami, fon bienfaiteur , &
fon client, & qu’il le baigne de fes larmes ; il en
fera répandre , rien de plus naturel. Qu’il prefle
dans fon fein le fils de Fiaccus enco're enfant;
que dans fes bras il le préfente aux juges , &
qu’il s’écrie d’une voix déchirante , Mijeremini
familice , Indices , ' miferemini fortijjîmi pa tr is,
mijeremini f i li i ; l ’attendriffement, la douleur dont
i l eft pénétré , paffera dans toutes les âmes : &
voilà le dernier effort de l ’art oratoire. Mais
qu’avec le fantôme d’Orefte 8c de Pilade , d’An-
dromaque & d’Aftianax , le Poète obtienne le
même effet, & un effet plus grand : voilà le
merveilleux de l’art du Poète; & il feroit incompréhensible,
fi l’on ne favoit pas quel eft fur
nous l ’empire de l ’imagination, une fois frapée
& féduite.
Ce. fut pour donner à l ’imitation tous les de^-
hors de la réalité-, qu’on inventa le genre dramatique,
où tout n’eft pas illufion comme dkns un
tableau, où tout n’eft pas vrai comme dans la nature
, mais où le mélange de la fiction & de la
vérité produit cette illufion tempérée qui fait le
charme du fpeCtacle. I l eft faux que F aCtrice que je
vois pleurer & que j’entends gémir, foit Ariane ;
mais il eft vrai qu’ elle pleure & gémit •: mes
ieux & mes oreilles ne font pas trompés ; tout
ce qui les frape eft réel ; l ’illufipn n’eft que
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dans ma penfée. T e l eft l ’art de la Poéfie dramatique
, le plus féduifant, le plus ingénieux de
tous les arts d’imitation.
Ainfi , me dira-t-on , fi l ’Éloquence a pour elle
toute la force de la vérité , au moins peut-elle
reprocher à la Poéfie d’y fuppléer par tous les
charmes <ju menfonge. O u i , j’en conviens ; mais
quel que foit réciproquement l ’avantage de leurs
moyens , il fera toujours vrai que la mobilité ,
la fouplefle , la force d’imagination , qui demandent
les transformations du Poète pour revêtir
à chaque inftant un nouveau caractère , & dans
la même fcène des caractères oppofés ; que le
génie pour les créer, les combiner, & les faire
agir comme dans la nature même ; que cette faculté
de concevoir, de combiner un grand deflein,
de conduire une aftion vafte , & d’en graduer l ’intérêt.
, font réfervés au Poète : & le talent de
produire dans- fon enfemble & dans fes détails
Cinna , Britannicus , Zaïre , le- Mifanthrope ou ïe
Tartufe , me femble encore fupérieur au talent
de tirer d’un fujet oratoire tous les moyens de
perfuafion , d’émotion, dont il eft fufceptible , au
talent, dis - je , tout merveilleux qu’il eft , de
compofer ou la harangue pour la couronne , ou,
le plaidoyer pour Milon , ou l ’oraifon funèbre,
de Côndé.
Mais l ’illufion poétique n’eft pas toujours fou-
tenue par le preftige de l’aCtion théâtrale ; & la
Poéfie épique étoit au comble de fa gloire avant
l ’invention du drame : alors ce fut au don qu’elle
eut de captiver l ’imagination & l ’ore ille, qu’elle
dut fes premiers fucces.
Les grecs , ce peuple doué d’un goût exquis
dans la recherche des voluptés de l ’âme , ce peuple
q u i, dans to-us les arts dont les ouvrages ont
pu fe conferver , nous a laifle des modèles parfaits
, & qui vraifembiablement n’excelloit pas
moins dans les arts dout le temps a détruit les
monumens fragiles ; ce peuple , ingénieux en tout,
s’étoit fait , comme par inftinét, une langue à
la fois harmonieufe & imitative , dont les fons ,
les nombres , les accents donnoient aux mots le
caradère des chofes , & difpofoient l’ame , pat
l ’émotion de. l ’oreille , à recevoir plus vivement
l ’impreftion de la penfée, de l ’image, ou du fetH
timenf.
Gratis ingenium, gratis dédit ore rotundo
Müfa loaui , prçeter tandem ntdliuf avaris,
H o r .
Les latins imitèrent les grecs en cela comme
en toute chofe ; & leur langue , fous la plume
des grands écrivains , fe polit , fe perfectionna ,
devint flexible & harmonieufe au point de nous
laiffer douter fi Homère , Platon , Démofthène ,
ont eu pour l’oreille plus de charme que Virgile
& que Cicéron.
Les langues modernes , dans leur naiflance ,
S i